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Les sagesses en acte : la marche.

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Message par Zhongguoren Mar 12 Juil 2022 - 4:39

Ysé Tardan-Masquelier a coutume de qualifier le Yoga de "sagesse incarnée". Pour ma part, je préfère dire "sagesse en acte". En acte au sens d'Aristote : ἐνεργείᾳ (par opposition à δυνάμει, "en puissance") c'est-à-dire au stade où une matière reçoit une forme déterminée. Encore que l'expression de "sagesse en acte" (je ne me prononce pas sur celle de "matière informée") soit probablement tautologique. Car si la sagesse est bien, comme j'ai tenté d'en esquisser les contours sur un autre fil, une attitude consistant à préférer le renoncement à l'accumulation, l'unité à la dispersion et la paix à l'agitation, alors je ne vois pas bien à quoi pourrait bien ressembler une sagesse "en puissance", "désincarnée" ou purement théorique. Bref, je peine à concevoir une "sagesse philosophique". Je voudrais donc, à présent, évoquer quelques exemples de "sagesses en acte". Et j'ai choisi, pour commencer, non pas le Yoga ou le Qi-Gong (sur lesquels je reviendrai sans doute) mais ... la marche à pieds (encore un pléonasme  !).

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Message par Zhongguoren Mar 12 Juil 2022 - 4:45

En général, lorsqu'il est question pour eux d'activité physique, les Occidentaux sous-entendent compétition, effort, technique, matériel sophistiqué, etc., autant de thèmes qui, explicitement ou non, posent toujours plus ou moins la même question : comment faire pour optimiser l'effort et maximiser la vitesse ? Et même chez ceux et celles qui reconnaissent la légitimité des motivations non-compétitives (se mouvoir pour se rééduquer fonctionnellement, pour faire des rencontres, naturelles ou sociales, ou simplement pour se sentir bien), il y a toujours l'idée sous-jacente que sans la sensation d'un effort pénible (au moins de temps en temps) et sans la sensation de la vitesse, il ne saurait exister de satisfaction légitime. Il semble donc que, pour la mentalité occidentale tout au moins, forcer et aller vite soient des  motivations nécessaires à tout mouvement bien accompli, fussent-elles à l'arrière plan d'autres objectifs. Bref, là où Marx disait que le capitalisme avait réduit le système de valeurs à une seule, la valeur monétaire, je dirais pour ma part qu'il a aussi réduit la valeur de tout mouvement à ces deux seules : effort et vitesse. C'est pourquoi je voudrais à présent prendre le contre-pied de l'idéologie main stream en faisant l'éloge de la facilité et de la lenteur dans la marche en m'inspirant des enseignements du 道, dào (Tao), tout particulièrement du titre du premier chapitre de l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement "flâner loin comme en nageant".

Disons tout d'abord qu'il peut exister plusieurs raisons de conjoindre d'une part le mouvement en général, d'autre part l'effort et la vitesse. Dont la toute première me semble être l'adhésion du plus grand nombre à l'idéologie productiviste : faire le maximum (en particulier, parcourir le maximum de distance) dans le minimum de temps. Rappelons à ce propos que le terme de "record" a été popularisé par Henry Ford, l'inventeur du travail à la chaîne (et, accessoirement, modèle de vertu pour un certain Adolf Hitler), qui entendait optimiser la productivité de ses ouvriers en enregistrant (to record = enregistrer, se souvenir) les performances des uns et des autres et en récompensant ceux qui produisaient le plus possible dans un minimum de temps. Du coup, les travailleurs exploités étaient-ils obligés de souffrir pour obéir aux injonctions de leur hiérarchie, c'est-à-dire de travailler plus et plus vite, fût-ce au détriment de leur santé. Rappelons aussi que la notion de "sport", si populaire et qui semble si naturelle aujourd'hui en Occident, est fondée sur la nécessité d'inculquer, dès le milieu du XIX° siècle dans les contrées de culture anglo-germanique, les valeurs militaires à des jeunes gens, valeurs parmi lesquelles, bien évidemment, la rapidité de réaction mais aussi le "goût" de l'effort, c'est-à-dire, en fait, le mépris de la souffrance, quand ce n'est le mépris de la vie elle-même. Par où l'on reconnaît aussi l'obsession judéo-chrétienne pour une souffrance soit-disant rédemptrice et que, par suite, toute vertu morale commande de rechercher pour elle-même et non plus à titre de simple moyen nécessaire pour atteindre un certain but comme c'était au moins le cas pour les ouvriers d'H. Ford. On comprend alors mieux la culture, tout à la fois de la vitesse et de l'effort que l'on distille auprès du grand public et qui est celle, idéalement, des sportifs dits "professionnels" conçus comme modèles de maximisation la productivité de leur force de travail (ce pour quoi ils sont payés) tout en montrant ou, au moins, en disant qu'ils "aiment" souffrir et non pas, horresco referens, qu'ils souffrent, à l'instar des ouvriers des usines Ford, juste pour gagner leur pain quotidien. S'agissant de la marche en particulier, j'ajoute qu'il existe une autre raison de conjoindre mouvement, effort et vitesse : c'est qu'il existe des compétitions ... de marche au cours desquelles les meilleur(e)s se déplacent à une vitesse inconcevable même pour des coureurs (-euses) moyen(-ne)s.

D'aucun(e)s croient rompre avec cette logique productivo-militariste de l'effort et de la vitesse du mouvement en général en faisant l'éloge du plaisir dans le mouvement. Faire du sport en restant "zen". Sauf qu'"être zen" au sens occidental couramment admis de cette expression est un contre-sens. Ce mot, japonais, qui vient du chinois 禅, chán "contemplation, méditation, détachement", évoque tout le contraire, comme nous allons le voir, de cette notion de récompense bien méritée après un effort bien méritoire. Certes, faire l'éloge du corps érotisé, c'est déjà autre chose que de faire l'éloge du corps héroïsé, déformé par la souffrance de ceux et celles qui, icônes médiatiques (cf. le mythe des "forçats de la route", autrement dit des coureurs du Tour de France) surentraînées, surexploitées et, souvent aussi surpayées, auxquelles la jeunesse tend à s'identifier, se prennent pour des Héraklès modernes. À ce propos, rappelons que les fameux "douze travaux" d'icelui sont appelés, en grec, Δωδέκαθλος , avec cette racine athlos (d'où athlète, athlétisme, décathlon, etc.) qui signifie, à l'origine "exploit" (les traductions anglaise the twelve labors of Hercules ou italienne le dodici fatiche di Ercole soulignent d'ailleurs ce caractère pénible de l'héroïque entreprise). J'objecterai cependant que la notion de plaisir est très différente de celles de facilité et de lenteur. D'abord le plaisir ne se maîtrise pas, ne se contrôle pas : on l'éprouve immédiatement, souvent sans savoir pourquoi (de même d'ailleurs que son opposé, la douleur, comme le montre, en filigrane, l'un des thèmes principaux de la Recherche de Proust). Du coup, lorsqu'il surgit, toujours à l'improviste, on est incapable de le faire durer. On peut éprouver un plaisir immense à découvrir un paysage ou à échanger avec une personne, et, partant, en garder un souvenir impérissable. Il n'empêche que ce plaisir aura été instantané, fugitif. Bref, il est impossible de cultiver le plaisir, de le viser intentionnellement. Ce qui s'explique aisément : le plaisir est, d'un point de vue biologique, un mécanisme aléatoire de récompense. D'où l'alternative : nécessité d'"augmenter les doses" ou bien laisser diminuer l'intensité de la décharge de dopamine (hormone du plaisir) jusqu'au point où sa quasi-absence est ressentie comme une douleur. Bref, comme le dit Aristote, si le plaisir peut être un précieux additif au résultat de toute recherche, il ne sera jamais qu'un effet causal aléatoire et non pas l'objet d'une démarche consciente et méthodique. À la limite, il ne peut constituer un objectif qu'à la condition, paradoxale, de n'être pas expressément visé comme tel. Il est d'ailleurs manifeste que les hédonistes, ceux et celles qui font du plaisir leur valeur suprême, sont au moins aussi malheureux (-euses) et insatisfait(e)s que ceux et celles qui prônent la valeur rédemptrice de la souffrance. Ils sont même souvent plus cyniques et tyranniques, tyrannisé(e)s qu'ils (elles) sont par l'urgence de toujours profiter égoïstement de la futilité de l'instant plaisant (cf. la figure de Don Juan), au détriment, précisément, de l'instant présent.

(à suivre)

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Message par Zhongguoren Ven 15 Juil 2022 - 4:02

Par contraste, la facilité et la lenteur s'inscrivent dans une présence, une continuité, une voie consciente et intentionnelle qui, contrairement à la recherche du plaisir, peut être cultivée. C'est là l'enseignement du 道, dào, la Voie, mais tout autant du Yoga. Car si tout, dans la nature, y compris, donc, dans la nature humaine, n'est que flux et reflux perpétuels,  阴, yīn et 阳, yáng, alors vaine est la recherche du plaisir car au plaisir succédera immanquablement la peine et à la peine le plaisir aussi sûrement que la nuit succède au jour et le jour à la nuit. Sauf que la périodicité de la succession jour/nuit est équilibrée et régulière, tandis que celle du couple plaisir/peine n'est ni équilibrée (la peine est toujours ressentie comme plus fréquente que le plaisir) ni régulière (l'un comme l'autre surgissent toujours à l'improviste). Dès lors, sage, conscient, éveillé sera celui ou celle qui admettra justement que ce n'est pas l'instant qui compte, fût-il exceptionnellement plaisant, mais que c'est le devenir, le passage, autrement dit le tout, pas la partie. Or un tel passage, une telle transformation sont toujours à la fois progressifs et faciles, on passe toujours progressivement d'un état agréable à un autre désagréable, d'un état paisible à un autre agité, etc. Et ce passage est nécessaire, donc naturellement facile au sens où il n'est nul besoin de le précipiter, de le brusquer. Dès lors, pourquoi vouloir de toute force précipiter la survenance, au demeurant inévitable, de l'agréable en minimisant le désagréable, tout aussi inévitable : à la montée succède la descente, au vent de face le vent de dos, au réchauffement le refroidissement, à l'exaltation la lassitude, etc. Voilà la sagesse : prendre conscience du caractère inéluctable du passage. Est-ce à dire alors que la sagesse consiste à s'abandonner à ce qui doit survenir sans aucunement maîtriser les circonstances de cette survenance ?

Evidemment non. Ce serait paresse. Ou quiétisme. C'est pourquoi "le Sage travaille à non-intervenir [wéi wú wéi]"(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). De même, "le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ"(Patañjali, Yoga-Sûtra, iv, 3). Bref, le Sage agit. Mais l'idée, paradoxale, d'agir sans intervenir entend seulement nous débarrasser de la ridicule prétention à vouloir ce qui arrive et, pis, ce qui doit arriver, puisque, de toutes les façons, arrivera ce qui est conforme à l'ordre de la nature et n'arrivera pas ce qui lui est contraire. D'un autre côté, le 为无为, wéi wú wéi, littéralement "afin de - non - afin de", indique l'objectif du Sage : ne pas avoir d'objectif. Voilà qui est diamétralement opposé à la conception occidentale de l'activité, quelle qu'elle soit, mais plus encore lorsqu'il s'agit d'une activité "physique" ou "sportive", laquelle est héritée du bon vieux schéma hélléno-judéo-chrétien de l'action comme processus transcendant prenant sa source dans la volonté (la volonté nous rend en quelque sorte semblable à Dieu, nous dit Descartes) de viser fermement et exclusivement un but par un agencement judicieux de moyens : utiliser tel matériel pour aller plus vite, absorber tel aliment pour être plus endurant(e), s'entraîner pour être plus compétitif (-ive), etc. A l'inverse, la Baghavad Gitâ développe plus particulièrement cette notion d'"action désintéressée" (karma yoga) consistant à agir, certes, mais sans vouloir autre chose que l'action elle-même, donc en se désintéressant des résultats de l'action. Or, quand on sait à quel point la volonté est coûteuse en énergie, tant psychique que physique, on comprend alors en quoi consiste, au fond, la valorisation occidentale de l'effort, et, par contraste, la culture (extrême-)orientale de la simplicité et de la facilité du "non-intervenir"

On comprend alors en quoi facilité et lenteur sont liées. La facilité et la lenteur peuvent être comprises comme des noms génériques que l'on donne à une myriade de sensations relatives au mouvement externe (kinesthésiques) et à l'état interne du corps (cénesthésiques), lesquelles sont relatives à la prise de conscience du processus d'accomplissement naturel d'un ensemble de mouvements à l'exclusion de toute autre sensation parasite, notamment celles qui sont engendrées par la volonté de lutter (contre le temps, contre l'adversaire, contre le handicap, contre la maladie, etc.). De sorte que, dès lors que nous nous sentons à l'aise (自在, zì zai), même si nous augmentons progressivement notre effort et/ou notre vitesse, tout en veillant bien à rester en-deçà du seuil de souffrance (qui n'est jamais une marque de faiblesse mais un indice de vanité de l'effort), en contrôlant notre souffle, en maîtrisant nos appuis, en restant à l'écoute de tous nos mouvements et de toutes nos sensations, nous allons prendre conscience d'une harmonie de notre être avec notre environnement et nous ferons effort dans la facilité et la lenteur ou, comme le dit Patañjali, "avec fermeté mais dans la facilité"(Yoga-Sûtra, II, 46). Facilité et lenteur ne sont donc pas, à proprement parler, incompatibles avec l'effort et la vitesse, mais plutôt les résultats du renoncement à l'intention d'optimiser notre effort et de maximiser notre vitesse au-delà de l'ensemble harmonieux que notre corps compose spontanément avec son environnement. Les Sages, tant indiens que chinois, ont toujours conçu une telle harmonie comme un accord entre la terre qui est au-dessous de nous, le ciel qui est au-dessus de nous, et nous qui sommes 天地之间 (tiān dì zhī jiān), "intermédiaire entre le ciel et la terre". : "l'homme est naturellement dans cette parfaite centralité (avant que la diversité des passions ne se développe en lui), et il suffit ensuite qu'il maintienne ses sentiments dans un  harmonieux équilibre pour que "le Ciel et la Terre soient à leur place""(Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, iv). Et c'est cette parfaite centralité qui fait que tout arrive facilement, naturellement. Raison pour laquelle, en chinois, le caractère 易, , signifie tout à la fois facilité et changement.

(à suivre)

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Message par Zhongguoren Mer 20 Juil 2022 - 3:54

Ce qui, encore une fois, n'exclut nullement la notion d'obstacle à contourner, de problème à résoudre et donc de difficulté à surmonter. Bien au contraire. Il y a dans le Tao (道, dào), l'idée fondamentale d'un cheminement incertain (la Voie) qui est en même temps une ouverture à l'altérité comme obstacle à franchir, un enrichissement par et dans les opposés. Au point que c'est dans le fait que 阴, yīn, s'oppose à 阳, yáng, que naît 一起,  yī qǐ, c'est-à-dire l'union, l'ensemble. La fluidité, la lenteur, la quiétude sont une ouverture à l'inconnu, à la nouveauté, à l'imprévu (un paysage, une odeur, un être vivant, ...) lesquels peuvent, éventuellement, se révéler des obstacles à la progression du (de la) marcheur (-euse). On comprend alors en quoi consiste la "sagesse" symbolique de la marche : il s'agit de progresser lentement et facilement tout en respectant l'existence de cet obstacle, lequel n'a pas été placé là par un Malin Génie afin de nous mettre à l'épreuve, mais qui, bien compris, n'est autre chose qu'une extension de nous-même une fois surmontés les obstacles du chemin. À l'inverse, c'est folie de prétendre les mépriser au vain motif de cet héroïsme tant vanté depuis trop longtemps et selon lequel "ça passe ou ça casse". Car la sagesse, au sens taoïste du terme réside précisément dans ce vécu de conscience (en chinois, 自觉性, zì jué xìng, "sentiment de sa propre nature") bien spécifique qui consiste à se sentir présent à soi-même (sensations cénesthésiques) et au monde (sensations kinesthésiques), présence qui est NOTRE réalité. Pensons au sens du verbe "réaliser", to realize en anglais : quand on "réalise" quelque chose, on prend pleinement conscience de toutes ses implications, à l'intérieur comme à l'extérieur de soi. Et quand on "réalise" qu'on ne fait qu'Un avec la terre par nos pieds et avec le ciel par notre tête, on "réalise" en même temps qu'on suit la Voie (道, dào), ou, si l'on préfère, qu'on est sur le bon chemin, celui de la paix, du vide, de l'unité. En l'occurrence, c'est cette présence à la réalité du chemin qu'il s'agit de réaliser quand on marche. D'où l'importance de la maîtrise du rythme, du souffle (气, qì), impossibles dans la précipitation et la souffrance caractéristiques de l'obsession de l'effort et de la vitesse. Tandis que la progression paisible de celui (celle) qui fait corps et âme avec la Voie (道, dào), l'engagent à l'inspiration (气量, qì liàng) dans tous les sens du terme : maîtrise du souffle mais aussi, vagabondage de l'imagination, et prise de conscience de cette unité de celui (celle) qui marche avec son environnement.

Mais ce n'est pas tout : le terme chinois pour "marche", "randonnée", "promenade", etc. c'est 散步, sàn bù, littéralement "déplacement serein", "avance avec détachement", etc. mettant ainsi en relation la marche et le vide. Il y a donc là l'idée que la marche ne saurait être réduite à une simple "activité", a fortiori une "activité physique", au sens occidental de cet adjectif, c'est-à-dire une activité qui serait disjointe de ses implications mentales ou spirituelles. La pensée chinoise considère d'emblée la marche lente et facile comme une manière de concevoir la vie : un passage, un flux, un chemin, bref une Voie. Ce n'est pas par hasard que le caractère chinois pour "Voie", 道 (dào), est lui-même composé de 辶 qui représente la marche et de 頁qui représente la pensée. Marche et taoïsme sont donc indissociables : vivre en suivant la Voie, donc en comprenant que la Nature (et donc, en particulier, notre nature) est à la fois une et fluide, c'est, en quelque sorte, vivre en cheminant. Marcher dans l'esprit taoïste, c'est donc enfin, de ce point de vue, se couler dans le processus naturel du devenir perpétuel, être en paix avec lui. A contrario, le conflit, la guerre (战, zhàn) consiste à prétendre s'affranchir du cours de la Nature. Et comme le "moi" du marcheur est déjà dissous dans ce cours naturel, suivre la Voie, c'est aussi, d'une certaine manière, être en paix avec soi-même. Inversement, tenter d'aller contre-Nature, c'est toujours se faire du mal à soi-même. À la limite, je puis concevoir que celui ou celle qui croit en l'existence d'un paradis qui rédimerait dans l'au-delà les souffrances éprouvées ici-bas s'impose de telles souffrances, voire finisse par les "aimer" dans une forme finalement assez rationnelle de masochisme. Mais pour les autres ? Quelle peut bien être la motivation de celui ou celle qui, sous couvert d'"activité physique", voire de "meilleure santé" est en guerre contre soi-même ? Si, comme le pensent les taoïstes, nous n'avons qu'une vie, à quoi bon se la rendre volontairement pénible ? En chinois, pour se souhaiter une bonne santé, on dit 万寿无疆, wàn shòu wú jiāng, littéralement "encore dix-mille anniversaires". Vivre bien, c'est vivre longtemps. Alors pourquoi s'évertuer à écourter cette vie en s'imposant des efforts absurdes ? Et, corrélativement, comment s'étonner que celui qui ne respecte même pas sa propre vie, puisse se sentir concerné par celle d'autrui ? C'est pourquoi la seule manière de marcher qui soit compatible avec le dào, c'est la marche paisible, tranquille, sereine, c'est-à-dire pacifique : "celui qui sait marcher ne laisse pas de traces" dit Lǎo Zǐ (Lao Zi, §27), n'agresse, ne modifie ni ne marque rien ni personne. Il (elle) se fond dans le paysage. En marchant paisiblement, on est en paix avec tous les êtres. Voilà sans doute la meilleure illustration possible que l'on puisse donner de l'esprit du dào qui est donc aussi, me semble-t-il, celui de la marche lente et paisible. Tout à l'opposé, on le voit, de ce fameux "esprit de compétition" qui a si bonne presse en occident, telle l’eau, le Sage ne s'imposant à rien ni à personne, imprègne pourtant tout lieu, y compris le plus improbable, de sa présence discrète : "la suprême vertu est comme l’eau. […] Elle occupe les lieux bas dédaignés des humains, en cela elle est proche de la Voie" (Lǎo Zǐ, Lao Zi, §8).

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Message par Zhongguoren Ven 22 Juil 2022 - 3:57

Addendum.

J'ai évoqué, en introduction, l'expression par laquelle s'ouvre l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement "flâner loin (ou longtemps) comme si on nageait". Faire quelque chose, en particulier marcher, "comme si on nageait" suggère tout à la fois la notion de fluidité de la Voie, celle de souplesse de la vie (cf. Bergson) et celle d'une parfaite adaptation du corps vivant à un milieu qui pourrait tout aussi bien lui être hostile, voire létal. Cependant, une telle métaphore ("comme si on nageait"), si elle est très évocatrice au lecteur du XXI° siècle est quand même surprenante de la part d'un auteur chinois ayant vécu quatre siècles avant l'ère commune. En effet, d'une part, les Chinois ne sont pas, par tradition, un peuple tourné vers la mer et les activités nautiques (pour ne rien dire du loisir aquatique consistant à s'ébattre sans raison dans l'eau), d'autre part, de la part des Sages chinois, la métaphore du vent est quand même plus fréquente lorsqu'il s'agit d'évoquer fluidité, souplesse et adaptation à la Voie. Qu'est-ce qui a donc bien pu fournir à Zhuāng Zǐ cette curieuse idée ?


L'explication en est donnée par Zhuāng Zǐ lui-même qui rapporte un dialogue (sans doute fictif) entre Confucius et ... un nageur.

Zhuāng Zǐ, a écrit:Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours.
Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant.
Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ?
— Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte.
— Que voulez-vous dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? » demanda Confucius.
L’homme répondit : « Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité. ( Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, ch. xix)

Cet homme (le "nageur") est donc né dans les collines. Non au bord d'une étendue d'eau. Il n'est pas "amphibie" par nature ou par tradition. Cependant, il a été (pour des raisons qu'on ignore) éduqué à évoluer dans cet élément. Il s'y est même adapté si harmonieusement que l'eau est devenue, pour lui, une seconde nature. De sorte qu'il n'est plus de circonstances aquatiques, y compris parmi les plus périlleuses, dont il ne puisse se tirer avec aisance. A tel point même que, tandis que la configuration physiologique des tortues et des crocodiles reste incompatible avec le maintien de la vie sous une cascade de trois cents pieds, la sienne est, en revanche, en parfait accord avec ces conditions extrêmes. Pourquoi ? Eh bien parce qu'il a pris conscience de la nécessité de ne pas faire d'effort inutile (par exemple, se débattre, ou encore, lutter contre le courant, ce qui l'épuiserait et l'entraînerait vers la mort) mais, au contraire, de se laisser glisser dans le torrent tumultueux sans se poser de questions. Il "ignore pourquoi [il] agi[t] ainsi". Tout ce qu'il sait, c'est qu'il agit par nécessité.

Ceci est, évidemment, une parabole. Cependant, on comprend mieux en quoi peut consister, pour le (la) marcheur (-euse) le fait d'aller loin (ou longtemps) comme en nageant (逍遥游, xiāo yáo yóu) : pas de vain effort, pas de lutte contre quoi que ce soit ni qui que ce soit, juste se fondre dans un élément qui ne sera vital qu'à condition de se laisser porter par lui.

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