La matière et le monde

par Kokof Mar 4 Fév 2020 - 5:13

La matérialité du monde est un fait étonnant, qui aurait dû intéresser les philosophes. Il s'agit même du fait primitif et du principal attribut de l'être. Or les philosophes s'en sont rarement étonnés. Sous l'influence de l'idéalisme platonicien, ils s'en sont détournés pour se consacrer à l'esprit. Le formalisme d'Aristote, dans lequel la matière est en soi inintelligible et n'est qu'une puissance d'être (seule la matière informée est concrète et réelle), eut aussi une influence néfaste, en concentrant la philosophie sur la forme aux dépens de la matière.

Pourquoi le monde est-il matériel ? Pourquoi Dieu a-t-il choisi de créer un monde physique au lieu d'un monde d'esprits, qui aurait mieux reflété sa nature spirituelle et aurait prévenu le mal, qui a pour condition première et pour principal motif la matière. En effet, la cupidité et la convoitise sont les principaux motifs de guerre (l'argent est le nerf de la guerre). Ensuite, les crimes sont physiques, donc l'immatérialité du monde aurait prévenu tout crime. En créant un monde physique, Dieu savait qu'il rendait possible le mal et nécessaire la souffrance physique. Pourquoi Dieu a-t-il donc favorisé le mal ?

Dieu est un esprit. Donc créer d'autres esprits n'aurait pas été original. En décidant de créer la matière, Dieu créa quelque chose d'entièrement nouveau. Le monde serait dans ce cas une expérience divine et radicale, parce qu'il est opposé formellement à Dieu. La matière est surtout un fantasme métaphysique, manifestement partagé par Dieu, la matière étant une réalité absolue, concrète. Un esprit peut douter de tout et de lui-même, comme Descartes l'a fait dans ses Méditations métaphysiques, parce qu'il est subjectif, intangible et fermé sur lui-même. Mais la matière est indéniable, irréfutable, manifeste. La matière permet de distinguer la veille du rêve. Dans nos rêves, nous évoluons dans un monde impalpable, vaporeux et purement subjectif. Nous ne pouvons pas saisir ni toucher les choses.

En créant un monde physique, Dieu voulait que ses créatures ne doutassent pas de la réalité et prissent au sérieux l'existence. Reconnaissons que si le monde n'était pas matériel, l'existence nous semblerait vague et inconsistante. La matière rend l'existence sérieuse et la réalité manifeste et définie. Aristote disait que l'habitude cache l'évidence, en faisant référence à l'être (le monde), auquel nous sommes habitués et que nous ne contemplons plus, parce que son existence ne nous étonne plus. De même, personne ne s'étonne de respirer et de se mouvoir dans un monde physique sorti de nulle part, dans un monde que l'on peut voir, écouter, sentir et toucher. Le monde nous semble évident, alors qu'il est étonnant.

Concernant le mal, Dieu, en créant la matière, a permis le mal pour permettre l'amour. En effet, le contact physique est la condition essentielle de l'amour. On aimerait croire que les sentiments puissent se suffire à eux-mêmes, mais le fait est que le toucher cristallise l'amour. Dieu étant un pur esprit et un esprit pur, il ne connaît que l'amour intellectuel et charitable. Mais en créant un monde physique, il voulait susciter une nouvelle forme d'amour.

Enfin, l'incarnation de Dieu en Jésus-Christ prouve aussi l'importance accordée à Dieu à la matière. Cet événement aurait dû faire réfléchir les philosophes sur le statut de la matière. Si Dieu s'est incarné, la matière ne doit pas être diabolisée et opposée moralement à l'esprit. Dieu en s'incarnant a sanctifié la matière et assumé pleinement sa création. Il a aussi voulu prouver sa propre existence, confirmant que la matière est l'essence du réel ou la principale qualité par laquelle il nous est connu.