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Message par joseph curwan Mar 14 Avr 2015 - 11:23

Lyre dure, de Philippe Beck, notes de lecture.

Difficile, à l’heure actuelle, d’échapper à Philippe Beck, pour qui prétend s’intéresser à la poésie contemporaine. Articles élogieux dans Libération ou Le Nouvel Observateur, nombreuses recensions de ses ouvrages sur internet, colloques, présence institutionnelle à la direction du cnl poésie depuis 2012, il semble y avoir autour de ce poète pas si vieux (52 ans) un consensus quant au sérieux de sa pensée philosophique théorique (élève de Derrida) et à la qualité incontournable de sa poésie. Une note sur internet explique : « Auteur d’une œuvre déjà considérable, salué dans le monde entier comme l’un des plus grands poètes d’aujourd’hui (un colloque sur son travail s’est tenu l’année dernière à Cerisy), Beck a forgé, au fil de ses textes les plus importants, une pensée-poésie qui doit autant à la science-fiction de Philip K. Dick, à la critique de Léo Spitzer, aux apories visuelles de Rothko qu’à Ozu (le cinéaste) ou Messiaen (le compositeur). » Les musiciens, les plasticiens se pressent pour travailler la matière de ses textes. L’œuvre est profuse, foisonnante, des milliers de pages de poésie et de théorie de la poésie. Comment aborder un tel continent ? Je me suis pour ma part procuré le recueil  Lyre dure  à la médiathèque Duras, Paris 20ème.
D’entrée de jeu, le journaliste du Nouvel Observateur avertissait : « Textes difficiles, sans doute, comme cimentés de références nombreuses qui rendent leur escalade problématique. Mais, arrivé là-haut, une bonne surprise attend le lecteur: qu’un texte aussi opaque puisse être aussi beau. » De même Aurélie Loiseleur explique sur le site Sitaudis : « Beaucoup diront qu'ils ne comprennent pas. Ce n'est pas grave. La poésie est là pour résister ferme aux lectures faciles, aux feuilletages distraits : lire-dur sera le pendant masculin de cette lyre exigeante jusqu'au rudoiement. »
Un mot d’abord sur la notion de « pensée-poésie ». Citer n’est pas penser. Juxtaposer le plus de références possibles dans le moins de place possible n’est pas penser. L’érudition, même « suprême » n’est pas la pensée. Une pensée se construit, se développe, propose des alternatives rationnelles ou émotionnelles. Tel n’est pas le cas dans Lyre Dure. L’écriture de Beck est certes énormément référencée (noms de personnes, si possible obscures, noms de lieux, si possibles exotiques…) mais on ne sait pas à quoi sert un tel déballage. Au final, on a un peu l’impression de se retrouver dans un magasin d’antiquités et d’objets exotiques qui feront les délices de snobs et autres nouveaux riches de la pensée.
Chez Beck le discours est quasiment ininterrompu. Les séparations entre les différents chapitres pourraient aussi bien ne pas exister. Le vers est court, arythmique, et donne une impression de déversement anarchique de mots passant en permanence du coq à l’âne. A force de briser le sens et le rythme, on ne reconnaît plus rien ou presque. Des concepts, des personnages, des lieux sont rapidement évoqués, parfois à plusieurs reprises, mais rien n’est jamais développé ou énoncé clairement. A l’heure du zapping total et de la déshumanisation généralisée, Beck ne lutte pas contre la tendance, mais s’y adapte avec opportunisme. Bien malin, qui comme AL aura saisi dans ce chaos : « un poème d'amour, dont chacune des trente-deux « lyres » est une corde, une poésie d'amour qui dit son nom en continu : &mma, « Emma Abovary », la muse qui est la Grâce (« l'océan qui entre dans le Tu »).» Quant à moi, j’ai plutôt eu l’impression d’avancer péniblement dans un long tunnel obscur de 170 pages, monotones et désolées, de par l’abscondité générale du propos, le refus absolu de toute narration, et la désintégration de tout sujet du discours, émotionnel ou intellectuel. Alors bien sûr, un livre ne peut jamais être totalement incompréhensible, aussi voyais-je de loin en loin des bribes de sens apparaître, comme de rares lueurs lointaines perdues dans les ténèbres.
Contrairement à l’auteur de la note si dessus, je n’ai pas vu dans Lyre Dure d’allusions à Messiaen ou Rothko. Un parallèle m’a toutefois immédiatement frappé avec l’œuvre musicale du Boulez compositeur : même aridité, même ennui, même raideur dogmatique. De même que Boulez se réfère à son travail de chef d’orchestre et d’historien de la musique pour faire accepter ses compositions, Beck s’appuie sur un lourd appareil théorique (Contre un Boileau, 478 pages) pour faire valider sa poésie. On voit ici un phénomène récurrent dans l’art contemporain, qui est la prise du pouvoir progressive de la glose théorique sur l’œuvre en elle-même, qui devient finalement accessoire, avant d’être remplacée par un catéchisme explicatif érigé lui-même au statut d’œuvre. De même que Boulez déclarait « inutile » toute musique actuelle étrangère aux principes du sérialisme intégral, Beck qualifie de « mièvre » et d’ « humide » toute poésie qui ne suit pas ce parcours, selon lui inéluctable, de la désintégration de la narration et du sujet. Je cite la quatrième de couverture : « […] la prose du monde rudoie les formes aimées, au motif des « destructions créatives ». Mièvrerie est le nom d’une faute de rythme par quoi le piètre du monde revient dans les phrases qui nous constituent. » Même croyance en l’existence d’un progrès dans l’art et exclusion des éventuels contrevenants comme étant tout simplement « réactionnaires », avec un aller simple pour les poubelles de l’histoire.
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