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L’Éternité chez Spinoza

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L’Éternité chez Spinoza Empty L’Éternité chez Spinoza

Message par Grégor Dim 23 Oct 2022 - 9:49


Per æternitatem intelligo ipsam existentiam quatenus ex sola rei æternæ definitione necessario sequi concipitur
.
Spinoza, Éthique, Définition 8
« Par éternité, j’entends l’existence même en tant qu’on la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. »

Je pense qu’il est possible de comprendre la notion d'éternité chez Spinoza en la reliant à celle d'espace infini. En effet, si le tout (ou substance) est infini, cela signifie que rien ne peut le délimiter. Rien n’est en dehors du tout. On ne peut pas imaginer un tel espace infini ou total car aussitôt que l'on imagine un espace particulier, il est toujours possible d’imaginer un au-delà de cet espace, qui donc le délimiterait. Ainsi, cet espace imaginé ne saurait être infini mais toujours fini. Voilà pourquoi ce n'est pas l'imagination, qui nous permet de concevoir un espace infini, mais l’intellect.

Proposition XV, scolie

Si quis tamen jam quærat cur nos ex natura ita propensi simus ad dividendam quantitatem? ei respondeo quod quantitas duobus modis a nobis concipitur, abstracte scilicet sive superficialiter prout nempe ipsam imaginamur vel ut substantia, quod a solo intellectu fit.

« Et si pourtant on demande à présent pourquoi nous avons, par nature, un tel penchant à diviser la quantité ? Je réponds que nous concevons la quantité de deux manières : abstraitement, autrement dit superficiellement, telle que nous l’imaginons, ou bien comme substance, ce qui se fait par le seul intellect. »

Est-ce ce même raisonnement que l'on pourrait appliquer au temps ?
On ne peut imaginer un temps qui ne soit pas inscrit dans une durée, qui ne soit pas constitué d'un avant et d'un après. Mais donc, un temps absolu, si on l'imagine, aura toujours un avant et un après qui le délimiteront. Il faut donc concevoir non par l'imagination mais par l’intellect, la nécessité pure de l'existence, éternelle et en-dehors du temps imaginaire. Sinon l'éternité n'est plus éternelle mais limitée dans le temps et la durée.
Il faut pour l'espace comme pour le temps se libérer de l'imagination si l'on veut pouvoir saisir la substance ou le tout : l'infini de l'espace et l'éternité du temps.

Deus ex solis suæ naturæ legibus et a nemine coactus agit.
Proposition XVII
« Dieu agit par les seules lois de sa nature, et contraint par personne »

Telle est la puissance de Dieu ou du tout, qui n’a pas d’altérité. Il n’agit pas à la manière d’un événement A qui causerait un événement B. Par exemple, un événement A : je lâche une pomme et un événement B : cette pomme tombe sur le sol. Car Dieu ou le tout, ne peut être divisé en parties distinctes l’une de l’autre. Ce qui signifie que la causalité est impossible du point de vue de Dieu. Du moins telle qu’on la conçoit, quand on l’imagine, au lieu de la penser. Comment peut-il donc agir si son action implique une indistinction des phénomènes ?
C’est cela qu’il s’agit de penser et voilà pourquoi son agir est éternel.
Il est l’alpha et l’oméga, si ces termes ont encore un sens. Disons que l’alpha et l’oméga sont confondus en une seule entité éternelle : Dieu.

Nous sommes en revanche des modes de cette substance éternelle.
Cela signifie que nous sommes soumis à la durée. Nous avons un commencement et une fin. Nous sommes soumis à des causes et nous sommes pris dans leurs conséquences, qui sont déjà les causes d’autres effets etc. Cette chaîne des phénomènes, c’est le temps tel que nous l’expérimentons.
Pourtant, ce temps des phénomènes n’est pas un ailleurs du temps divin, sinon il le délimiterait et ce temps divin ne serait plus absolu.
Ce temps qui existe pour nous est une expression du temps divin.
Seulement cette expression est limitée à un présent fugace, en ce sens qu’il n’est pas immobile mais sensé : qu'il va.
Mais il ne va pas de lui-même à lui-même, du moins pour nous : il change.
La situation A amène une situation B, différente.
Or, comme Kant le faisait remarquer, il n’est pas de changement sans permanence. Cela signifie que la situation A se retrouve dans la situation B. Le changement est donc une évolution, soumise à des lois strictes : les lois de la Nature ou de Dieu.
Dieu est tout : il est à la fois les situations particulières : les modes et leurs évolutions (A et B), mais également les lois de leur changement.
Or, pour pouvoir être tout, il ne peut être pris dans ce flux de changements perpétuels, sans pour autant en être exclu. Voilà la difficulté je pense, qui se résout, de mon point de vue, mieux spatialement. Une partie de l’espace, par exemple la terre, ne peut être prise pour le tout. Pas plus qu’en additionnant à l’infini des planètes nous ne parviendrions au tout. À moins que ce tout ait une forme circulaire qui nous ramènerait au début, on ne peut penser le tout comme une somme de parties. La nature de l’infini est d’être conceptuellement au-delà des parties. Il n’est pas représentable, voilà pourquoi l’imagination ne peut s’en saisir. Pour autant, chaque partie est dans le tout. Voilà qui est étrange : la terre fait partie du tout mais elle ne peut en s’additionnant indéfiniment devenir ce tout. C’est donc la logique additive elle-même qui est remise en question. Le tout n’est pas la somme d’une addition. Voilà pourquoi il est sans limite.
Il en va de même avec le temps. Le temps absolu, l’éternité, n’est pas la simple somme des moments que l’univers traverse. Il est sans commencement ni fin, au-delà de tous les commencements et de toutes les fins. Sinon il ne serait pas un temps infini mais un temps qui pourrait être suivi d’un autre ou précédé d’un autre. C’est le problème de la singularité du Big Bang. Avant le temps et avant l’espace que pouvait-il y avoir ? Forcément quelque chose qui a donné naissance au temps et à l’espace. Mais comment concevoir une naissance sans temps ni espace ?
La force du raisonnement de Spinoza consiste, selon moi, dans sa pensée de l’in-fini. Il conçoit une substance autonome, absolument cause d’elle-même, donc au-delà du temps et de l’espace, mais qui implique tout temps et tout espace. Le passage d’un temps ou d’un espace particulier à la substance absolue, ne peut se faire par addition mais simplement, au moyen de l’intellect, en concevant un espace et un temps absolument illimité et donc indivisible.

Dei existentia ejusque essentia unum et idem sunt.
Proposition XX :
L’existence de Dieu et son essence sont une seule et même chose.

Cette proposition est fondamentale.
La distinction entre essence et existence est complexe.
Spinoza dit, en substance, qu’un homme et une femme peuvent être la cause de l’existence d’un autre être humain mais non de l’essence de l’homme. Car si les parents venaient à mourir et que l’essence de l’homme cessât, alors l’enfant mourrait  en perdant son essence ainsi que tous les êtres humains.
Nous pourrions penser que le terme d’essence est dépassé depuis que la théorie de l’évolution a totalement balayé la vision d’essences figées pour décrire la nature des espèces.
Mais je ne pense pas que cela remette en question le fond de la pensée de Spinoza.
Peu importe que l’essence de l’homme, dans notre exemple, évolue.
Car la véritable essence de l’homme c’est la substance, le tout. On ne peut jamais dissocier la substance ni spatialement ni temporellement. Tout ce qui perdure participe de l’éternité. Ainsi les gènes qui se répliquent sont-ils une expression de l’éternité qui dure, même si nous savons que cette durée masque la véritable nature de l’éternité.
Ainsi l’essence de l’homme, qui est en réalité une partie du tout, dont la véritable essence est Dieu, est ce qui existe éternellement. Mais cela, nous le pensons par rapport à nous-mêmes : nous, qui sommes soumis au temps, nous voyons que quelque chose perdure dans le changement et nous l’appelons essence. Ainsi des hommes naissent, vivent et meurent mais l’essence de l’homme évolue moins vite et semble perdurer, mais elle n’est elle-même qu’une partie de l’essence de Dieu qui lui se maintient d’un bout à l’autre, puisqu’il est en définitive l’alpha et l’oméga.

Lettre sur l’infini :

Ceux-là donc tiennent de vains propos, pour ne pas dire qu’ils déraisonnent, qui pensent que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres.

Nous voyons ici, que Spinoza nie la distinction entre les choses. Qui n’est que l’un des nombreux effets de l’imagination. Cela peut nous être utile dans nos vies, nous qui faisons de nous-mêmes un si grand cas et qui avons tellement tendance à nous isoler du tout. Nous appelons même cela liberté, alors que rien n’est plus contraint qu’une telle vision modale de ce que nous sommes. Nous en faisons aussi grand cas dans les sciences analytiques, qui isolent et dissèquent des phénomènes en en perdant la globalité.

C’est pourquoi, si nous considérons la grandeur telle qu’elle est pour l’imagination, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus aisé, nous la trouverons divisible, finie, composée de parties et multiple. Si, en revanche, nous la considérons telle qu’elle est dans l’entendement, et si la chose est perçue comme elle est en elle-même, ce qui est très difficile, alors, ainsi que je vous l’ai suffisamment démontré auparavant, on la trouve infinie, indivisible et unique.


Dernière édition par gregorirlande@hotmail.fr le Lun 24 Oct 2022 - 12:02, édité 2 fois
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Message par Vanleers Lun 24 Oct 2022 - 9:50

Oui, il y a un rapport étroit entre éternité et infinité chez Spinoza et cela vaut la peine de l’expliciter.

L’importance de la notion d’éternité apparaît dans la partie V de l’Ethique avec la connaissance du troisième genre qui est une connaissance des choses  considérées sous l’aspect de l’éternité (sub specie aeternitatis).
Toutefois, cette connaissance est difficile et, à la fin d’un entretien avec Raphaël Enthoven, à propos de la cinquième partie de l’Ethique, Pierre Macherey qui, pourtant, a longuement étudié et commenté Spinoza, finit par dire :

« Je vous dis franchement : l’amour intellectuel de Dieu, la science intuitive et la connaissance du troisième genre, je n’y suis jamais arrivé ».

On peut entendre cela à la minute 34 du dialogue en :

https://www.youtube.com/watch?v=-5kY0W4FiVg

Cet entretien n’est plus accessible, aujourd’hui, sur le net.
J’avais noté les points suivants :

Pierre Macherey a écrit: Le texte de l’Ethique ne nous propose pas un programme de libération clefs en mains où il n’y aurait qu’à lire le texte et suivre et appliquer des recettes. Le texte, tel qu’il se présente à nous, nous met devant des obstacles et nous demande de trouver en nous-mêmes des moyens de les franchir. (minute 3)

Que fait Spinoza à la fin de son ouvrage ? C’est nous pousser justement à la limite, jusqu’à un point où on se demande si on a bien compris, si c’est possible, si ça correspond à quelque chose de réellement admissible, et la réponse est suspendue (minute 27)

Je vous dis franchement : l’amour intellectuel de Dieu, la science intuitive et la connaissance du troisième genre, je n’y suis jamais arrivé (minute 34)

Il [Spinoza] a jugé, au fond, que ce n’était pas plus mal, à la fin de son livre, de jeter à la tête de son lecteur, quelque chose d’énorme. (minute 36)

Ce retour [au singulier, à l’existence], c’est à nous de le faire. Il n’éprouve pas le besoin de tout nous expliquer, de nous mâcher la tâche, de faire le travail pour nous. Il pose les jalons d’un itinéraire que nous avons nous-mêmes à parcourir et cette cinquième partie doit être lue de cette façon-là. Ce sont des points de repère, c’est à nous d’essayer de donner un contenu à ces idées… si nous pouvons. (minute 37)

Il n’y a rien à attendre de Dieu car Dieu nous a déjà tout donné. (minute 44)

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Message par Grégor Lun 24 Oct 2022 - 10:29

Cher Vanleers,
Vous m'avez donné envie de me replonger dans l'Éthique et je vous en remercie.
J'en suis au premier livre, proposition XXIII, mais je relierai très certainement la cinquième partie ensuite.
Je trouve votre message très intéressant et il est vrai que cette connaissance du troisième genre semble une sorte de lueur, jamais acquise et qu'il faut reconquérir à chaque fois.
J'ai écrit ce matin un texte, qui est une nouvelle tentative de concevoir cette lueur.
J'espère que ce texte vous plaira.
Bien à vous
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Message par neopilina Lun 24 Oct 2022 - 19:21

à Vanleers, et benfifi, qui a exprimé le même genre de réserves sur le fil où actuellement on cause de métaphysique (où je réagirais plus tard, ça mûrit),

Vanleers a écrit:
Pierre Macherey a écrit:Je vous dis franchement : l’amour intellectuel de Dieu, la science intuitive et la connaissance du troisième genre, je n’y suis jamais arrivé.

Les historiens font commencer l'histoire avec l'apparition de la plus ancienne écriture connue. Mais en Mésopotamie, sur certains sites de fouilles, juste en dessous de la couche où on trouve les plus anciennes tablettes cunéiformes (pictographiques pour être précis), il n'y a pas rien. On a déjà une agglomération, une ville, qui regroupe certains artisans, une petite " capitale " régionale, un pouvoir central, des Cités-Etats. Ce stade du développement humain, en droite ligne de la sédentarisation, de la révolution néolithique, est bien connu, on le voit dans plein de régions du monde. On sait que l'écriture est apparue à plusieurs endroits de la terre et ce à des époques différentes. A contrario, très instructif, elle apparaît toujours dans le même type " d'écosystèmes ", pour reprendre un terme à la biologie. Rien de grandiose, pour commencer, c'est toujours une affaire de commerçants, de magasiniers, de comptables, d'impôts (déjà !), de fonctionnaires, etc., elle répond à un besoin issu de la centralisation, d'accumulations, ensuite, on voit des rituels, des prières, des hymnes, de la mythologie, souvent d'abord sous forme poétique. Bref, pour l'histoire, c'est - 3 000. Donc, je compte : il a fallu 47 siècles de tâtonnements laborieux pour que la " science " avec des guillemets devienne la science sans guillemet, et la suite est bien connue, c'est exponentiel. Petite remarque, pour que la " science " devienne mature, la science, il faut être un usager de la forme de rationalité découverte par les Grecs (maintenant, on sait que le premier scientifique, c'est Aristote le vieux). La science, " bon ", ça a pris deux bons siècles, avec toutes les dérives, les excès (la " nature " ayant horreur du vide), qu'on sait, sait de quoi elle s'occupe : du sens (" l'eau est froide "). Pour le  " reste ", elle a appris à décliner, poliment, mais fermement, elle a aujourd'hui largement de quoi sous la main. Vous verrez, quand la " philosophie " avec des guillemets deviendra la philosophie sans guillemet, c'est à dire quand elle traitera du Sens (" c'est injuste "), et de rien d'autre, vous serez très étonnés. Très.

_________________
" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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Message par hks Lun 24 Oct 2022 - 23:01

à neopilina

humm!!! la science intuitive du troisième genre chez Spinoza ce n'est pas la science empirique et expérimentale.

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Message par Vanleers Mar 25 Oct 2022 - 17:09

Je reviens à mon post précédent dans lequel Pierre Macherey dit :

« Il n’y a rien à attendre de Dieu car Dieu nous a déjà tout donné. »

Commentant le scolie de l’avant-dernière proposition de l’Ethique (E V 41) :

Pierre Macherey a écrit:[…] le problème éthique fondamental demeure jusqu’au bout de savoir comment vivre, au sens plein du terme, en se délivrant de toutes les figures possibles de la crainte (crainte d’agir, crainte de penser, crainte d’aimer…) ; ceci est le fond même de la notion d’acquiescentia que nous avons rencontrée à toutes les étapes du processus de libération. A l’opposé des prescriptions d’une morale du renoncement, qui n’est qu’une stérile rumination de l’impuissance humaine, la philosophie de Spinoza pose qu’être libre, c’est d’abord avoir le courage de vivre et d’agir, « sous la conduite de la raison » (ex ductu rationalis), au présent et pour l’éternité, c’est-à-dire pour une éternité qui ne peut être que présente, puisqu’elle est ce qui, de l’intérieur d’elle-même, détermine le plus profondément, dans sa singularité même, notre nature, en rapport avec la puissance d’être qui est en elle et qui, en dernière instance, se révèle être, non d’elle seule, mais de Dieu dont elle partage ainsi l’infinité et l’éternité.

P. Macherey écrit que notre essence, c’est-à-dire notre puissance d’être singulière procède de l’essence de Dieu, c’est-à-dire de sa puissance (E I 34) et que, en conséquence, nous partageons son infinité et son éternité.

Dieu nous a donc déjà tout donné.

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