Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
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Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
S'il est rare que Platon soit aujourd'hui qualifié de "sage", en revanche, les traducteurs occidentaux de Patañjali ou de Lao Tseu emploient à leur égard indistinctement les deux termes. La problématique de ma réflexion est donc très simple : les termes "sagesse" et "philosophie" (ou "sage" et "philosophe") sont-ils ou non interchangeables ? Trois précisions méthodologiques avant de commencer : 1) plutôt que de discourir sur "sagesse" et "philosophie" in abstracto, je vais essayer de mettre en parallèle les pensées du Grec Platon, du Chinois Lǎo Zǐ (Lao Tseu) et de l'Indien Patañjali ; 2) pour ce faire, je vais utiliser trois critères (le vide, l'unité et la paix), lesquels m'ont été suggérés par la lecture du philosophe et sinologue français François Jullien et qu'il emprunte lui-même à Xún Zǐ, penseur chinois néo-confucianiste du III° siècle avant notre ère ; 3) maîtrisant un peu le chinois mais étant complètement ignorant en sanskrit, chaque fois que je citerai Patañjali, je le ferai dans la traduction qui m'aura paru la plus pertinente eu égard à mon propos sans jamais préjuger de sa valeur linguistique intrinsèque (AD pour Alyette Degrâces, BO pour Jean Bouchart d'Orval, FM pour Françoise Mazet, JP pour Jean Papin).
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
J’ai lu de nombreuses fois le Tao Te King dans la traduction de Claude Larre parue en 1977 chez Desclée de Brouwer.
Claude Larre, décédé en 2001, était un jésuite qui avait fondé l’Institut Ricci qui publia le Grand Ricci, le plus grand dictionnaire chinois-français jamais réalisé.
Je cite un passage de son introduction :
Voilà ce qui rend bien problématique l’idée de « mettre en parallèle les pensées du Grec Platon et du Chinois Lao Tseu ».
J’ajoute que François Jullien est un sinologue contesté par ses pairs (cf. le Contre François Jullien de François Billeter).
Claude Larre, décédé en 2001, était un jésuite qui avait fondé l’Institut Ricci qui publia le Grand Ricci, le plus grand dictionnaire chinois-français jamais réalisé.
Je cite un passage de son introduction :
Claude Larre a écrit:Le Taoïsme est une des plus anciennes versions chinoises de la genèse de l’homme et de son insertion dans le vital universel. Il ne prouve rien. Il ne démontre rien. C’est là sa force. Aux questionneurs qui voudraient savoir pourquoi il en est ainsi, sa réponse est simplement : par ceci. Parce que ce qui existe vraiment n’a besoin que de lumière pour apparaître. Il n’y a que ce qui n’existe pas qui ait besoin de preuve et de démonstration. L’illumination tient le rôle principal. Elle ne tombe par sur l’intelligence, mais sur l’esprit. Il existe, bien entendu, des intellectuels taoïstes, il sont sans intérêt. Ce qui vaut dans le Taoïsme, c’est le monde spirituel.
Voilà ce qui rend bien problématique l’idée de « mettre en parallèle les pensées du Grec Platon et du Chinois Lao Tseu ».
J’ajoute que François Jullien est un sinologue contesté par ses pairs (cf. le Contre François Jullien de François Billeter).
Vanleers- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 15/01/2017
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Philosophe versus sage. Je me méfie de cette formule. Elle suppose insidieusement un manque de méthode chez le second. Et même si je ne fréquente pas ces " philosophies ", " ces sagesses ", je n'irais pas jusqu'à faire une telle supposition. Elles ont leurs dialectiques, leurs méthodes, leurs discours, leurs logiques, etc.
Du temps que j'y suis. Si j'avais pu échanger avec le Bouddha ou encore quelques vénérables auteurs des Védas, je leur aurais modestement fait part de mon opinion : le problème n'est pas tant d'en finir avec la libido (qui trouve sa source dans la Situation inaugurale), la force de vie (le karma, etc., ?), mais d'en bannir les mauvais emplois. Comment ? Par la connaissance de Soi. On voit très bien que beaucoup de pratiques orientales (arts martiaux, etc.) ont pour objectif de corriger et de canaliser, de discipliner, d'orienter, le Sujet, la dite Energie, vers le bien (celui-ci restant lui-même à définir, à fonder).
Du temps que j'y suis. Si j'avais pu échanger avec le Bouddha ou encore quelques vénérables auteurs des Védas, je leur aurais modestement fait part de mon opinion : le problème n'est pas tant d'en finir avec la libido (qui trouve sa source dans la Situation inaugurale), la force de vie (le karma, etc., ?), mais d'en bannir les mauvais emplois. Comment ? Par la connaissance de Soi. On voit très bien que beaucoup de pratiques orientales (arts martiaux, etc.) ont pour objectif de corriger et de canaliser, de discipliner, d'orienter, le Sujet, la dite Energie, vers le bien (celui-ci restant lui-même à définir, à fonder).
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 31/10/2009
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Vanleers a écrit:Voilà ce qui rend bien problématique l’idée de « mettre en parallèle les pensées du Grec Platon et du Chinois Lao Tseu ».
D'où l'intérêt (philosophique) d'en débattre.neopilina a écrit:Philosophe versus sage. Je me méfie de cette formule.
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 23/06/2022
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
PREMIER CRITÈRE, LE VIDE :
1 - Platon et la philosophie :
Disons tout de suite que, pour la philosophie le vide n'est pas originellement (jusqu'à Pascal puis l'existentialisme) un objet de pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels de la philosophie à l'égard de la notion de vide, il faut rappeler les conditions socio-historiques de son émergence : d'une part la démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les valeurs et leur application, d'autre part la guerre incessante d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Péloponnèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l'absorption progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II. Pour toutes ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler la "philosophie" à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° avant l'ère commune se veut être précisément une réaction contre ce que le duo Socrate-Platon considère comme l'ère du vide très éloignée de l'âge d'or d'Athènes à l'époque de Périclès (première moitié du V° siècle) et que la lamentable affaire dite "des Arginuses" ainsi que les comédies d'Aristophane illustrent à merveille.
Cette ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d'abord avec l'opinion de plus en plus largement répandue qu'il n'y a pas de réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou, comme le dit Héraclite, "tout coule [panta rhéï]". Vacuité sémantique ensuite puisque, s'il n'y a rien de stable en ce bas monde, alors, en particulier, comme les rhéteurs et les sophistes s'en vont le répétant, il n'y a pas non plus de vérité. "L'homme est la mesure de toute chose" proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là qu'il n'y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai aujourd'hui ne l'était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre ou, pour parodier Pascal, vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale ou éthique enfin puisque, s'il n'y a pas de vérité, il y en a encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de l'humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d'entre les hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au détour d'un malheureux concours de circonstances, de commettre les pires absurdités, voire les pires atrocités.
Comme remède à cette triple vacuité considérée par eux comme pathologique, les premiers Philosophes préconisent au contraire l'attachement à la plénitude éternelle et immuable de l'Être, du Vrai et du Bien. Raison pour laquelle la philosophie va consister, dans un premier temps, à contempler l'Être afin d'en tirer des connaissances absolument et définitivement Vraies, en particulier la connaissance de ce qui, dans l'action humaine, est absolument et définitivement Bien. Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours dualiste : « l’idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du Bien »(Platon, République, VI, 505a-509a). L'analogie entre le Bien et le soleil est significative : nous avons, d'un côté le monde de l'esprit (topos noètos) éclairé par le Bien, de l'autre le monde de la matière (topos horatos) éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l'Être éternel et immuable, le second le séjour du non-Être passager et fugace. Par ailleurs, on voit combien le discours philosophique adopte d'emblée un ton grandiloquent dans la mesure où il s'agit avant tout de démontrer et de convaincre face à l'habileté rhétorique des rhéteurs et des sophistes rompus aux exigences du débat démocratique. Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité". D'où l'idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il faut et il suffit de confier aux Philosophes la direction de la Cité.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Les milieux érudits chinois connaissent à peu près à la même époque à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays) n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de relative stabilité politique. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles n'apparaît pas en Chine l'urgence de (re-)fonder les bases de la Cité sur l'idée d'un Être éternel et immuable. Une autre raison, on y reviendra, tient à la structure propre de la langue chinoise.
L'école de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de Lǎo Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu'à professer une réaction contre la tendance à la vénération de l'Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les mots pour des choses : par exemple, si je dis "aujourd'hui, il y a des nuages dans le ciel", les termes "nuage" et "ciel" renvoient sans doute à des choses extérieures au langage et qui en garantissent la signification en termes de conditions de vérité. Mais qu'en est-il si je remplace "aujourd'hui" par demain et "il y a" par "il y aura" ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien qu'il n'y ait manifestement plus rien, à l'extérieur du langage, pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis, si je mets ma phrase au passé, elle peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes de celles de la phrase au présent. Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus favorable, celui où nos mots réfèrent à des choses extérieures présentes qu'ils désignent, en quoi peut-on dire que ces choses sont des "Êtres" au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire au sens où ces choses seraient constituées autour d'un noyau de substance éternel et immuable. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'il n'y a pas, à proprement parler, de "choses" mais seulement des événements, des processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en transformation perpétuelle et que la stabilité (a fortiori l'immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout processus ? Il est temps de souligner que cette méfiance à l'égard de cette double tendance fétichiste est d'autant plus justifiée que la langue chinoise, contrairement à la langue grecque est parataxique (ou asyntaxique, c'est-à-dire qu'elle ne connaît pas les flexions, les accords, les déclinaisons, les conjugaisons).
D'où, notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo Zǐ et de ses disciples) l'idée que le réel se confond avec le non-Être, l'impermanent, le fluent, le passager. La sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de la conception héraclitéenne, honnie des premiers Philosophes, d'après laquelle "tout coule". Sauf que, dans le cas chinois, ce non-Être n'est justement pas synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie (dào) de la disponibilité, de l'indétermination, du devenir, de l'ouverture à une infinité de possibilités. Pour les taoïstes, donc, le vide n'est rien moins que la matrice du réel. Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [wù] qui fait l'utilité du chariot »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §11) ; « le grand souffle [qì] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, iv). Dans les deux cas, il s'agit de souligner métaphoriquement le rôle que joue le vide, le non-Être, c'est-à-dire le possible, le virtuel, dans la réalité du mouvement (le moyeu grâce auquel tourne la roue) et dans la réalité des perceptions (le vent par lequel nous entendons les sons).
On remarquera aussi à quel point le ton du Sage chinois diffère de celui du Philosophe grec : il importe en effet non pas de démontrer méthodiquement pour convaincre d'une manière générale mais plutôt de montrer par des analogies afin de suggérer, non pas de dire dans l'absolu ce qui est, mais d'indiquer contextuellement ce qui (se) passe. D'où, à l'opposé du discours tonitruant du Philosophe, une subtile parcimonie langagière : le Sage n'est pas un orateur mais un taiseux. Et à l'opposé de l'élitisme du Philosophe, l'effacement du non-attachement, de la modestie, de l'humilité. Dans tous les cas, « le Maître […] n’a pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi »(Confucius, Entretiens, IX, 4). Et, là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d'agir afin de résoudre les maux de l'humanité, « le Sage travaille à non-agir [wéi wú wéi] »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2) : il se contente d'indiquer ponctuellement la Voie (dào) du "ne-pas" (wú) : ne-pas-avoir, ne-pas-savoir, ne-pas-faire. De sorte que, tout en adoptant implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est celui de la philosophie grecque, la sagesse chinoise, tout au moins dans ses versions confucianiste et taoïste, en prend le contre-pied systématique en faisant l'éloge du non-Être, autrement dit du vide.
3 - Patañjali et le Yoga :
Là encore, pour comprendre la position du problème, il convient de planter le décor matériel et culturel du Yoga en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga fait partie des six darshana astika ou doctrines orthodoxes (on parle, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme, de darshana nastika ou doctrines hétérodoxes) de la tradition indienne, c’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe reconnaissant l'autorité des Vedas et des Upanishads, et les interprétant chacune d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Mutatis mutandis, toutes ces doctrines sont dualistes dans le sens où elles reposent sur le même dogme d'une double nature de la réalité, à la fois matière muable et corruptible (prakriti ou pradhâna) et esprit immuable et éternel (purusha ou âtman). À cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier, un point de vue originairement dualiste qui est commun avec la philosophie grecque et qui les oppose à la sagesse chinoise.
Mais, contrairement à celles-ci, ce n'est ni l'ontologie, ni la sémantique, ni l'éthique, encore moins la politique, qui intéressent la tradition spirituelle indienne mais le seul aspect anthropologique (voire psychologique). En effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade (Cf. Yoga : Immortalité et Liberté, i, 1.), il s'agit pour elle de considérer l'illusion systématique (mâyâ) dont souffre l'homme en raison de la causalité universelle (karman) pour, nécessairement, désirer l'en délivrer (nirvâna). Grosse différence avec la philosophie grecque : le dualisme de l'Être et du non-Être est un mal non pas en ce qu'il perturbe les relations sociales mais en ce qu'il perturbe le mental de chacun. Il doit donc être dépassé. De là, diverses stratégies de dépassement dont le Yoga donne des exemples, notamment en se définissant comme « suspension de l'agitation mentale [citta vritti nirodah] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). Pourquoi faut-il "suspendre l'agitation mentale" ? Eh bien parce que « les trois guna nés de prakriti, [...] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du corps. [...] Sattva attache au bonheur, rajas à l'action, [...] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à l'inaction »(Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence, cette causalité se trouve, en temps réel, signalée et reflétée par le mental qui se confond alors avec l'esprit. Or c'est l'esprit (purusha), non le mental (citta), qui est "l'habitant impérissable du corps", « voici ce que tu es [tat tvam asi] »(Chandogya Upanishad, 6.8.7). Voilà donc la funeste illusion (mâyâ) : l'esprit, éternel et immuable, n'est pas le mental puisque celui-ci, contrairement à celui-là, est une émanation de la matière (prakriti) muable et corruptible. Ce dont seul celui qui est doté de suffisamment de discernement (viveka) se rend compte et pour qui, dès lors, « tout est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or] la douleur à venir peut être évitée »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 15-16).
C'est ainsi que tout l'effort de la spiritualité indienne, celle du Yoga en particulier, va consister à fournir ce discernement qui fera résister, à l'avenir, à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha à citta en créant entre eux une sorte d'espace, de vide. Ysé Tardan-Masquelier (Cf. l'Esprit du Yoga, IV, ii, 2) rappelle l'importance de la notion de renoncement (sannyâsa) dans la culture indienne : non seulement accomplissement de l'existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle de sagesse que représentent les renonçants (sannyâsin) mis au rang des saints. De fait, la notion de renoncement est implicitement présente dans chacun des huit membres (angâni) du Yoga de Patañjali. On voit donc que les Yoga-Sûtra de Patañjali se signalent par une conception extrêmement originale du vide avec la notion de vairâgya qui ne se confond ni avec le néant de Platon, ni avec la matrice universelle de Lǎo Zǐ mais qui est conçue comme une distance, un écart à instaurer entre purusha et citta : « vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur»(Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15).
1 - Platon et la philosophie :
Disons tout de suite que, pour la philosophie le vide n'est pas originellement (jusqu'à Pascal puis l'existentialisme) un objet de pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels de la philosophie à l'égard de la notion de vide, il faut rappeler les conditions socio-historiques de son émergence : d'une part la démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les valeurs et leur application, d'autre part la guerre incessante d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Péloponnèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l'absorption progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II. Pour toutes ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler la "philosophie" à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° avant l'ère commune se veut être précisément une réaction contre ce que le duo Socrate-Platon considère comme l'ère du vide très éloignée de l'âge d'or d'Athènes à l'époque de Périclès (première moitié du V° siècle) et que la lamentable affaire dite "des Arginuses" ainsi que les comédies d'Aristophane illustrent à merveille.
Cette ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d'abord avec l'opinion de plus en plus largement répandue qu'il n'y a pas de réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou, comme le dit Héraclite, "tout coule [panta rhéï]". Vacuité sémantique ensuite puisque, s'il n'y a rien de stable en ce bas monde, alors, en particulier, comme les rhéteurs et les sophistes s'en vont le répétant, il n'y a pas non plus de vérité. "L'homme est la mesure de toute chose" proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là qu'il n'y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai aujourd'hui ne l'était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre ou, pour parodier Pascal, vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale ou éthique enfin puisque, s'il n'y a pas de vérité, il y en a encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de l'humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d'entre les hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au détour d'un malheureux concours de circonstances, de commettre les pires absurdités, voire les pires atrocités.
Comme remède à cette triple vacuité considérée par eux comme pathologique, les premiers Philosophes préconisent au contraire l'attachement à la plénitude éternelle et immuable de l'Être, du Vrai et du Bien. Raison pour laquelle la philosophie va consister, dans un premier temps, à contempler l'Être afin d'en tirer des connaissances absolument et définitivement Vraies, en particulier la connaissance de ce qui, dans l'action humaine, est absolument et définitivement Bien. Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours dualiste : « l’idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du Bien »(Platon, République, VI, 505a-509a). L'analogie entre le Bien et le soleil est significative : nous avons, d'un côté le monde de l'esprit (topos noètos) éclairé par le Bien, de l'autre le monde de la matière (topos horatos) éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l'Être éternel et immuable, le second le séjour du non-Être passager et fugace. Par ailleurs, on voit combien le discours philosophique adopte d'emblée un ton grandiloquent dans la mesure où il s'agit avant tout de démontrer et de convaincre face à l'habileté rhétorique des rhéteurs et des sophistes rompus aux exigences du débat démocratique. Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité". D'où l'idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il faut et il suffit de confier aux Philosophes la direction de la Cité.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Les milieux érudits chinois connaissent à peu près à la même époque à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays) n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de relative stabilité politique. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles n'apparaît pas en Chine l'urgence de (re-)fonder les bases de la Cité sur l'idée d'un Être éternel et immuable. Une autre raison, on y reviendra, tient à la structure propre de la langue chinoise.
L'école de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de Lǎo Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu'à professer une réaction contre la tendance à la vénération de l'Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les mots pour des choses : par exemple, si je dis "aujourd'hui, il y a des nuages dans le ciel", les termes "nuage" et "ciel" renvoient sans doute à des choses extérieures au langage et qui en garantissent la signification en termes de conditions de vérité. Mais qu'en est-il si je remplace "aujourd'hui" par demain et "il y a" par "il y aura" ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien qu'il n'y ait manifestement plus rien, à l'extérieur du langage, pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis, si je mets ma phrase au passé, elle peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes de celles de la phrase au présent. Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus favorable, celui où nos mots réfèrent à des choses extérieures présentes qu'ils désignent, en quoi peut-on dire que ces choses sont des "Êtres" au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire au sens où ces choses seraient constituées autour d'un noyau de substance éternel et immuable. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'il n'y a pas, à proprement parler, de "choses" mais seulement des événements, des processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en transformation perpétuelle et que la stabilité (a fortiori l'immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout processus ? Il est temps de souligner que cette méfiance à l'égard de cette double tendance fétichiste est d'autant plus justifiée que la langue chinoise, contrairement à la langue grecque est parataxique (ou asyntaxique, c'est-à-dire qu'elle ne connaît pas les flexions, les accords, les déclinaisons, les conjugaisons).
D'où, notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo Zǐ et de ses disciples) l'idée que le réel se confond avec le non-Être, l'impermanent, le fluent, le passager. La sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de la conception héraclitéenne, honnie des premiers Philosophes, d'après laquelle "tout coule". Sauf que, dans le cas chinois, ce non-Être n'est justement pas synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie (dào) de la disponibilité, de l'indétermination, du devenir, de l'ouverture à une infinité de possibilités. Pour les taoïstes, donc, le vide n'est rien moins que la matrice du réel. Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [wù] qui fait l'utilité du chariot »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §11) ; « le grand souffle [qì] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, iv). Dans les deux cas, il s'agit de souligner métaphoriquement le rôle que joue le vide, le non-Être, c'est-à-dire le possible, le virtuel, dans la réalité du mouvement (le moyeu grâce auquel tourne la roue) et dans la réalité des perceptions (le vent par lequel nous entendons les sons).
On remarquera aussi à quel point le ton du Sage chinois diffère de celui du Philosophe grec : il importe en effet non pas de démontrer méthodiquement pour convaincre d'une manière générale mais plutôt de montrer par des analogies afin de suggérer, non pas de dire dans l'absolu ce qui est, mais d'indiquer contextuellement ce qui (se) passe. D'où, à l'opposé du discours tonitruant du Philosophe, une subtile parcimonie langagière : le Sage n'est pas un orateur mais un taiseux. Et à l'opposé de l'élitisme du Philosophe, l'effacement du non-attachement, de la modestie, de l'humilité. Dans tous les cas, « le Maître […] n’a pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi »(Confucius, Entretiens, IX, 4). Et, là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d'agir afin de résoudre les maux de l'humanité, « le Sage travaille à non-agir [wéi wú wéi] »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2) : il se contente d'indiquer ponctuellement la Voie (dào) du "ne-pas" (wú) : ne-pas-avoir, ne-pas-savoir, ne-pas-faire. De sorte que, tout en adoptant implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est celui de la philosophie grecque, la sagesse chinoise, tout au moins dans ses versions confucianiste et taoïste, en prend le contre-pied systématique en faisant l'éloge du non-Être, autrement dit du vide.
3 - Patañjali et le Yoga :
Là encore, pour comprendre la position du problème, il convient de planter le décor matériel et culturel du Yoga en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga fait partie des six darshana astika ou doctrines orthodoxes (on parle, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme, de darshana nastika ou doctrines hétérodoxes) de la tradition indienne, c’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe reconnaissant l'autorité des Vedas et des Upanishads, et les interprétant chacune d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Mutatis mutandis, toutes ces doctrines sont dualistes dans le sens où elles reposent sur le même dogme d'une double nature de la réalité, à la fois matière muable et corruptible (prakriti ou pradhâna) et esprit immuable et éternel (purusha ou âtman). À cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier, un point de vue originairement dualiste qui est commun avec la philosophie grecque et qui les oppose à la sagesse chinoise.
Mais, contrairement à celles-ci, ce n'est ni l'ontologie, ni la sémantique, ni l'éthique, encore moins la politique, qui intéressent la tradition spirituelle indienne mais le seul aspect anthropologique (voire psychologique). En effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade (Cf. Yoga : Immortalité et Liberté, i, 1.), il s'agit pour elle de considérer l'illusion systématique (mâyâ) dont souffre l'homme en raison de la causalité universelle (karman) pour, nécessairement, désirer l'en délivrer (nirvâna). Grosse différence avec la philosophie grecque : le dualisme de l'Être et du non-Être est un mal non pas en ce qu'il perturbe les relations sociales mais en ce qu'il perturbe le mental de chacun. Il doit donc être dépassé. De là, diverses stratégies de dépassement dont le Yoga donne des exemples, notamment en se définissant comme « suspension de l'agitation mentale [citta vritti nirodah] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). Pourquoi faut-il "suspendre l'agitation mentale" ? Eh bien parce que « les trois guna nés de prakriti, [...] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du corps. [...] Sattva attache au bonheur, rajas à l'action, [...] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à l'inaction »(Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence, cette causalité se trouve, en temps réel, signalée et reflétée par le mental qui se confond alors avec l'esprit. Or c'est l'esprit (purusha), non le mental (citta), qui est "l'habitant impérissable du corps", « voici ce que tu es [tat tvam asi] »(Chandogya Upanishad, 6.8.7). Voilà donc la funeste illusion (mâyâ) : l'esprit, éternel et immuable, n'est pas le mental puisque celui-ci, contrairement à celui-là, est une émanation de la matière (prakriti) muable et corruptible. Ce dont seul celui qui est doté de suffisamment de discernement (viveka) se rend compte et pour qui, dès lors, « tout est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or] la douleur à venir peut être évitée »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 15-16).
C'est ainsi que tout l'effort de la spiritualité indienne, celle du Yoga en particulier, va consister à fournir ce discernement qui fera résister, à l'avenir, à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha à citta en créant entre eux une sorte d'espace, de vide. Ysé Tardan-Masquelier (Cf. l'Esprit du Yoga, IV, ii, 2) rappelle l'importance de la notion de renoncement (sannyâsa) dans la culture indienne : non seulement accomplissement de l'existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle de sagesse que représentent les renonçants (sannyâsin) mis au rang des saints. De fait, la notion de renoncement est implicitement présente dans chacun des huit membres (angâni) du Yoga de Patañjali. On voit donc que les Yoga-Sûtra de Patañjali se signalent par une conception extrêmement originale du vide avec la notion de vairâgya qui ne se confond ni avec le néant de Platon, ni avec la matrice universelle de Lǎo Zǐ mais qui est conçue comme une distance, un écart à instaurer entre purusha et citta : « vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur»(Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15).
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Zhongguoren a écrit:Vanleers a écrit:Voilà ce qui rend bien problématique l’idée de « mettre en parallèle les pensées du Grec Platon et du Chinois Lao Tseu ».D'où l'intérêt (philosophique) d'en débattre.neopilina a écrit:Philosophe versus sage. Je me méfie de cette formule.
Un suivant de la Voie débattra-t-il, au sens philosophique, du Tao Te King ?
A l’évidence, non.
En débattra quelqu’un qui ne suit pas la Voie, qui ne connaît pas (au sens fort : expérimental, vécu, « biblique ») le Tao Te King.
Claude Larre a publié en 1994, toujours chez DDB, une deuxième traduction du livre.
Je cite sa présentation, à l’appui de ce que j’ai écrit ci-dessus.
Claude Larre a écrit:A ce livre, je souhaite des lecteurs simples et honnêtes, ennemis acharnés des idées toutes faites.
Ils se satisferaient de n’être que mille expressions silencieuses de l’agir naturel, seulement occupés à contempler l’invisible sur fond d’abîme, dans une conscience ferme et tranquille, présents aux aspects manifestés du monde.
Ces gens, serviteurs de l’invisible, prêteraient l’oreille pour discerner, à travers la rumeur insignifiante, la parole authentique qui sans grammaire et sans bruit monte jusqu’au cœur. A la suggestion des monts couronnés de forêts, se reflétant confusément dans le fleuve, ils traceraient des calligrammes pour exprimer moins les êtres que leur origine et leur forme, leur parcours et les relations qu’ils entretiennent entre eux.
Ces hommes merveilleux sont des gens de cœur, incapables de distinguer entre leur cœur et leur esprit. Ils sont heureux de vivre et contents de tout, bons avec les bons et bons avec les méchants, sans amour et sans haine, ne rejetant rien et n’abandonnant personne, attachés à maintenir et à parfaire une abnégation propre, seul fondement d’une relation authentique.
Ils se passionnent avec discernement et se rendent invulnérables par ce détachement. Toujours vides, toujours présents, toujours disposés pour une plénitude. A ceux qui les approchent, ils permettent de traverser sans le souiller le vase offert de leur cœur.
Ayant fait l’expérience du Vide, ils ne vont pas aux Écoles et ne recherchent pas un Maître. Ils apprennent plutôt à désapprendre et se trouvent bien de se conformer au précepte :
Regardez le Simple et embrassez le Brut
Soyez désintéressés et soyez sans désirs
Ils rient des arguments qu’on essaye sur eux. Ils écartent de la main les réfutations qu’on fait de leur manière de vivre. Sans mépris et sans condescendance, établis sur eux-mêmes, ils balayent le cercle de leurs contradicteurs :
Parlez, parlez, supputez à l’infini
Mieux vaudrait garder le Centre
La cascade des mots éloigne du centre et de l’origine, qui ne sont qu’une seule et même chose. En se multipliant, les mots se perdent dans l’irréel et nous avec.
Leur humilité foncière les a enracinés en pleine terre et les soumet toujours aux contraintes bienheureuses d’une existence singulière. Ils puisent dans l’humus, mais s’appuient sur leur tige, pour monter le long de leur nature particulière. Ainsi, faisant de la nécessité naturelle leur vertu personnelle, vont-ils à la rencontre de la lumière que le ciel splendide déverse sur leur croissance. Ils accomplissent les promesses d’un destin propre inséparable du reste du monde.
Fleurs écloses soudain, fruits lentement formés, alourdis de tant de soleil et de pluie comme des apports de la terre, ils sont, avant de s’en aller, les gardiens de cette semence, toujours la même, d’où ils sont venus.
Lecteurs occasionnels, vous allez découvrir par vous-mêmes, à loisir, les pages qui s’ouvrent. Si vous vous ouvrez vous-mêmes à ce qui s’ouvre pour vous, peut-être pressentirez-vous que la Vertu commande d’aller, sans s’attarder dans nos erreurs, à la vie.
Vanleers- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Vanleers a écrit:Un suivant de la Voie débattra-t-il, au sens philosophique, du Tao Te King ?
A l’évidence, non.
En débattra quelqu’un qui ne suit pas la Voie, qui ne connaît pas (au sens fort : expérimental, vécu, « biblique ») le Tao Te King.
Bien sûr. Mais nous sommes sur un forum de philosophie, non de "sagesse taoïste". Aussi ai-je parlé d'"intérêt philosophique".
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
A propos de ceci :
Remarquable. Aujourd'hui, j'ai vu la belle couleuvre à collier (Natrix natrix) qui s'est installée dans mon bassin, un peu plus tard, je t'ai lu, cette journée commence très bien. Et je ne doute pas un instant que tu as parfaitement conscience que ta contribution permettrait, de proche en proche, d'aborder tous les problèmes qui accablent l'homme, le philosophe et/ou sage, de toutes les régions de la Terre depuis la nuit des temps. Dans un premier temps, je ne réagirais pas sur tel ou tel point précis (le " Tout devient " d'Héraclite, qu'il n'est pas le seul à avoir constater, l'être ou l'Être, etc.), mais je le ferais, certains m'ont toujours intéressé au dernier degré. Je te rappelle que je ne me suis jamais penché sérieusement sur un seul texte fondamental de l'extrême orient (ce que Vanleers a cité de Claude Larre sur le Tao Te King m'incite à le redire).
Alors, des petites généralités. Je vois dans le monde bouddhiste, des bonzes et des nonnes qui vivent de la générosité publique. Heureusement que tout le monde ne devient pas bonzes ou nonnes. Je traduis. A tort ou à raison, c'est une opinion, au sens le plus terrible qui soit, uniquement externe, j'ai l'impression que les " sages " de l'extrême orient fuient, négligent, etc., le Monde des Hommes (et des Femmes, la langue française étant ce qu'elle est), la Cité, abominablement dit : " les affaires courantes ". Le philosophe grec, et par la suite occidental, est au coeur de la Cité, ça ne me paraît pas être le cas, pour le philosophe/ou le sage d'extrême orient : il est sage, c'est admirable, mais seulement pour lui. Tu dis ci-dessus :
Tu l'as dis, l'émergence de la philosophie occidentale, en tant que discours explicite et spécifique, même si c'est entre autres (à l'époque le philosophe a une foule de " casquettes ", qu'il n'a plus aujourd'hui, il suffit de regarder le " rang d'oignons " des oeuvres d'Aristote) est irrémédiablement liée à la chose politique, c'est aussi une, des, métaphysiques, des Projets pour la société, la Cité, l'Homme en société, etc. Encore une fois, sauf erreur de ma part, de la part d'un point de vue aussi médiocre que le mien, ça ne me semble pas être le cas pour ces sagesses, philosophies, etc. orientales. Dans ce qu'a cité Vanleers, je caricature à peine, il me semble voir un être accompli, et on est vraiment, sincèrement, je n'ironise pas, content pour lui, il a cessé de souffrir a priori (il est Maitre en Sa, et, cogito, chacun la Sienne, Demeure, etc.), qui donc, regarde, si ce n'est paisiblement, stoïquement le Monde (i.e. des hommes dans la littérature grecque classique) s'embraser. Ou encore, pour le dire autrement, dans la philosophie occidentale, il n'y a pas d'attrait pour le Non-Être (dès qu'il est nommé, c'est un gêneur), le vide ou encore la vacuité. " Tout devient " (Héraclite fait ce constat, mais il n'en fait pas une philosophie : il sait que la connaissance est possible, etc.) , rien de plus exact (mais pas n'importe comment), ce n'est pas une raison pour en conclure, décréter qu'une chose qui est ce qu'elle au moment où elle l'est est quantité négligeable. Sans faire appel aux horreurs de l'histoire ou de l'actualité : bien sûr que mes chats vont mourir, ce n'est pas une raison pour cesser de les alimenter ou de les soigner quand il faut. Idem pour la vacuité, je reprends l'une des premières remarques que j'ai faites ci-dessus : j'aurais aimé dire au Bouddha et quelques autres de cette région du monde que le problème n'est pas tant l'élimination de la libido (l'énergie première, radicale) qu'un bon emploi de celle-ci. Quand au vide, sa version occidentale, il n'a plus droit de cité (désolé !) en philosophie. C'est un concept de scientifique (depuis le divorce de la science et de la philosophie survenue en Occident au XVII° siècle).
Il me semble que toutes les philosophies, toutes les sagesses, du monde ne sont pas à la portée du premier venu. Je ne pense pas que le chinois de base puisse écrire ce que tu as écris ci-dessus.
Zhongguoren a écrit:PREMIER CRITÈRE, LE VIDE :
1 - Platon et la philosophie :
Disons tout de suite que, pour la philosophie le vide n'est pas originellement (jusqu'à Pascal puis l'existentialisme) un objet de pensée (vide = néant = 0 = rien à savoir = rien à faire). Pour comprendre cette désaffection, sinon ce mépris originels de la philosophie à l'égard de la notion de vide, il faut rappeler les conditions socio-historiques de son émergence : d'une part la démocratie qui exige un débat contradictoire permanent sur les valeurs et leur application, d'autre part la guerre incessante d'Athènes et de ses alliés contre Sparte et ses alliés (guerre du Péloponnèse, guerre de Corinthe), puis contre la Macédoine, guerre qui aboutira, après la bataille de Chéronée (-338) à l'absorption progressive de la Grèce dans l'empire de Philippe II. Pour toutes ces raisons, l'invention de ce qu'il est convenu d'appeler la "philosophie" à Athènes à la fin du V° siècle et au début du IV° avant l'ère commune se veut être précisément une réaction contre ce que le duo Socrate-Platon considère comme l'ère du vide très éloignée de l'âge d'or d'Athènes à l'époque de Périclès (première moitié du V° siècle) et que la lamentable affaire dite "des Arginuses" ainsi que les comédies d'Aristophane illustrent à merveille.
Cette ère du vide est, en fait, une période critique marquée par le triple sceau de la vacuité. Vacuité ontologique d'abord avec l'opinion de plus en plus largement répandue qu'il n'y a pas de réalité stable, que tout passe, tout change, tout se modifie ou, comme le dit Héraclite, "tout coule [panta rhéï]". Vacuité sémantique ensuite puisque, s'il n'y a rien de stable en ce bas monde, alors, en particulier, comme les rhéteurs et les sophistes s'en vont le répétant, il n'y a pas non plus de vérité. "L'homme est la mesure de toute chose" proclame le rhéteur Protagoras, voulant dire par là qu'il n'y a de vérité que contextuelle : ce qui est vrai aujourd'hui ne l'était pas hier et ne le sera plus demain, ce qui vaut pour l'un ne vaut pas pour l'autre ou, pour parodier Pascal, vérité en-deçà du Mont Olympe, erreur au-delà. Vacuité morale ou éthique enfin puisque, s'il n'y a pas de vérité, il y en a encore moins en ce qui concerne le bien-agir dans la conduite de l'humaine existence, ainsi que le montrent Eschyle, Sophocle et Euripide dans leurs tragédies. Même les meilleurs d'entre les hommes, à savoir les héros, les demi-dieux, sont susceptibles, au détour d'un malheureux concours de circonstances, de commettre les pires absurdités, voire les pires atrocités.
Comme remède à cette triple vacuité considérée par eux comme pathologique, les premiers Philosophes préconisent au contraire l'attachement à la plénitude éternelle et immuable de l'Être, du Vrai et du Bien. Raison pour laquelle la philosophie va consister, dans un premier temps, à contempler l'Être afin d'en tirer des connaissances absolument et définitivement Vraies, en particulier la connaissance de ce qui, dans l'action humaine, est absolument et définitivement Bien. Il en résulte, de la part du Philosophe, un discours dualiste : « l’idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime. [Car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets. [Or] il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité. [Dès lors], ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité […] c’est l’idée du Bien »(Platon, République, VI, 505a-509a). L'analogie entre le Bien et le soleil est significative : nous avons, d'un côté le monde de l'esprit (topos noètos) éclairé par le Bien, de l'autre le monde de la matière (topos horatos) éclairé par le soleil, le premier étant la demeure de l'Être éternel et immuable, le second le séjour du non-Être passager et fugace. Par ailleurs, on voit combien le discours philosophique adopte d'emblée un ton grandiloquent dans la mesure où il s'agit avant tout de démontrer et de convaincre face à l'habileté rhétorique des rhéteurs et des sophistes rompus aux exigences du débat démocratique. Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité". D'où l'idée bien connue que, pour résoudre les problèmes humains il faut et il suffit de confier aux Philosophes la direction de la Cité.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Les milieux érudits chinois connaissent à peu près à la même époque à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays) n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de relative stabilité politique. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles n'apparaît pas en Chine l'urgence de (re-)fonder les bases de la Cité sur l'idée d'un Être éternel et immuable. Une autre raison, on y reviendra, tient à la structure propre de la langue chinoise.
L'école de Confucius et celle, à peu près contemporaine (VI° siècle) de Lǎo Zǐ (Lao Tseu) vont même jusqu'à professer une réaction contre la tendance à la vénération de l'Être dans laquelle elles décèlent un double fétichisme de la pensée. Celui qui consiste à prendre les mots pour des choses et celui consistant à prendre les choses pour des êtres. Prendre les mots pour des choses : par exemple, si je dis "aujourd'hui, il y a des nuages dans le ciel", les termes "nuage" et "ciel" renvoient sans doute à des choses extérieures au langage et qui en garantissent la signification en termes de conditions de vérité. Mais qu'en est-il si je remplace "aujourd'hui" par demain et "il y a" par "il y aura" ? Ma phrase reste parfaitement intelligible bien qu'il n'y ait manifestement plus rien, à l'extérieur du langage, pour la rendre vraie ou fausse. Mutatis mutandis, si je mets ma phrase au passé, elle peut, à nouveau, avoir des conditions de vérité, mais différentes de celles de la phrase au présent. Prendre les choses pour des êtres : même dans le cas le plus favorable, celui où nos mots réfèrent à des choses extérieures présentes qu'ils désignent, en quoi peut-on dire que ces choses sont des "Êtres" au sens métaphysique du terme, c'est-à-dire au sens où ces choses seraient constituées autour d'un noyau de substance éternel et immuable. Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'il n'y a pas, à proprement parler, de "choses" mais seulement des événements, des processus dans le cours desquels tout est en mouvement, en transformation perpétuelle et que la stabilité (a fortiori l'immuabilité) ne sont que des illusions causées par la difficulté que nous avons à percevoir et/ou à penser la mutabilité de tout processus ? Il est temps de souligner que cette méfiance à l'égard de cette double tendance fétichiste est d'autant plus justifiée que la langue chinoise, contrairement à la langue grecque est parataxique (ou asyntaxique, c'est-à-dire qu'elle ne connaît pas les flexions, les accords, les déclinaisons, les conjugaisons).
D'où, notamment dans le courant taoïste (celui de Lǎo Zǐ et de ses disciples) l'idée que le réel se confond avec le non-Être, l'impermanent, le fluent, le passager. La sagesse chinois semble donc se ranger plutôt du côté de la conception héraclitéenne, honnie des premiers Philosophes, d'après laquelle "tout coule". Sauf que, dans le cas chinois, ce non-Être n'est justement pas synonyme de néant. Le non-Être est plutôt, ici, la Voie (dào) de la disponibilité, de l'indétermination, du devenir, de l'ouverture à une infinité de possibilités. Pour les taoïstes, donc, le vide n'est rien moins que la matrice du réel. Considérons, par exemple, ces deux citations : « trente rayons autour d'un moyeu : c'est le vide central [wù] qui fait l'utilité du chariot »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §11) ; « le grand souffle [qì] indéterminé de la Nature, s’appelle vent [fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, iv). Dans les deux cas, il s'agit de souligner métaphoriquement le rôle que joue le vide, le non-Être, c'est-à-dire le possible, le virtuel, dans la réalité du mouvement (le moyeu grâce auquel tourne la roue) et dans la réalité des perceptions (le vent par lequel nous entendons les sons).
On remarquera aussi à quel point le ton du Sage chinois diffère de celui du Philosophe grec : il importe en effet non pas de démontrer méthodiquement pour convaincre d'une manière générale mais plutôt de montrer par des analogies afin de suggérer, non pas de dire dans l'absolu ce qui est, mais d'indiquer contextuellement ce qui (se) passe. D'où, à l'opposé du discours tonitruant du Philosophe, une subtile parcimonie langagière : le Sage n'est pas un orateur mais un taiseux. Et à l'opposé de l'élitisme du Philosophe, l'effacement du non-attachement, de la modestie, de l'humilité. Dans tous les cas, « le Maître […] n’a pas d’idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi »(Confucius, Entretiens, IX, 4). Et, là où le Philosophe se voit assigner pour tâche d'agir afin de résoudre les maux de l'humanité, « le Sage travaille à non-agir [wéi wú wéi] »(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2) : il se contente d'indiquer ponctuellement la Voie (dào) du "ne-pas" (wú) : ne-pas-avoir, ne-pas-savoir, ne-pas-faire. De sorte que, tout en adoptant implicitement le cheminement ontologie-sémantique-éthique qui est celui de la philosophie grecque, la sagesse chinoise, tout au moins dans ses versions confucianiste et taoïste, en prend le contre-pied systématique en faisant l'éloge du non-Être, autrement dit du vide.
3 - Patañjali et le Yoga :
Là encore, pour comprendre la position du problème, il convient de planter le décor matériel et culturel du Yoga en Inde, toujours à cette époque des VI° et V° siècles avant notre ère. Comme vous le savez sûrement, le Yoga fait partie des six darshana astika ou doctrines orthodoxes (on parle, à propos du bouddhisme, du jaïnisme et du sikkhisme, de darshana nastika ou doctrines hétérodoxes) de la tradition indienne, c’est-à-dire l’une des six conceptions doctrinales qui constituent le corpus hindouiste orthodoxe reconnaissant l'autorité des Vedas et des Upanishads, et les interprétant chacune d’un certain point de vue, à savoir : Nyâya (point de vue logique), Vaisheshika (point de vue analytique), Sâmkhya (point de vue cosmologique), Yoga (point de vue psychologique), Mîmâmsâ (point de vue théologique), Vedânta (point de vue métaphysique). Mutatis mutandis, toutes ces doctrines sont dualistes dans le sens où elles reposent sur le même dogme d'une double nature de la réalité, à la fois matière muable et corruptible (prakriti ou pradhâna) et esprit immuable et éternel (purusha ou âtman). À cet égard, elles possèdent toutes, donc, et le Yoga en particulier, un point de vue originairement dualiste qui est commun avec la philosophie grecque et qui les oppose à la sagesse chinoise.
Mais, contrairement à celles-ci, ce n'est ni l'ontologie, ni la sémantique, ni l'éthique, encore moins la politique, qui intéressent la tradition spirituelle indienne mais le seul aspect anthropologique (voire psychologique). En effet, comme le fait remarquer Mircea Eliade (Cf. Yoga : Immortalité et Liberté, i, 1.), il s'agit pour elle de considérer l'illusion systématique (mâyâ) dont souffre l'homme en raison de la causalité universelle (karman) pour, nécessairement, désirer l'en délivrer (nirvâna). Grosse différence avec la philosophie grecque : le dualisme de l'Être et du non-Être est un mal non pas en ce qu'il perturbe les relations sociales mais en ce qu'il perturbe le mental de chacun. Il doit donc être dépassé. De là, diverses stratégies de dépassement dont le Yoga donne des exemples, notamment en se définissant comme « suspension de l'agitation mentale [citta vritti nirodah] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 2). Pourquoi faut-il "suspendre l'agitation mentale" ? Eh bien parce que « les trois guna nés de prakriti, [...] enchaînent dans le corps [...] l'Habitant impérissable du corps. [...] Sattva attache au bonheur, rajas à l'action, [...] tamas voile la connaissance et attache à la négligence de l'erreur et à l'inaction »(Bhagavad Gîtâ, XIV, 5, 9). Autrement dit, du fait de la causalité (karman) indéfectible que les trois énergies fondamentales (guna) exercent sur le corps en le transformant en permanence, cette causalité se trouve, en temps réel, signalée et reflétée par le mental qui se confond alors avec l'esprit. Or c'est l'esprit (purusha), non le mental (citta), qui est "l'habitant impérissable du corps", « voici ce que tu es [tat tvam asi] »(Chandogya Upanishad, 6.8.7). Voilà donc la funeste illusion (mâyâ) : l'esprit, éternel et immuable, n'est pas le mental puisque celui-ci, contrairement à celui-là, est une émanation de la matière (prakriti) muable et corruptible. Ce dont seul celui qui est doté de suffisamment de discernement (viveka) se rend compte et pour qui, dès lors, « tout est douleur, parce que nous sommes soumis aux conflits nés de l’activité des Gunas et à la douleur inhérente au changement, au malaise existentiel, au conditionnement du passé. [Or] la douleur à venir peut être évitée »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 15-16).
C'est ainsi que tout l'effort de la spiritualité indienne, celle du Yoga en particulier, va consister à fournir ce discernement qui fera résister, à l'avenir, à cette adhésion aussi spontanée que pathologique de purusha à citta en créant entre eux une sorte d'espace, de vide. Ysé Tardan-Masquelier (Cf. l'Esprit du Yoga, IV, ii, 2) rappelle l'importance de la notion de renoncement (sannyâsa) dans la culture indienne : non seulement accomplissement de l'existence dans le dernier âge de la vie, mais aussi du modèle de sagesse que représentent les renonçants (sannyâsin) mis au rang des saints. De fait, la notion de renoncement est implicitement présente dans chacun des huit membres (angâni) du Yoga de Patañjali. On voit donc que les Yoga-Sûtra de Patañjali se signalent par une conception extrêmement originale du vide avec la notion de vairâgya qui ne se confond ni avec le néant de Platon, ni avec la matrice universelle de Lǎo Zǐ mais qui est conçue comme une distance, un écart à instaurer entre purusha et citta : « vairâgya […], littéralement, le dé-passionnement, comme distance interposée entre le sujet et ses attraits, est un éloignement qui introduit un espace, puis un espace qui devient un point d’appui et, de là, un espace intérieur»(Alyette Degrâces, in Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), i, 15).
Remarquable. Aujourd'hui, j'ai vu la belle couleuvre à collier (Natrix natrix) qui s'est installée dans mon bassin, un peu plus tard, je t'ai lu, cette journée commence très bien. Et je ne doute pas un instant que tu as parfaitement conscience que ta contribution permettrait, de proche en proche, d'aborder tous les problèmes qui accablent l'homme, le philosophe et/ou sage, de toutes les régions de la Terre depuis la nuit des temps. Dans un premier temps, je ne réagirais pas sur tel ou tel point précis (le " Tout devient " d'Héraclite, qu'il n'est pas le seul à avoir constater, l'être ou l'Être, etc.), mais je le ferais, certains m'ont toujours intéressé au dernier degré. Je te rappelle que je ne me suis jamais penché sérieusement sur un seul texte fondamental de l'extrême orient (ce que Vanleers a cité de Claude Larre sur le Tao Te King m'incite à le redire).
Alors, des petites généralités. Je vois dans le monde bouddhiste, des bonzes et des nonnes qui vivent de la générosité publique. Heureusement que tout le monde ne devient pas bonzes ou nonnes. Je traduis. A tort ou à raison, c'est une opinion, au sens le plus terrible qui soit, uniquement externe, j'ai l'impression que les " sages " de l'extrême orient fuient, négligent, etc., le Monde des Hommes (et des Femmes, la langue française étant ce qu'elle est), la Cité, abominablement dit : " les affaires courantes ". Le philosophe grec, et par la suite occidental, est au coeur de la Cité, ça ne me paraît pas être le cas, pour le philosophe/ou le sage d'extrême orient : il est sage, c'est admirable, mais seulement pour lui. Tu dis ci-dessus :
Zhongguoren a écrit:Les milieux érudits chinois connaissent à peu près à la même époque à peu près les mêmes débats entre métaphysiciens tenants de l'immuabilité de l'Être et anti-métaphysiciens relativistes. Sauf que ces débats ont lieu dans un contexte socio-historique bien différent : l'Empire du Milieu (c'est ainsi que les chinois nomment leur pays) n'est pas une démocratie mais un État féodal extrêmement hiérarchisé dominé par la dynastie des Zhou qui va s'étendre sur huit siècles, du milieu du XI° au milieu du III° siècles avant notre ère. De ce fait, la Chine connaît, à l'époque de la naissance de la philosophie en Grèce, une ère de relative stabilité politique. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles n'apparaît pas en Chine l'urgence de (re-)fonder les bases de la Cité sur l'idée d'un Être éternel et immuable. Une autre raison, on y reviendra, tient à la structure propre de la langue chinoise.
Tu l'as dis, l'émergence de la philosophie occidentale, en tant que discours explicite et spécifique, même si c'est entre autres (à l'époque le philosophe a une foule de " casquettes ", qu'il n'a plus aujourd'hui, il suffit de regarder le " rang d'oignons " des oeuvres d'Aristote) est irrémédiablement liée à la chose politique, c'est aussi une, des, métaphysiques, des Projets pour la société, la Cité, l'Homme en société, etc. Encore une fois, sauf erreur de ma part, de la part d'un point de vue aussi médiocre que le mien, ça ne me semble pas être le cas pour ces sagesses, philosophies, etc. orientales. Dans ce qu'a cité Vanleers, je caricature à peine, il me semble voir un être accompli, et on est vraiment, sincèrement, je n'ironise pas, content pour lui, il a cessé de souffrir a priori (il est Maitre en Sa, et, cogito, chacun la Sienne, Demeure, etc.), qui donc, regarde, si ce n'est paisiblement, stoïquement le Monde (i.e. des hommes dans la littérature grecque classique) s'embraser. Ou encore, pour le dire autrement, dans la philosophie occidentale, il n'y a pas d'attrait pour le Non-Être (dès qu'il est nommé, c'est un gêneur), le vide ou encore la vacuité. " Tout devient " (Héraclite fait ce constat, mais il n'en fait pas une philosophie : il sait que la connaissance est possible, etc.) , rien de plus exact (mais pas n'importe comment), ce n'est pas une raison pour en conclure, décréter qu'une chose qui est ce qu'elle au moment où elle l'est est quantité négligeable. Sans faire appel aux horreurs de l'histoire ou de l'actualité : bien sûr que mes chats vont mourir, ce n'est pas une raison pour cesser de les alimenter ou de les soigner quand il faut. Idem pour la vacuité, je reprends l'une des premières remarques que j'ai faites ci-dessus : j'aurais aimé dire au Bouddha et quelques autres de cette région du monde que le problème n'est pas tant l'élimination de la libido (l'énergie première, radicale) qu'un bon emploi de celle-ci. Quand au vide, sa version occidentale, il n'a plus droit de cité (désolé !) en philosophie. C'est un concept de scientifique (depuis le divorce de la science et de la philosophie survenue en Occident au XVII° siècle).
Zhongguoren a écrit:Enfin, ce discours est clairement élitiste : seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité » (Platon, République, V, 475e), seuls quelques happy few possèdent cet "œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité".
Il me semble que toutes les philosophies, toutes les sagesses, du monde ne sont pas à la portée du premier venu. Je ne pense pas que le chinois de base puisse écrire ce que tu as écris ci-dessus.
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Vous voyez qu'il y a matière à débat. En tout cas, merci de m'avoir lu.
Moi si (enfin, un peu).neopilina a écrit:je ne doute pas un instant que tu as parfaitement conscience que ta contribution permettrait, de proche en proche, d'aborder tous les problèmes qui accablent l'homme, le philosophe et/ou sage, de toutes les régions de la Terre depuis la nuit des temps.
Je dirais le contraire : le philosophe (occidental) est "au-dessus" (des choses, des gens). Le sage (extrême-oriental) est "parmi" (les choses, les gens). Dans toutes les civilisations, les sages sont des modèles (cf. Virata de Stefan Zweig ou le Jeu des Perles de Verre et Siddharta de Hermann Hesse).neopilina a écrit:Le philosophe grec, et par la suite occidental, est au coeur de la Cité, ça ne me paraît pas être le cas, pour le philosophe/ou le sage d'extrême orient : il est sage, c'est admirable, mais seulement pour lui.
C'est exact pour le philosophe grec et pour le sage indien. Dans le cas du sage chinois, c'est plus compliqué : en Chine, tout est politique depuis toujours en raison de la hiérarchisation de la société (encore aujourd'hui ...). Même la morale confucéenne n'est pas une morale au sens occidental du terme mais plutôt un rituel (礼节, lǐ jié) de comportement social très contraignant. Mais il faudrait développer ce point beaucoup plus longuement.neopilina a écrit:Tu l'as dis, l'émergence de la philosophie occidentale, en tant que discours explicite et spécifique, même si c'est entre autres (à l'époque le philosophe a une foule de " casquettes ", qu'il n'a plus aujourd'hui, il suffit de regarder le " rang d'oignons " des oeuvres d'Aristote) est irrémédiablement liée à la chose politique, c'est aussi une, des, métaphysiques, des Projets pour la société, la Cité, l'Homme en société, etc. Encore une fois, sauf erreur de ma part, de la part d'un point de vue aussi médiocre que le mien, ça ne me semble pas être le cas pour ces sagesses, philosophies, etc. orientales.
Est-ce une raison suffisante pour qu'un concept n'ait plus droit de cité en philosophie ? Cf. les débats, très âpres, sur les notions de "vie", de "souffrance", la controverse Goethe/Newton sur les couleurs, etc. Quant au "vide", il reste au centre de la philosophie existentielle, me semble-t-il. Et de la psychologie.neopilina a écrit:Quand au vide, sa version occidentale, il n'a plus droit de cité (désolé !) en philosophie. C'est un concept de scientifique (depuis le divorce de la science et de la philosophie survenue en Occident au XVII° siècle)
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
DEUXIÈME CRITÈRE, L'UNITÉ :
1 - Platon et la philosophie :
Le rapport de la philosophie à la notion d'unité est paradoxal. Il va y avoir, d'un côté une fascination pour l'unité parfaite de l'Être (qui sera divinisée avec le hénos de Plotin) et de l'autre, une inquiétude permanente à l'égard du divers chaotique dans les manifestations du non-Être. D'où, dès les dialogues socratiques, le modus operandi que s'assigne la philosophie platonicienne, à savoir une méthode de discrimination, de distinction, de dichotomie consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner en faveur de l'impermanence des choses, leur Être véritable, c'est-à-dire stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer clairement et distinctement, comme le dira plus tard Descartes, les subtils indices du réel Un là où, précisément, le vulgaire se laisse berner par l'apparente globalité indivise des choses qui n'est autre qu'une illusion obscure et confuse de diversité et de multiplicité sans ordre ni raison. Aussi le philosophe s'évertue-t-il à rétablir l'Un à partir d'une triple partition, d'une triple dichotomie au niveau ontologique de l'Être, au niveau sémantique du Vrai et au niveau éthique du Bien.
Du point de vue ontologique, on l'a vu, les corps physiques sont réputés fournir à l’œil biologique du vulgaire l'illusion du changement, du mouvement. Tandis que l'élite dotée de ce que Platon appelle "l’œil de l'esprit" perçoit, ou, en tout cas, soupçonne immédiatement le Même véritable dans l'apparence de l'Autre. Rappelons en effet qu'« il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon, République, VI, 485b). Or cette essence immuable n'est accessible qu'à condition de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés illusoires par les adorateurs de l'Être. D'où cette tendance proprement philosophique à disqualifier la matière, et tout particulièrement, la matière corporelle, diverse car muable et périssable, pour promouvoir un soi-disant principe immatériel, immuable et éternel (la pensée, l'âme, l'esprit, la psukhè, etc.) censé faire droit à la plénitude de l'Être.
Il s'ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer d'un point de vue sémantique les données sensibles lorsqu'il s'agit de s'interroger sur les conditions de vérité d'un énoncé. En effet, « quand il s'agit de l'acquisition de la vérité, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation »(Platon, Phédon, 65c-66a). Au point même de ne pas hésiter à ravaler les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives et olfactives) au rang des délires et des hallucinations, comme le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de [ses] songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de l'unité sémantique du Vrai suppose, ipso facto, l'exclusion des données sensibles.
Il en va de même enfin lorsqu'on se place sur le plan éthique ou moral. L'exclusive philosophique se manifeste alors à l'égard des émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans spontanés du corps soupçonnés d'alimenter l'immoralité et la violence là où la connaissance philosophique de l'Être et de sa Vérité conduit, on l'a vu, à diviniser le Bien absolu. Il ne saurait, en effet, y avoir de philosophie sans une maîtrise de « la partie [de l'homme] où siège le désir qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant] garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale »(Platon, République, IV, 441c-443d). Là encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination à l'égard de ce qu'elle considère être une illusion de diversité.
Nul mieux que Clément Rosset n'a résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu'il dit que « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu'il appelle "l’éclat du vrai" suppose, en amont, la contemplation de l'Être, et, en aval, la pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le dualisme (matière/esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal, faire de la philosophie, c'est avoir toujours "une pensée de derrière", une double pensée, une arrière-pensée. D'où ce double langage : à la fois célébration de l'Un (l'Être) et dénonciation du divers (le non-Être), et pratique de la diversification (argumentative) afin de traquer l'unité illusoire (perceptive).
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Afin de le soumettre immédiatement à l'examen et à la critique taoïstes, nous avons volontairement passé sous silence l'un des principes méthodologiques fondateurs de cette duplicité philosophique : à savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir d'Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s'énonce de la manière suivante (c'est Socrate qui parle) : « je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons »(Platon, Gorgias, 458b). Bref, faire de la philosophie, c'est fondamentalement traquer la diversité du non-Être (la fausseté) afin qu'en creux resplendisse l'unité de l'Être (le Vrai). Car, dira Aristote, « il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous le même rapport »(Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b 19-20). Ce qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que, de deux choses l'une, ou bien la phrase "il est assis" est vraie et la phrase "il n'est pas assis" est fausse, ou bien c'est l'inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si l'on tient à ce qu'elles soient conjointement vraies, alors le "il" dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que le "il" de la deuxième (par exemple, respectivement, Socrate et Glaucon). Et si l'on refuse cette distinction, il faut alors admettre que la première phrase est vraie à l'instant t et la deuxième à l'instant t' différent de t. Bref, ce qui est Est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus être ; ce qui est vrai est Vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le devenir.
Les Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d'argument. Et c'est en vertu de la dénonciation de ce double fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu'ils le déconstruisent. Loin d'eux l'idée de nier l'intérêt pratique du principe de (non-)contradiction. Les taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement. Lorsque j'annonce que je vais faire quelque chose, ce n'est évidemment pas pareil que lorsque j'annonce que je ne vais pas le faire. Mais, encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur, on me comprend, certes, mais ce n'est pas pour cela que "la moitié gauche du mur" (où commence-t-elle ? où s'arrête-t-elle ?) réfère à quelque Être sous-jacent (substantiel). Si je dis que je vais peindre aujourd'hui, je suis parfaitement intelligible mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme l'"aujourd'hui" (quand commence-t-il ? quand finit-il ?). De même, désigner un morceau de l'espace-temps en le nommant "Socrate" et le distinguer d'un autre morceau nommé "Glaucon" est parfaitement légitime … tant qu'on ne va pas s'imaginer que ces deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans l'espace et dans le temps ! Car c'est bien le même espace et le même temps qui englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa moitié droite, l'aujourd'hui le hier et le demain. Rappelons encore que, dans la langue chinoise, les verbes ne se conjuguent pas (pas de distinction formelle, sinon par le contexte et par des adverbes, entre le passé, le présent et le futur, le réel et l'irréel). Tout ça pour dire que le Sage taoïste, tout à l'inverse du Philosophe, entend faire prendre conscience de la grande Unité dont procède toute réalité. De sorte qu'il n'y a pas lieu de traquer des contradictions entre ce qui est et ce qui n'est pas, entre l'illusion et la réalité, entre l'Un et le multiple.
Dans la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion des contraires en dénonçant le principe de (non-)contradiction comme une conception erronée de l'espace et du temps, on peut dire que le dào (tao) est la Voie de (et non pas vers) la grande Unité et que le Tao Te King est le traité de cette grande Unité. La contradiction n'y est pas abordée comme un jugement philosophique surplombant l'apparente diversité des choses, mais y est considérée, tout au contraire, comme le devenir-autre du même : « le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s'accordent mutuellement. L'antériorité et la postériorité sont la conséquence l'une de l'autre»(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). Ce "même" étant, en l'occurrence, le grand processus cosmique et qui est l'unité de la Voie dont toute chose, tout processus, est la manifestation.
Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise, un ouvrage vénéré comme l'un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c'est le Yi King (yì jīng, littéralement "livre des mutations, des changements, des transformations, etc."), livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et sagesse et auquel aucun sage chinois, et Lǎo Zǐ moins que tout autre, ne manque de faire allusion. La raison est facile à saisir : c'est qu'il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào »(Grand Commentaire du Yi King). Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d'un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l'origine, yīn et yáng désignent respectivement l'ubac et l'adret d'une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil). Notons au passage que la clarté, la lumière, la compréhension (míng) s'écrit en chinois 明 (soleil + lune). L'une des représentations les plus connues, notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, littéralement "image de la poutre maîtresse", en fait celle qui constitue le sommet d'un toit et donc par laquelle on passe d'un versant à l'autre). On comprend intuitivement et sans difficulté le sens de cette représentation : d'une part, d'où que l'on parte sur la circonférence du cercle que l'on procède dans une direction ou dans l'autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d'autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n'y a pas de yīn pur ni de yáng pur. D'où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les contraires, loin de s'exclure, donc loin de constituer une menace pour le grand Un s'attirent et s'entremêlent dans l'Un indivisible de la Voie.
3 - Patañjali et le Yoga :
Il existe une autre représentation bien connue de cette unité des contraires qui ruine le principe philosophique de (non-)contradiction, mais qui appartient cette fois à la tradition indienne. C'est la danse de Shiva Natarâja, ("Shiva, roi de la danse") effectuant ânanda tândava ("la danse de la félicité"). Là encore, le sens de cette sculpture du XIII° siècle n'est pas bien difficile à saisir. Shiva, le dieu de la destruction (rappelons que dans la Trimûrti, "trinité", hindouiste, Brahmâ est le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur), danse dans un (quasi-)cercle de feu une jambe prenant appui sur la voûte céleste, l'autre piétinant le nain Muyalaka qui représente l'ignorance et la bêtise. Il a la taille ceinte de Nâga, la divinité de la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ, déesse du fleuve Gange qui draine toute chose. Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure la flamme tout à la fois de la destruction et de la régénération. Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā, geste auguste de protection, et sa main gauche antérieure montre sa jambe levée comme symbole de l'espoir de libération (moksha). Tout donc, dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui de l'unicité du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du monde.
De ce point de vue, en tant qu'ils s'inscrivent dans la tradition hindouiste, on serait tenté de penser que les Yoga-Sûtra de Patañjali sont plus proches de la vision taoïste de l'unité des contraires que du principe de (non-)contradiction qui est celui de la philosophie grecque. Après tout, comme chez Lǎo Zǐ, pour Patañjali « l'état particulier d'un objet est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des énergies fondamentales [guna] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), ce qui revient à dire qu'il existe a priori une certaine unité de la nature (pradhâna) dans sa fluidité même. Pourtant, une telle proximité n'a rien évident. D'abord parce que, à l'instar de la philosophie grecque, nous avons vu que le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une certaine discrimination de purusha à l'égard de prakriti, et ce, afin de restaurer purusha dans ses droits en rappelant que « l’agitation du mental [citta vritti] est toujours perçue par la conscience profonde [purusha], toute puissante en raison de son immuabilité »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 18). Ensuite parce que l'étymologie de "yoga évoque clairement l'idée d'une unification (la racine "yog" de yoga suggère l'idée de lien et se retrouve dans les mots français "joug", "juguler", etc.). Or, l'unification est un processus de liaison de ce qui, à l'origine, est réputé délié. D'où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est susceptible d'être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne peut être ni purusha, immuable par essence, ni prakriti, toujours identique à soi dans sa mutabilité même.
Patañjali nous explique que « le but du yoga [samâdhi qui est un terme que la plupart des traducteurs rendent par "union", "réunion", "rassemblement"] est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21) En quoi consiste l'effort ? C'est celle, précisément, en quoi consiste la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse [tapas], étude de soi [svadhyâya] et abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], tels sont les aspects pratiques du yoga »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 1), trois aspects "pratiques" qui reviennent au même puisque, de quelque point de vue qu'on l'aborde, la pratique du Yoga converge toujours vers citta vritti nirodah, c'est-à-dire la prévention de cette malheureuse dispersion mentale à quoi s'identifie purusha. Or, si l'on veut enrayer une dispersion, quelle qu'elle soit, entre réalités diverses, il faut se ramener, se concentrer sur une seule réalité (eka tattva abhyâsa). Si l'on se souvient que citta vritti n'est que la manifestation psychique de l'agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l'agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l'ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakriti), il convient d'abord d'unifier les mouvements du corps. D'où l'importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l'ascèse [tapas] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), ii, 43). De fait, quiconque observera une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des "postures", âsana, dont la tenue témoigne de l'ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l'unité (fût-elle provisoire, le remps d'une séance) du mental (citta) associé au corps (prakriti). On voit donc que l'unité dont il est question ici n'est ni l'unification paradoxale de la représentation mentale du réel comme dans la philosophie grecque, ni l'unité toujours-déjà réalisée de la Voie taoïste, mais la convergence problématique d'une pratique corporelle et d'une pratique mentale vers l'unité d'un esprit qui leur pré-existe.
1 - Platon et la philosophie :
Le rapport de la philosophie à la notion d'unité est paradoxal. Il va y avoir, d'un côté une fascination pour l'unité parfaite de l'Être (qui sera divinisée avec le hénos de Plotin) et de l'autre, une inquiétude permanente à l'égard du divers chaotique dans les manifestations du non-Être. D'où, dès les dialogues socratiques, le modus operandi que s'assigne la philosophie platonicienne, à savoir une méthode de discrimination, de distinction, de dichotomie consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner en faveur de l'impermanence des choses, leur Être véritable, c'est-à-dire stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer clairement et distinctement, comme le dira plus tard Descartes, les subtils indices du réel Un là où, précisément, le vulgaire se laisse berner par l'apparente globalité indivise des choses qui n'est autre qu'une illusion obscure et confuse de diversité et de multiplicité sans ordre ni raison. Aussi le philosophe s'évertue-t-il à rétablir l'Un à partir d'une triple partition, d'une triple dichotomie au niveau ontologique de l'Être, au niveau sémantique du Vrai et au niveau éthique du Bien.
Du point de vue ontologique, on l'a vu, les corps physiques sont réputés fournir à l’œil biologique du vulgaire l'illusion du changement, du mouvement. Tandis que l'élite dotée de ce que Platon appelle "l’œil de l'esprit" perçoit, ou, en tout cas, soupçonne immédiatement le Même véritable dans l'apparence de l'Autre. Rappelons en effet qu'« il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon, République, VI, 485b). Or cette essence immuable n'est accessible qu'à condition de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés illusoires par les adorateurs de l'Être. D'où cette tendance proprement philosophique à disqualifier la matière, et tout particulièrement, la matière corporelle, diverse car muable et périssable, pour promouvoir un soi-disant principe immatériel, immuable et éternel (la pensée, l'âme, l'esprit, la psukhè, etc.) censé faire droit à la plénitude de l'Être.
Il s'ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer d'un point de vue sémantique les données sensibles lorsqu'il s'agit de s'interroger sur les conditions de vérité d'un énoncé. En effet, « quand il s'agit de l'acquisition de la vérité, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation »(Platon, Phédon, 65c-66a). Au point même de ne pas hésiter à ravaler les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives et olfactives) au rang des délires et des hallucinations, comme le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de [ses] songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de l'unité sémantique du Vrai suppose, ipso facto, l'exclusion des données sensibles.
Il en va de même enfin lorsqu'on se place sur le plan éthique ou moral. L'exclusive philosophique se manifeste alors à l'égard des émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans spontanés du corps soupçonnés d'alimenter l'immoralité et la violence là où la connaissance philosophique de l'Être et de sa Vérité conduit, on l'a vu, à diviniser le Bien absolu. Il ne saurait, en effet, y avoir de philosophie sans une maîtrise de « la partie [de l'homme] où siège le désir qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant] garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale »(Platon, République, IV, 441c-443d). Là encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination à l'égard de ce qu'elle considère être une illusion de diversité.
Nul mieux que Clément Rosset n'a résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu'il dit que « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu'il appelle "l’éclat du vrai" suppose, en amont, la contemplation de l'Être, et, en aval, la pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le dualisme (matière/esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal, faire de la philosophie, c'est avoir toujours "une pensée de derrière", une double pensée, une arrière-pensée. D'où ce double langage : à la fois célébration de l'Un (l'Être) et dénonciation du divers (le non-Être), et pratique de la diversification (argumentative) afin de traquer l'unité illusoire (perceptive).
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Afin de le soumettre immédiatement à l'examen et à la critique taoïstes, nous avons volontairement passé sous silence l'un des principes méthodologiques fondateurs de cette duplicité philosophique : à savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir d'Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s'énonce de la manière suivante (c'est Socrate qui parle) : « je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons »(Platon, Gorgias, 458b). Bref, faire de la philosophie, c'est fondamentalement traquer la diversité du non-Être (la fausseté) afin qu'en creux resplendisse l'unité de l'Être (le Vrai). Car, dira Aristote, « il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous le même rapport »(Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b 19-20). Ce qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que, de deux choses l'une, ou bien la phrase "il est assis" est vraie et la phrase "il n'est pas assis" est fausse, ou bien c'est l'inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si l'on tient à ce qu'elles soient conjointement vraies, alors le "il" dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que le "il" de la deuxième (par exemple, respectivement, Socrate et Glaucon). Et si l'on refuse cette distinction, il faut alors admettre que la première phrase est vraie à l'instant t et la deuxième à l'instant t' différent de t. Bref, ce qui est Est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus être ; ce qui est vrai est Vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le devenir.
Les Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d'argument. Et c'est en vertu de la dénonciation de ce double fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu'ils le déconstruisent. Loin d'eux l'idée de nier l'intérêt pratique du principe de (non-)contradiction. Les taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement. Lorsque j'annonce que je vais faire quelque chose, ce n'est évidemment pas pareil que lorsque j'annonce que je ne vais pas le faire. Mais, encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur, on me comprend, certes, mais ce n'est pas pour cela que "la moitié gauche du mur" (où commence-t-elle ? où s'arrête-t-elle ?) réfère à quelque Être sous-jacent (substantiel). Si je dis que je vais peindre aujourd'hui, je suis parfaitement intelligible mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme l'"aujourd'hui" (quand commence-t-il ? quand finit-il ?). De même, désigner un morceau de l'espace-temps en le nommant "Socrate" et le distinguer d'un autre morceau nommé "Glaucon" est parfaitement légitime … tant qu'on ne va pas s'imaginer que ces deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans l'espace et dans le temps ! Car c'est bien le même espace et le même temps qui englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa moitié droite, l'aujourd'hui le hier et le demain. Rappelons encore que, dans la langue chinoise, les verbes ne se conjuguent pas (pas de distinction formelle, sinon par le contexte et par des adverbes, entre le passé, le présent et le futur, le réel et l'irréel). Tout ça pour dire que le Sage taoïste, tout à l'inverse du Philosophe, entend faire prendre conscience de la grande Unité dont procède toute réalité. De sorte qu'il n'y a pas lieu de traquer des contradictions entre ce qui est et ce qui n'est pas, entre l'illusion et la réalité, entre l'Un et le multiple.
Dans la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion des contraires en dénonçant le principe de (non-)contradiction comme une conception erronée de l'espace et du temps, on peut dire que le dào (tao) est la Voie de (et non pas vers) la grande Unité et que le Tao Te King est le traité de cette grande Unité. La contradiction n'y est pas abordée comme un jugement philosophique surplombant l'apparente diversité des choses, mais y est considérée, tout au contraire, comme le devenir-autre du même : « le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s'accordent mutuellement. L'antériorité et la postériorité sont la conséquence l'une de l'autre»(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). Ce "même" étant, en l'occurrence, le grand processus cosmique et qui est l'unité de la Voie dont toute chose, tout processus, est la manifestation.
Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise, un ouvrage vénéré comme l'un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c'est le Yi King (yì jīng, littéralement "livre des mutations, des changements, des transformations, etc."), livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et sagesse et auquel aucun sage chinois, et Lǎo Zǐ moins que tout autre, ne manque de faire allusion. La raison est facile à saisir : c'est qu'il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào »(Grand Commentaire du Yi King). Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d'un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l'origine, yīn et yáng désignent respectivement l'ubac et l'adret d'une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil). Notons au passage que la clarté, la lumière, la compréhension (míng) s'écrit en chinois 明 (soleil + lune). L'une des représentations les plus connues, notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, littéralement "image de la poutre maîtresse", en fait celle qui constitue le sommet d'un toit et donc par laquelle on passe d'un versant à l'autre). On comprend intuitivement et sans difficulté le sens de cette représentation : d'une part, d'où que l'on parte sur la circonférence du cercle que l'on procède dans une direction ou dans l'autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d'autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n'y a pas de yīn pur ni de yáng pur. D'où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les contraires, loin de s'exclure, donc loin de constituer une menace pour le grand Un s'attirent et s'entremêlent dans l'Un indivisible de la Voie.
3 - Patañjali et le Yoga :
Il existe une autre représentation bien connue de cette unité des contraires qui ruine le principe philosophique de (non-)contradiction, mais qui appartient cette fois à la tradition indienne. C'est la danse de Shiva Natarâja, ("Shiva, roi de la danse") effectuant ânanda tândava ("la danse de la félicité"). Là encore, le sens de cette sculpture du XIII° siècle n'est pas bien difficile à saisir. Shiva, le dieu de la destruction (rappelons que dans la Trimûrti, "trinité", hindouiste, Brahmâ est le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur), danse dans un (quasi-)cercle de feu une jambe prenant appui sur la voûte céleste, l'autre piétinant le nain Muyalaka qui représente l'ignorance et la bêtise. Il a la taille ceinte de Nâga, la divinité de la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ, déesse du fleuve Gange qui draine toute chose. Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure la flamme tout à la fois de la destruction et de la régénération. Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā, geste auguste de protection, et sa main gauche antérieure montre sa jambe levée comme symbole de l'espoir de libération (moksha). Tout donc, dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui de l'unicité du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du monde.
De ce point de vue, en tant qu'ils s'inscrivent dans la tradition hindouiste, on serait tenté de penser que les Yoga-Sûtra de Patañjali sont plus proches de la vision taoïste de l'unité des contraires que du principe de (non-)contradiction qui est celui de la philosophie grecque. Après tout, comme chez Lǎo Zǐ, pour Patañjali « l'état particulier d'un objet est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des énergies fondamentales [guna] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), ce qui revient à dire qu'il existe a priori une certaine unité de la nature (pradhâna) dans sa fluidité même. Pourtant, une telle proximité n'a rien évident. D'abord parce que, à l'instar de la philosophie grecque, nous avons vu que le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une certaine discrimination de purusha à l'égard de prakriti, et ce, afin de restaurer purusha dans ses droits en rappelant que « l’agitation du mental [citta vritti] est toujours perçue par la conscience profonde [purusha], toute puissante en raison de son immuabilité »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 18). Ensuite parce que l'étymologie de "yoga évoque clairement l'idée d'une unification (la racine "yog" de yoga suggère l'idée de lien et se retrouve dans les mots français "joug", "juguler", etc.). Or, l'unification est un processus de liaison de ce qui, à l'origine, est réputé délié. D'où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est susceptible d'être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne peut être ni purusha, immuable par essence, ni prakriti, toujours identique à soi dans sa mutabilité même.
Patañjali nous explique que « le but du yoga [samâdhi qui est un terme que la plupart des traducteurs rendent par "union", "réunion", "rassemblement"] est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21) En quoi consiste l'effort ? C'est celle, précisément, en quoi consiste la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse [tapas], étude de soi [svadhyâya] et abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], tels sont les aspects pratiques du yoga »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 1), trois aspects "pratiques" qui reviennent au même puisque, de quelque point de vue qu'on l'aborde, la pratique du Yoga converge toujours vers citta vritti nirodah, c'est-à-dire la prévention de cette malheureuse dispersion mentale à quoi s'identifie purusha. Or, si l'on veut enrayer une dispersion, quelle qu'elle soit, entre réalités diverses, il faut se ramener, se concentrer sur une seule réalité (eka tattva abhyâsa). Si l'on se souvient que citta vritti n'est que la manifestation psychique de l'agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l'agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l'ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakriti), il convient d'abord d'unifier les mouvements du corps. D'où l'importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l'ascèse [tapas] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), ii, 43). De fait, quiconque observera une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des "postures", âsana, dont la tenue témoigne de l'ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l'unité (fût-elle provisoire, le remps d'une séance) du mental (citta) associé au corps (prakriti). On voit donc que l'unité dont il est question ici n'est ni l'unification paradoxale de la représentation mentale du réel comme dans la philosophie grecque, ni l'unité toujours-déjà réalisée de la Voie taoïste, mais la convergence problématique d'une pratique corporelle et d'une pratique mentale vers l'unité d'un esprit qui leur pré-existe.
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 23/06/2022
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Zhongguoren a écrit:DEUXIÈME CRITÈRE, L'UNITÉ :
1 - Platon et la philosophie :
Le rapport de la philosophie à la notion d'unité est paradoxal. Il va y avoir, d'un côté une fascination pour l'unité parfaite de l'Être (qui sera divinisée avec le hénos de Plotin) et de l'autre, une inquiétude permanente à l'égard du divers chaotique dans les manifestations du non-Être. D'où, dès les dialogues socratiques, le modus operandi que s'assigne la philosophie platonicienne, à savoir une méthode de discrimination, de distinction, de dichotomie consistant à essayer de percevoir, au-delà des phénomènes matériels (ou à travers eux) qui semblent témoigner en faveur de l'impermanence des choses, leur Être véritable, c'est-à-dire stable, définitif, immuable. Bref, le Philosophe entend discriminer clairement et distinctement, comme le dira plus tard Descartes, les subtils indices du réel Un là où, précisément, le vulgaire se laisse berner par l'apparente globalité indivise des choses qui n'est autre qu'une illusion obscure et confuse de diversité et de multiplicité sans ordre ni raison. Aussi le philosophe s'évertue-t-il à rétablir l'Un à partir d'une triple partition, d'une triple dichotomie au niveau ontologique de l'Être, au niveau sémantique du Vrai et au niveau éthique du Bien.
Du point de vue ontologique, on l'a vu, les corps physiques sont réputés fournir à l’œil biologique du vulgaire l'illusion du changement, du mouvement. Tandis que l'élite dotée de ce que Platon appelle "l’œil de l'esprit" perçoit, ou, en tout cas, soupçonne immédiatement le Même véritable dans l'apparence de l'Autre. Rappelons en effet qu'« il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption »(Platon, République, VI, 485b). Or cette essence immuable n'est accessible qu'à condition de faire abstraction de la matière et de ses changements supposés illusoires par les adorateurs de l'Être. D'où cette tendance proprement philosophique à disqualifier la matière, et tout particulièrement, la matière corporelle, diverse car muable et périssable, pour promouvoir un soi-disant principe immatériel, immuable et éternel (la pensée, l'âme, l'esprit, la psukhè, etc.) censé faire droit à la plénitude de l'Être.
Il s'ensuit, logiquement, de la part de la philosophie naissante, une tendance tout aussi irrésistible à déconsidérer d'un point de vue sémantique les données sensibles lorsqu'il s'agit de s'interroger sur les conditions de vérité d'un énoncé. En effet, « quand il s'agit de l'acquisition de la vérité, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation »(Platon, Phédon, 65c-66a). Au point même de ne pas hésiter à ravaler les perceptions sensibles (visuelles, auditives, tactiles, gustatives et olfactives) au rang des délires et des hallucinations, comme le suggérera Descartes se demandant tout de go si « toutes les choses qui [lui] étaient jamais entrées en l'esprit, n'étaient non plus vraies que les illusions de [ses] songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV) ! En tout cas, pour la philosophie, la recherche de l'unité sémantique du Vrai suppose, ipso facto, l'exclusion des données sensibles.
Il en va de même enfin lorsqu'on se place sur le plan éthique ou moral. L'exclusive philosophique se manifeste alors à l'égard des émotions, des passions, des désirs, bref de tous les élans spontanés du corps soupçonnés d'alimenter l'immoralité et la violence là où la connaissance philosophique de l'Être et de sa Vérité conduit, on l'a vu, à diviniser le Bien absolu. Il ne saurait, en effet, y avoir de philosophie sans une maîtrise de « la partie [de l'homme] où siège le désir qui occupe la plus grande partie de notre âme et qui est insatiable de sa nature [en prenant] garde que celle-ci, après s'être accrue et fortifiée par la jouissance des plaisirs du corps, ne sorte de son domaine et ne prétende se donner sur elles une autorité qui ne lui appartient pas, et qui troublerait l'économie générale »(Platon, République, IV, 441c-443d). Là encore, on le voit, la philosophie pratique la discrimination à l'égard de ce qu'elle considère être une illusion de diversité.
Nul mieux que Clément Rosset n'a résumé la situation que nous venons de décrire lorsqu'il dit que « l’éclat du vrai suppose, d’une part un monde d’originaux, de l’autre un monde de copies qui redoublent plus ou moins adroitement les originaux : il y a éclat du vrai quand se profile l’original au travers de ses copies, philosophie du Double, philosophie métaphysique qui tient le « réel » quotidien pour une duplication dont seule la vision de l’Original pourrait lui livrer le sens et la clé »(Rosset, le Réel : Traité de l’Idiotie, II, iii, 2). Dans la mesure où ce qu'il appelle "l’éclat du vrai" suppose, en amont, la contemplation de l'Être, et, en aval, la pratique du Bien, la philosophie naissante cultive non seulement le dualisme (matière/esprit) mais, plus encore, la duplicité : comme le dira Pascal, faire de la philosophie, c'est avoir toujours "une pensée de derrière", une double pensée, une arrière-pensée. D'où ce double langage : à la fois célébration de l'Un (l'Être) et dénonciation du divers (le non-Être), et pratique de la diversification (argumentative) afin de traquer l'unité illusoire (perceptive).
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Afin de le soumettre immédiatement à l'examen et à la critique taoïstes, nous avons volontairement passé sous silence l'un des principes méthodologiques fondateurs de cette duplicité philosophique : à savoir le principe de réfutation qui deviendra, à partir d'Aristote, le principe de (non-)contradiction. Il s'énonce de la manière suivante (c'est Socrate qui parle) : « je suis de ces gens qui aiment qu'on les réfute, lorsqu'ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres, quand ils s'écartent du vrai, et qui, du reste, ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfutés qu'à réfuter. Je tiens en effet pour un bien d'autant plus grand d'être réfuté, qu'il est véritablement plus avantageux d'être délivré du plus grand des maux, que d'en délivrer un autre ; et je ne connais, pour l'homme, aucun mal égal à celui d'avoir des idées fausses sur la matière que nous traitons »(Platon, Gorgias, 458b). Bref, faire de la philosophie, c'est fondamentalement traquer la diversité du non-Être (la fausseté) afin qu'en creux resplendisse l'unité de l'Être (le Vrai). Car, dira Aristote, « il est impossible qu’une seule et même chose soit, et tout à la fois ne soit pas, à une même autre chose, sous le même rapport »(Aristote, Métaphysique, Γ, 1005b 19-20). Ce qui devient un principe méthodologique nous autorisant à dire que, de deux choses l'une, ou bien la phrase "il est assis" est vraie et la phrase "il n'est pas assis" est fausse, ou bien c'est l'inverse. Mais les deux phrases ne sauraient être conjointement vraies car elles sont contradictoires. De sorte que, si l'on tient à ce qu'elles soient conjointement vraies, alors le "il" dans la première phrase ne doit pas référer à la même chose que le "il" de la deuxième (par exemple, respectivement, Socrate et Glaucon). Et si l'on refuse cette distinction, il faut alors admettre que la première phrase est vraie à l'instant t et la deuxième à l'instant t' différent de t. Bref, ce qui est Est et ne saurait, en aucun cas, ne pas être ou ne plus être ; ce qui est vrai est Vrai et ne saurait en aucun cas être faux ou le devenir.
Les Taoïstes connaissent aussi très bien ce genre d'argument. Et c'est en vertu de la dénonciation de ce double fétichisme de la pensée que nous avons déjà évoqué qu'ils le déconstruisent. Loin d'eux l'idée de nier l'intérêt pratique du principe de (non-)contradiction. Les taoïstes ne sont pas de sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement. Lorsque j'annonce que je vais faire quelque chose, ce n'est évidemment pas pareil que lorsque j'annonce que je ne vais pas le faire. Mais, encore une fois, prenons garde à ne pas prendre nos mots pour des choses : si je dis que je vais peindre la moitié gauche du mur, on me comprend, certes, mais ce n'est pas pour cela que "la moitié gauche du mur" (où commence-t-elle ? où s'arrête-t-elle ?) réfère à quelque Être sous-jacent (substantiel). Si je dis que je vais peindre aujourd'hui, je suis parfaitement intelligible mais ce n'est pas pour cela qu'il existe un Être comme l'"aujourd'hui" (quand commence-t-il ? quand finit-il ?). De même, désigner un morceau de l'espace-temps en le nommant "Socrate" et le distinguer d'un autre morceau nommé "Glaucon" est parfaitement légitime … tant qu'on ne va pas s'imaginer que ces deux personnes introduisent réellement une discontinuité dans l'espace et dans le temps ! Car c'est bien le même espace et le même temps qui englobe à la fois Socrate et Glaucon, la moitié gauche du mur et sa moitié droite, l'aujourd'hui le hier et le demain. Rappelons encore que, dans la langue chinoise, les verbes ne se conjuguent pas (pas de distinction formelle, sinon par le contexte et par des adverbes, entre le passé, le présent et le futur, le réel et l'irréel). Tout ça pour dire que le Sage taoïste, tout à l'inverse du Philosophe, entend faire prendre conscience de la grande Unité dont procède toute réalité. De sorte qu'il n'y a pas lieu de traquer des contradictions entre ce qui est et ce qui n'est pas, entre l'illusion et la réalité, entre l'Un et le multiple.
Dans la mesure où le taoïsme proclame la non-exclusion des contraires en dénonçant le principe de (non-)contradiction comme une conception erronée de l'espace et du temps, on peut dire que le dào (tao) est la Voie de (et non pas vers) la grande Unité et que le Tao Te King est le traité de cette grande Unité. La contradiction n'y est pas abordée comme un jugement philosophique surplombant l'apparente diversité des choses, mais y est considérée, tout au contraire, comme le devenir-autre du même : « le difficile et le facile se produisent mutuellement. Le long et le court se donnent mutuellement leur forme. Le haut et le bas montrent mutuellement leur inégalité. Les tons et la voix s'accordent mutuellement. L'antériorité et la postériorité sont la conséquence l'une de l'autre»(Lǎo Zǐ, Tao Te King, §2). Ce "même" étant, en l'occurrence, le grand processus cosmique et qui est l'unité de la Voie dont toute chose, tout processus, est la manifestation.
Il existe, dans la plus ancienne tradition chinoise, un ouvrage vénéré comme l'un des piliers les plus solides de cette culture pluri-millénaire, c'est le Yi King (yì jīng, littéralement "livre des mutations, des changements, des transformations, etc."), livre qui mêle divination, médecine, religion, superstition et sagesse et auquel aucun sage chinois, et Lǎo Zǐ moins que tout autre, ne manque de faire allusion. La raison est facile à saisir : c'est qu'il commence par la phrase « un yīn, un yáng, voilà le dào »(Grand Commentaire du Yi King). Autrement dit, la Voie (dào) est indéfectiblement celle qui mène d'un yīn à un yáng puis de ce yáng à un autre yīn, etc. À l'origine, yīn et yáng désignent respectivement l'ubac et l'adret d'une même colline, ce que rappellent leurs sinogrammes 阴 (colline + lune) et 阳 (colline + soleil). Notons au passage que la clarté, la lumière, la compréhension (míng) s'écrit en chinois 明 (soleil + lune). L'une des représentations les plus connues, notamment dans la culture occidentale, du yīn et du yáng est celle de taì jí tú (太极图, littéralement "image de la poutre maîtresse", en fait celle qui constitue le sommet d'un toit et donc par laquelle on passe d'un versant à l'autre). On comprend intuitivement et sans difficulté le sens de cette représentation : d'une part, d'où que l'on parte sur la circonférence du cercle que l'on procède dans une direction ou dans l'autre, on rejoint asymptotiquement la couleur opposée à celle dont on est parti ; d'autre part, il y a toujours du noir dans le blanc et du blanc dans le noir, autrement dit, il n'y a pas de yīn pur ni de yáng pur. D'où il convient de conclure que, pour le Sage chinois, les contraires, loin de s'exclure, donc loin de constituer une menace pour le grand Un s'attirent et s'entremêlent dans l'Un indivisible de la Voie.
3 - Patañjali et le Yoga :
Il existe une autre représentation bien connue de cette unité des contraires qui ruine le principe philosophique de (non-)contradiction, mais qui appartient cette fois à la tradition indienne. C'est la danse de Shiva Natarâja, ("Shiva, roi de la danse") effectuant ânanda tândava ("la danse de la félicité"). Là encore, le sens de cette sculpture du XIII° siècle n'est pas bien difficile à saisir. Shiva, le dieu de la destruction (rappelons que dans la Trimûrti, "trinité", hindouiste, Brahmâ est le créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur), danse dans un (quasi-)cercle de feu une jambe prenant appui sur la voûte céleste, l'autre piétinant le nain Muyalaka qui représente l'ignorance et la bêtise. Il a la taille ceinte de Nâga, la divinité de la fertilité, et la chevelure ondulant tels les flots de Gangâ, déesse du fleuve Gange qui draine toute chose. Il tient dans sa main droite supérieure un tambour symbolisant le son primordial de la création, dans sa main gauche postérieure la flamme tout à la fois de la destruction et de la régénération. Sa deuxième main droite est en abhaya-mudrā, geste auguste de protection, et sa main gauche antérieure montre sa jambe levée comme symbole de l'espoir de libération (moksha). Tout donc, dans cette sculpture, suggère le mouvement incessant qui est celui de l'unicité du flux cosmique perpétuel de création et de destruction du monde.
De ce point de vue, en tant qu'ils s'inscrivent dans la tradition hindouiste, on serait tenté de penser que les Yoga-Sûtra de Patañjali sont plus proches de la vision taoïste de l'unité des contraires que du principe de (non-)contradiction qui est celui de la philosophie grecque. Après tout, comme chez Lǎo Zǐ, pour Patañjali « l'état particulier d'un objet est l'expression de l'unicité d'une certaine combinaison des énergies fondamentales [guna] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), iv, 14), ce qui revient à dire qu'il existe a priori une certaine unité de la nature (pradhâna) dans sa fluidité même. Pourtant, une telle proximité n'a rien évident. D'abord parce que, à l'instar de la philosophie grecque, nous avons vu que le Yoga entend instaurer une distanciation, autrement dit une certaine discrimination de purusha à l'égard de prakriti, et ce, afin de restaurer purusha dans ses droits en rappelant que « l’agitation du mental [citta vritti] est toujours perçue par la conscience profonde [purusha], toute puissante en raison de son immuabilité »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), iv, 18). Ensuite parce que l'étymologie de "yoga évoque clairement l'idée d'une unification (la racine "yog" de yoga suggère l'idée de lien et se retrouve dans les mots français "joug", "juguler", etc.). Or, l'unification est un processus de liaison de ce qui, à l'origine, est réputé délié. D'où la question de savoir ce qui, par et dans le Yoga, est susceptible d'être re-lié, ré-unifié, étant entendu que ce ne peut être ni purusha, immuable par essence, ni prakriti, toujours identique à soi dans sa mutabilité même.
Patañjali nous explique que « le but du yoga [samâdhi qui est un terme que la plupart des traducteurs rendent par "union", "réunion", "rassemblement"] est atteint par ceux qui s’y appliquent avec ardeur»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), i, 21) En quoi consiste l'effort ? C'est celle, précisément, en quoi consiste la pratique même du Yoga. En effet, « ascèse [tapas], étude de soi [svadhyâya] et abandon de soi au divin [ishvara pranidhâna], tels sont les aspects pratiques du yoga »(Patañjali, Yoga-Sûtra (B.O.), ii, 1), trois aspects "pratiques" qui reviennent au même puisque, de quelque point de vue qu'on l'aborde, la pratique du Yoga converge toujours vers citta vritti nirodah, c'est-à-dire la prévention de cette malheureuse dispersion mentale à quoi s'identifie purusha. Or, si l'on veut enrayer une dispersion, quelle qu'elle soit, entre réalités diverses, il faut se ramener, se concentrer sur une seule réalité (eka tattva abhyâsa). Si l'on se souvient que citta vritti n'est que la manifestation psychique de l'agitation incessante de la matière (prakriti) corporelle, calmer l'agitation mentale ne consiste donc pas à éliminer le mental (comment le pourrait-on ?), ni à l'ignorer avec mépris comme le fait le Philosophe, mais plutôt à unifier le mental. Et comme le mental (citta) est le reflet du corps (prakriti), il convient d'abord d'unifier les mouvements du corps. D'où l'importance de « la perfection du corps et des organes [qui] vient de la destruction des impuretés par l'ascèse [tapas] »(Patañjali, Yoga-Sûtra (A.D.), ii, 43). De fait, quiconque observera une fois dans sa vie une séance de Yoga pourra se rendre compte que le Yoga est un travail sur des "postures", âsana, dont la tenue témoigne de l'ascèse, de la maîtrise du corps, de la continence imposée à ses gestes donc, in fine, de l'unité (fût-elle provisoire, le remps d'une séance) du mental (citta) associé au corps (prakriti). On voit donc que l'unité dont il est question ici n'est ni l'unification paradoxale de la représentation mentale du réel comme dans la philosophie grecque, ni l'unité toujours-déjà réalisée de la Voie taoïste, mais la convergence problématique d'une pratique corporelle et d'une pratique mentale vers l'unité d'un esprit qui leur pré-existe.
Incontestablement de la très très haute tenue. Je te laisse publier le troisième article que tu as prévu, sur " la paix ". Ensuite, je réagirais sur les points qui me paraissent le plus essentiels, ceux qui, de proches en proches, permettent d’aller très très loin. Il me semble que c’est de bonne méthode, il faudra commencer par la connaissance, ses possibilités, ses modalités.
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Merci pour vos encouragements. Cela dit, pardon d'insister mais ma contribution est-elle à sa place dans la rubrique "lignes en marge" ?
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
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à Zhongguoren,
Je te réponds où de droit.
)
à Zhongguoren,
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
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neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
TROISIÈME CRITÈRE, LA PAIX :
1 - Platon et la philosophie :
À la suite de ce qui a été dit précédemment au sujet de la conception paradoxale de la recherche philosophique de l'unité de l'Être à travers la chasse au non-Être, on imagine aisément que si quête philosophique de la paix il doit y avoir, celle-ci sera, tout aussi paradoxalement, de nature éristique, polémique, conflictuelle. Clairement, si seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité»(Platon, République, V, 475e), autrement dit de la plénitude de l'Être, il y a fort à parier que la "paix" des philosophes sera plutôt une sorte de "paix des braves", de pax romana, c'est-à-dire une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense [...] que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s'agissant de l'âme] n'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia]»(Platon, République, IV, 441c-443d).
Nous remarquerons à nouveau la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument analogique, en l'occurrence l'analogie, qui est posée sans autre forme de justification, entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè). D'où l'idée très populaire en Occident, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle, que la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte de "gouvernement" de soi. De sorte que, de même que c'est la Raison (dont le fabuliste rappelle que celle du plus fort est toujours la meilleure !) qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l'âme, de même, ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts, moins riches, etc., et ce toujours au nom de la justice (dikaïosunè). Et, de même, qu'il sera réputé philosophiquement "juste" que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc., de même, à la suite d'un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaudra toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin (r)établi. Dans tous les cas, c'est à cette condition que, chaque partie prenante "remplit le devoir qui lui est propre" (en l'occurrence, soit commander, soit obéir, tertium non datur) et, partant, préserve la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre "juste".
Comment, dès lors, donner tort à Clément Rosset d'avoir perçu, au-delà des discours lénifiants, le lien entre l'essence platonicienne tout à la fois de la philosophie et de la politique : "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l'homme comme écartelé entre la possibilité d'une communication pacifique fondée sur le discours et la tentation d'un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence. [...] Le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Et si tel est le cas, c'est peut-être parce que la visée (démesurée ?) d'une plénitude de l'Être est, par nature, problématique, qu'elle est une tâche infinie, toujours recommencée, tout particulièrement en contexte démocratique où la circulation de la parole (Platon en savait quelque chose) constitue de loin le flux réel prédominant. Tous ceux et toutes celles qui font profession de philosophie savent à quel point la vigilance à l'égard de la pseudo-évidence d'un donné obscur et confus véhiculé par le bavardage (la com', comme on dit aujourd'hui) exige une tension permanente, une mise en garde de tous les instants (cf. le pseudonyme de vigilius hafniensis, "le veilleur de Copenhague" qui était celui de Kierkegaard) qui, effectivement n'est rien d'autre qu'une paix armée.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n'est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée par et dans la notion d'unité de la Voie. Il suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y compris d'événements contraires) pour que cette conjonction soit déjà présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie est-il le terme 和 (hé) qui fait aussi office de conjonction de coordination ("et"). En d'autres termes, il suffit que l'événement e et l'événement e' soient conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient réputés en harmonie au seul motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c'est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître étrangement optimiste. Il convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement, le terme "optimisme" a été inventé par Gottfried Leibniz pour désigner sa propre conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers réel est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être (n'en déplaise à Voltaire). Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi érudit et diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui étaient allés en Chine en mission d'évangélisation et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple coïncidence. Donc, de ce point de vue, oui, la conception taoïste de la paix universelle est "optimiste" mais dans un sens métaphysique, non-psychologique de ce terme.
Deuxièmement, « [l'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à commencer par les exigences d'une politique pragmatique, à distinguer, discriminer, exclure, éliminer, etc. Sauf que, d'une part, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion, etc., lesquelles ne sont rien de réel au-delà des mots, et, d'autre part, lesdites corrections apportées à l'ordre courant des choses doivent se comprendre, non pas comme une ablation ou une contention sous l'égide d'une souveraine volonté rationnelle, mais comme une série de petits ajustements précaires et révocables destinés à maintenir ou ramener le cours des choses dans le milieu de la Voie (dào).
En effet, il existe, en chinois au moins un autre terme qui connote l'idée de paix, c'est le mot 中 (zhōng) qui désigne le milieu, le centre (rappelons que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre" zhōng guó, quant à l'expression "République Populaire de Chine", elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c'est-à-dire, littéralement "communauté populaire du pays du centre harmonieux" !), à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d'application des forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. La notion de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l'humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ, Tao Te King, §15).
La conception taoïste de la paix, qu'il s'agisse de paix politique ou de paix psychologique, n'est pas un état que l'on obtient par un effort de volonté qui s'opposerait, comme par magie, au détestable cours des choses, mais par un abandon au flux de la Voie (dào), un peu comme le nageur (analogie fréquente chez Zhuāngzǐ) pris dans un violent remous qui ne devra son salut qu'à la souplesse, à la modération et à l'économie de ses mouvements. Autre analogie que les taoïstes affectionnent : de même que le médecin qui ne (r-)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de (re-)mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même,le Sage ne (r-)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations propices à ce (re-)centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par l'exemple de son propre comportement. Dans la mesure où "le Sage travaille à non-agir [weï wu weï]"(Lao Zi, Tao Te King, §2), c'est sur ce modèle d'aisance et de simplicité incarné par le Sage que se façonnera la paix : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). La pratique des arts martiaux est sans doute la meilleure illustration concrète de cette conception fluide, voire liquide, de la paix comme processus lent et continu destiné à favoriser la circulation du 气 (qì), autrement dit du flux énergétique naturel qui traverse notre corps comme il traverse aussi nécessairement toute réalité, y compris sociale ou politique (notons au passage que l'analogie chinoise du microcosme individuel avec le macrocosme social n'est pas métaphysique comme chez Platon mais reste physique).
3 - Patañjali et le yoga :
Il semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l'indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien réelle, de la notion collatérale d'ahimsâ ("non-violence"), en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres humains gagnent à se comporter de manière humble et respectueuse à l'égard de toutes les entités jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Néanmoins, la forme injonctive que prennent ces exemples tendraient à abonder dans le sens philosophique d'une force morale destinée, en tout cas chez l'homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.
Or, si l'on lit les Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n'est moins vrai. Remarquons tout d'abord qu'il n'y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ, "violence/non-violence" (B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D). Celles-ci sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c'est-à-dire aux "règles de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34, 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d'ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l'incontinence, de l'accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car «ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, la solution de Patañjali semble se rapprocher d'autant plus de celle de Lǎo Zǐ que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, utilisée aussi par Lǎo Zǐ, évoque irrésistiblement le wéi wú wéi ("agir à ne pas agir") cher aux taoïstes plus que l'effort philosophique volontaire.
En fait, il s'agit plutôt, pour Patañjali de susciter ahimsâ par le moyen de la méditation comme ascèse volontaire destinée, nous l'avons vu, à reconstituer cette unité de purusha (l'esprit) fragmenté par l'irruption intempestive des douloureuses citta vritti (perturbations mentales) et ce, au moyen d'un effort de contention du corps dans des âsana (postures, même si Patañjali n'en évoque qu'une seule : la posture assise !) propres à favoriser la méditation, c'est-à-dire le surgissement d'un détachement, d'un lâcher-prise (vaïrâgya) à l'égard de notre agitation mentale (fréquemment asssimilé à un singe fou piqué par un scorpion !). Bref, il s'agit bien, en l'occurrence, de produire un effort volontaire plus proche de celui de la philosophie grecque que de l'aisance naturelle de la sagesse chinoise. Sauf que, pour que méditation il y ait, «la posture sera ferme et confortable [sthira sukham âsanam]»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 46). Il importe donc que l'effort initial se mue progressivement en non-effort. Et cela, au fil de la pratique, de l'entraînement. Il y a donc, au fond de l'institution du Yoga, cette idée toute simple que la paix intérieure, n'est nullement donnée a priori. Pour autant, si elle suppose immanquablement un effort de volonté, cet effort, d'une part peut et doit s'amoindrir au gré des répétitions, d'autre part peut et doit disparaître progressivement au cours de la tenue de la posture afin de déboucher sur un état qu'Ysé Tardan-Masquelier qualifie joliment de "non-violence à l'égard de soi-même". Bref, le Yoga n'est ni une philosophie, ni un art martial, encore moins un sport, juste une "sagesse incarnée" (Ysé Tardan-Masquelier).
PS : je m'abstiens de conclure mais attends avec une impatience (toute philosophique) les réactions de Neopilina, de Vanleers et de quiconque aura fait l'effort (philosophique) de me lire.
1 - Platon et la philosophie :
À la suite de ce qui a été dit précédemment au sujet de la conception paradoxale de la recherche philosophique de l'unité de l'Être à travers la chasse au non-Être, on imagine aisément que si quête philosophique de la paix il doit y avoir, celle-ci sera, tout aussi paradoxalement, de nature éristique, polémique, conflictuelle. Clairement, si seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité»(Platon, République, V, 475e), autrement dit de la plénitude de l'Être, il y a fort à parier que la "paix" des philosophes sera plutôt une sorte de "paix des braves", de pax romana, c'est-à-dire une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense [...] que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s'agissant de l'âme] n'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia]»(Platon, République, IV, 441c-443d).
Nous remarquerons à nouveau la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument analogique, en l'occurrence l'analogie, qui est posée sans autre forme de justification, entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè). D'où l'idée très populaire en Occident, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle, que la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte de "gouvernement" de soi. De sorte que, de même que c'est la Raison (dont le fabuliste rappelle que celle du plus fort est toujours la meilleure !) qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l'âme, de même, ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts, moins riches, etc., et ce toujours au nom de la justice (dikaïosunè). Et, de même, qu'il sera réputé philosophiquement "juste" que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc., de même, à la suite d'un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaudra toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin (r)établi. Dans tous les cas, c'est à cette condition que, chaque partie prenante "remplit le devoir qui lui est propre" (en l'occurrence, soit commander, soit obéir, tertium non datur) et, partant, préserve la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre "juste".
Comment, dès lors, donner tort à Clément Rosset d'avoir perçu, au-delà des discours lénifiants, le lien entre l'essence platonicienne tout à la fois de la philosophie et de la politique : "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l'homme comme écartelé entre la possibilité d'une communication pacifique fondée sur le discours et la tentation d'un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence. [...] Le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Et si tel est le cas, c'est peut-être parce que la visée (démesurée ?) d'une plénitude de l'Être est, par nature, problématique, qu'elle est une tâche infinie, toujours recommencée, tout particulièrement en contexte démocratique où la circulation de la parole (Platon en savait quelque chose) constitue de loin le flux réel prédominant. Tous ceux et toutes celles qui font profession de philosophie savent à quel point la vigilance à l'égard de la pseudo-évidence d'un donné obscur et confus véhiculé par le bavardage (la com', comme on dit aujourd'hui) exige une tension permanente, une mise en garde de tous les instants (cf. le pseudonyme de vigilius hafniensis, "le veilleur de Copenhague" qui était celui de Kierkegaard) qui, effectivement n'est rien d'autre qu'une paix armée.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n'est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée par et dans la notion d'unité de la Voie. Il suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y compris d'événements contraires) pour que cette conjonction soit déjà présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie est-il le terme 和 (hé) qui fait aussi office de conjonction de coordination ("et"). En d'autres termes, il suffit que l'événement e et l'événement e' soient conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient réputés en harmonie au seul motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c'est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître étrangement optimiste. Il convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement, le terme "optimisme" a été inventé par Gottfried Leibniz pour désigner sa propre conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers réel est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être (n'en déplaise à Voltaire). Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi érudit et diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui étaient allés en Chine en mission d'évangélisation et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple coïncidence. Donc, de ce point de vue, oui, la conception taoïste de la paix universelle est "optimiste" mais dans un sens métaphysique, non-psychologique de ce terme.
Deuxièmement, « [l'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à commencer par les exigences d'une politique pragmatique, à distinguer, discriminer, exclure, éliminer, etc. Sauf que, d'une part, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion, etc., lesquelles ne sont rien de réel au-delà des mots, et, d'autre part, lesdites corrections apportées à l'ordre courant des choses doivent se comprendre, non pas comme une ablation ou une contention sous l'égide d'une souveraine volonté rationnelle, mais comme une série de petits ajustements précaires et révocables destinés à maintenir ou ramener le cours des choses dans le milieu de la Voie (dào).
En effet, il existe, en chinois au moins un autre terme qui connote l'idée de paix, c'est le mot 中 (zhōng) qui désigne le milieu, le centre (rappelons que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre" zhōng guó, quant à l'expression "République Populaire de Chine", elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c'est-à-dire, littéralement "communauté populaire du pays du centre harmonieux" !), à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d'application des forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. La notion de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l'humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ, Tao Te King, §15).
La conception taoïste de la paix, qu'il s'agisse de paix politique ou de paix psychologique, n'est pas un état que l'on obtient par un effort de volonté qui s'opposerait, comme par magie, au détestable cours des choses, mais par un abandon au flux de la Voie (dào), un peu comme le nageur (analogie fréquente chez Zhuāngzǐ) pris dans un violent remous qui ne devra son salut qu'à la souplesse, à la modération et à l'économie de ses mouvements. Autre analogie que les taoïstes affectionnent : de même que le médecin qui ne (r-)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de (re-)mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même,le Sage ne (r-)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations propices à ce (re-)centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par l'exemple de son propre comportement. Dans la mesure où "le Sage travaille à non-agir [weï wu weï]"(Lao Zi, Tao Te King, §2), c'est sur ce modèle d'aisance et de simplicité incarné par le Sage que se façonnera la paix : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). La pratique des arts martiaux est sans doute la meilleure illustration concrète de cette conception fluide, voire liquide, de la paix comme processus lent et continu destiné à favoriser la circulation du 气 (qì), autrement dit du flux énergétique naturel qui traverse notre corps comme il traverse aussi nécessairement toute réalité, y compris sociale ou politique (notons au passage que l'analogie chinoise du microcosme individuel avec le macrocosme social n'est pas métaphysique comme chez Platon mais reste physique).
3 - Patañjali et le yoga :
Il semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l'indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien réelle, de la notion collatérale d'ahimsâ ("non-violence"), en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres humains gagnent à se comporter de manière humble et respectueuse à l'égard de toutes les entités jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Néanmoins, la forme injonctive que prennent ces exemples tendraient à abonder dans le sens philosophique d'une force morale destinée, en tout cas chez l'homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.
Or, si l'on lit les Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n'est moins vrai. Remarquons tout d'abord qu'il n'y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ, "violence/non-violence" (B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D). Celles-ci sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c'est-à-dire aux "règles de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34, 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d'ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l'incontinence, de l'accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car «ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, la solution de Patañjali semble se rapprocher d'autant plus de celle de Lǎo Zǐ que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, utilisée aussi par Lǎo Zǐ, évoque irrésistiblement le wéi wú wéi ("agir à ne pas agir") cher aux taoïstes plus que l'effort philosophique volontaire.
En fait, il s'agit plutôt, pour Patañjali de susciter ahimsâ par le moyen de la méditation comme ascèse volontaire destinée, nous l'avons vu, à reconstituer cette unité de purusha (l'esprit) fragmenté par l'irruption intempestive des douloureuses citta vritti (perturbations mentales) et ce, au moyen d'un effort de contention du corps dans des âsana (postures, même si Patañjali n'en évoque qu'une seule : la posture assise !) propres à favoriser la méditation, c'est-à-dire le surgissement d'un détachement, d'un lâcher-prise (vaïrâgya) à l'égard de notre agitation mentale (fréquemment asssimilé à un singe fou piqué par un scorpion !). Bref, il s'agit bien, en l'occurrence, de produire un effort volontaire plus proche de celui de la philosophie grecque que de l'aisance naturelle de la sagesse chinoise. Sauf que, pour que méditation il y ait, «la posture sera ferme et confortable [sthira sukham âsanam]»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 46). Il importe donc que l'effort initial se mue progressivement en non-effort. Et cela, au fil de la pratique, de l'entraînement. Il y a donc, au fond de l'institution du Yoga, cette idée toute simple que la paix intérieure, n'est nullement donnée a priori. Pour autant, si elle suppose immanquablement un effort de volonté, cet effort, d'une part peut et doit s'amoindrir au gré des répétitions, d'autre part peut et doit disparaître progressivement au cours de la tenue de la posture afin de déboucher sur un état qu'Ysé Tardan-Masquelier qualifie joliment de "non-violence à l'égard de soi-même". Bref, le Yoga n'est ni une philosophie, ni un art martial, encore moins un sport, juste une "sagesse incarnée" (Ysé Tardan-Masquelier).
PS : je m'abstiens de conclure mais attends avec une impatience (toute philosophique) les réactions de Neopilina, de Vanleers et de quiconque aura fait l'effort (philosophique) de me lire.
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 23/06/2022
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Zhongguoren a écrit: Les taoïstes ne sont pas des sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement.
Marcel Conche (Pyrrhon ou l’apparence) a montré que le scepticisme radical de Pyrrhon était différent du scepticisme « phénoméniste » de Sextus Empiricus.
Pyrrhon ne doute jamais !
Il pose une thèse, métaphysique au sens de Popper : ni vérifiable, ni réfutable, résumée dans le texte d’Aristoclès de Messène (déjà cité plusieurs fois sur le forum).
Guy Karl explicite cette thèse :
Guy Karl a écrit:D'un point de vue pyrrhonien, le doute n'est pas suffisant : douter c'est examiner une thèse en suspendant l'adhésion. D'où la formule canonique du scepticisme : suspendre son jugement, éviter d'affirmer et de nier. Mais si l'on procède ainsi on laisse les jugements en l'état, on ne se délivre pas des contenus de pensée, des idées et des dogmes. On se contente de se positionner à côté, en laissant les thèses opposées se contester à l'infini. En quoi Pyrrhon est-il bien différent, et supérieur ? Il ne doute pas, il supprime, il dissout toutes les représentations : le mot n'est pas la chose, si je veux revenir à la chose je dois me délivrer du mot.
Démocrite avait ouvert la voie : convention que le mot, il n'existe en réalité que les atomes et le vide.
Pyrrhon ne dira plus qu'il n'existe que les atomes et le vide, c'est encore trop dire, mais comme il faut bien parler si l'on s'adresse à quelqu'un, il dira qu'il n'y a que des apparaître, sans distinction de valeur - des "pragmata" (et non des êtres - eonta) - par rapport à quoi le langage est radicalement disqualifié. Finie cette illusion qui veut que, disant le mot, je saisis la chose (théorie du concept comme idée adéquate). Tout au plus le mot peut-il faire signe vers quelque chose dont la nature intime nous reste inconnue. D'où l'insistance sur trois caractères spécifiques de l'apparaître : les "choses" sont également in-différentes, im-mesurables, in-décidables.
Il ne s'agit plus de douter, il s'agit de rompre, comme on rompt avec une maîtresse affligeante, rompre avec les dogmes, les thèses, les affirmations, les négations, les idées en général. Curetage mental, bien différent de la benoîte "suspension" des sceptiques. Opérer une vraie critique, et non une critique pour rire, comme font les sceptiques qui laissent tout le champ mental intact en se contentant de faire un pas de côté.
On pourrait soutenir que Pyrrhon inaugure en Occident une sorte de métaphysique du silence, ou encore une originale "vita contemplativa", laquelle réalise enfin le meilleur de l'inspiration hellénique : la theoria comprise comme laisser-être universel, résolument étrangère à toutes les conceptions qui prétendent savoir pour agir. Pyrrhon n'est pas Aristote. Il ne rêve pas d'un pan-hellénisme dont Alexandre serait l'agent, il ne pense pas que l'essence de l'homme se réalise dans la cité. Il a vu, de ses yeux vu, les fastes et les désastres de la campagne d'Asie, et, rentré à Élis, il se contentera d'ouvrir une école de philosophie, pour découvrir bientôt que les citoyens de la ville préfèrent hanter l'agora et le gymnase, et qu'en somme ses meilleurs auditeurs sont encore les gorets qui se vautrent dans la cour de l'école.
Vaut-il encore la peine de parler s'il n'est personne pour écouter ?
Une certaine tradition veut que Pyrrhon ait fini par quitter sa bonne ville d’Élis pour vagabonder dans les bois, dormant dans une grotte, et recevant parfois quelque visiteur, ami philosophe désireux de mieux connaître sa pensée, comme Timon de Phlionte, son principal disciple.
Pyrrhon c'est l'exception. Il est le sans-pareil, celui qui a poussé jusqu'au bout la critique du langage et de la pensée. Il n'est pas étonnant qu'on le fustige à tour de bras, le rejette et l'incrimine. C'est stupide, et surtout c'est la meilleure façon de l'ignorer. On nous bassine à longueur de temps avec le personnage de Socrate. Mais Socrate ne gène personne. Pyrrhon est autrement dérangeant.
http://guykarl.canalblog.com/archives/2018/09/04/36678326.html
Vanleers- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 15/01/2017
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Vanleers a écrit:Zhongguoren a écrit: Les taoïstes ne sont pas des sceptiques au sens historique que la philosophie de Pyrrhon d'Elis a donné à ce terme. Il ne s'agit pas, pour eux, de douter de tout tout le temps et de suspendre définitivement leur jugement.
Pyrrhon ne doute jamais !
Il pose une thèse, métaphysique au sens de Popper : ni vérifiable, ni réfutable, résumée dans le texte d’Aristoclès de Messène (déjà cité plusieurs fois sur le forum).
En effet, Pyrrhon ne "doute" pas au sens psychologique moderne du terme. Son "doute" est métaphysique. Mais, justement, les taoïstes ne ne sont pas non plus "pyrrhoniens" en ce sens métaphysique. Car la pensée chinoise (qu'elle soit taoïste mais aussi bouddhiste ou confucianiste), différente en cela de la pensée indienne, ne conçoit pas de transcendance métaphysique. Car, "tandis que la métaphysique est une pensée de l'au-delà, aspirant au "là-bas" […] le taoïsme est une pensée de l'en-deçà et se conçoit comme une remontée, par régression (cf. l'image de la mère ou du nourisson) à la souche (根, gēn), à la racine (本, běn) du foncier. En retranchant les qualités, en éliminant les spécifications, en résorbant les différences, il y rejoint le "spontanément ainsi" (自然, zì rán) du naturel. […] Ce foncier est la plénitude et, si elle n'offre pas de formes à contempler, l'invisibilité du sans forme n'en fournit pas moins de la cohérence [条 理 , tiáo lǐ] à scruter"(Jullien, la Grande Image n'a pas de Forme, à partir des Arts de peindre la Chine Ancienne, iii). C'est bien pourquoi le vide peut y être dit matrice de toute chose et de tout événement : rien n'y est fondé en droit, tout y est régulé au cas par cas.
Ce qui explique le peu de goût du Sage pour la controverse philosophique qui repose toujours, in fine, sur le principe de (non-)contradiction : exclure p en vertu de non-p n'a pas plus de sens pour lui que d'exclure la réalité de la nuit au motif que le jour la chasse. Du coup, il est aussi absurde pour le Sage, de prétendre suspendre son jugement au motif que ledit jugement ne serait ni phénoménalement, ni métaphysiquement assuré. Cf, par exemple, les Entretiens de Confucius : "le propos confucéen ne cesse [...] d'évoluer ou, plus précisément, de varier : à sa brièveté, répondra sa variété, et celle-ci compensera celle-là [...]. Aussi, sur le même sujet […] Confucius pourra-t-il répondre différemment à chacun de ses interlocuteurs successifs […]. Voire, Confucius peut, au même moment, répondre l'inverse à l'un et à l'autre"(Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, iv)
Zhongguoren- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 23/06/2022
Re: Platon, Lao Tseu, Patañjali : sages et/ou philosophes ?
Zhongguoren a écrit:TROISIÈME CRITÈRE, LA PAIX :
1 - Platon et la philosophie :
À la suite de ce qui a été dit précédemment au sujet de la conception paradoxale de la recherche philosophique de l'unité de l'Être à travers la chasse au non-Être, on imagine aisément que si quête philosophique de la paix il doit y avoir, celle-ci sera, tout aussi paradoxalement, de nature éristique, polémique, conflictuelle. Clairement, si seuls « les vrais Philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité»(Platon, République, V, 475e), autrement dit de la plénitude de l'Être, il y a fort à parier que la "paix" des philosophes sera plutôt une sorte de "paix des braves", de pax romana, c'est-à-dire une paix que le vainqueur d'un conflit, potentiel ou avéré, impose par la force au vaincu. Ce qu'en dit Platon est, à cet égard, tout-à-fait significatif : « il y a dans l'État [polis] et dans l'âme d'un individu [psukhès] des parties correspondantes et égales en nombre. [...] Ainsi nous dirons, je pense [...] que ce qui rend l'État juste [dikaïon], rend également l'individu juste [et que] l'État est juste, lorsque chacun des trois ordres qui le composent remplit le devoir qui lui est propre. [Or, s'agissant de l'âme] n'appartient-il pas à la raison [logistikon] de commander [arkheïn], puisque c'est en elle que réside la sagesse, et qu'elle est chargée de veiller sur l'âme tout entière ? […] L’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur [...], il met les trois parties de son âme [la raison, le courage et le désir] en harmonie [sumphonia]»(Platon, République, IV, 441c-443d).
Nous remarquerons à nouveau la grandiloquence argumentative caractéristique du Philosophe et consistant à s'autoriser à conclure sur la base d'un argument analogique, en l'occurrence l'analogie, qui est posée sans autre forme de justification, entre la Cité (polis) et l'âme (psukhè). D'où l'idée très populaire en Occident, notamment chez les libéraux à partir du XVII° siècle, que la conduite humaine ne serait, au fond, qu'une sorte de "gouvernement" de soi. De sorte que, de même que c'est la Raison (dont le fabuliste rappelle que celle du plus fort est toujours la meilleure !) qui doit veiller à maintenir la paix entre les parties (fonctions ?) inférieures de l'âme, de même, ce sont les meilleurs, les plus forts ou les plus riches qui sont supposés, dans la Cité, légitimes à commander "paisiblement" les moins bons, moins forts, moins riches, etc., et ce toujours au nom de la justice (dikaïosunè). Et, de même, qu'il sera réputé philosophiquement "juste" que l'âme soit "apaisée" par la continence imposée par la raison aux sentiments, aux émotions, aux sensations, aux passions, aux désirs, etc., de même, à la suite d'un conflit armé, le traité de paix imposé par le vainqueur au vaincu se prévaudra toujours, immanquablement, d'un "ordre juste" enfin (r)établi. Dans tous les cas, c'est à cette condition que, chaque partie prenante "remplit le devoir qui lui est propre" (en l'occurrence, soit commander, soit obéir, tertium non datur) et, partant, préserve la paix, qu'elle soit sociale ou psychique en respectant un ordre "juste".
Comment, dès lors, donner tort à Clément Rosset d'avoir perçu, au-delà des discours lénifiants, le lien entre l'essence platonicienne tout à la fois de la philosophie et de la politique : "c'est faire preuve de superficialité que d'opposer la violence au langage, à la raison au sens de se représenter l'homme comme écartelé entre la possibilité d'une communication pacifique fondée sur le discours et la tentation d'un rapport de violence fondé sur le non-discours. La vérité est, semble-t-il, exactement inverse : c'est précisément dans la mesure où l'homme est susceptible de discours qu'il est susceptible de violence. [...] Le lien entre le langage et la violence apparaît très clairement dans l'écriture grandiloquente par excellence, l'écriture politique, réservoir d'outrances verbales aussi monotone qu'inépuisable"(Rosset, le Réel : Traité de l'Idiotie, II, ii). Et si tel est le cas, c'est peut-être parce que la visée (démesurée ?) d'une plénitude de l'Être est, par nature, problématique, qu'elle est une tâche infinie, toujours recommencée, tout particulièrement en contexte démocratique où la circulation de la parole (Platon en savait quelque chose) constitue de loin le flux réel prédominant. Tous ceux et toutes celles qui font profession de philosophie savent à quel point la vigilance à l'égard de la pseudo-évidence d'un donné obscur et confus véhiculé par le bavardage (la com', comme on dit aujourd'hui) exige une tension permanente, une mise en garde de tous les instants (cf. le pseudonyme de vigilius hafniensis, "le veilleur de Copenhague" qui était celui de Kierkegaard) qui, effectivement n'est rien d'autre qu'une paix armée.
2 - Lǎo Zǐ et la sagesse taoïste :
Pour le Sage chinois, la paix (dàn) n'est ni à établir ni à rétablir dans la mesure où elle est déjà présupposée par et dans la notion d'unité de la Voie. Il suffit en effet qu'il y ait conjonction d'événements (y compris d'événements contraires) pour que cette conjonction soit déjà présumée harmonieuse et, par conséquent, génératrice de paix. Aussi l'un des termes qui, en chinois, désigne cette notion d'harmonie est-il le terme 和 (hé) qui fait aussi office de conjonction de coordination ("et"). En d'autres termes, il suffit que l'événement e et l'événement e' soient conjoints dans l'espace et/ou dans le temps pour qu'ils soient réputés en harmonie au seul motif que l'un et l'autre procèdent, conjointement, de la Voie (dào), c'est-à-dire du grand accord céleste par lequel tout arrive. Voilà qui peut paraître étrangement optimiste. Il convient donc d'apporter deux petites précisions.
Premièrement, le terme "optimisme" a été inventé par Gottfried Leibniz pour désigner sa propre conception de ce qu'il appelle lui-même "l'harmonie pré-établie" et qui consiste à penser que notre univers réel est, parmi tous les univers a priori possibles, le meilleur qui pût jamais être (n'en déplaise à Voltaire). Sans rentrer dans les détails de la métaphysique leibnizienne disons simplement que Leibniz, qui était aussi érudit et diplomate, aimait à se faire décrire le mode de pensée des Sages taoïstes par les pères jésuites qui étaient allés en Chine en mission d'évangélisation et avec lesquels il entretenait une correspondance suivie. Il serait étonnant qu'il n'y ait, entre la notion leibnizienne d'harmonie pré-établie et son équivalent taoïste qu'une simple coïncidence. Donc, de ce point de vue, oui, la conception taoïste de la paix universelle est "optimiste" mais dans un sens métaphysique, non-psychologique de ce terme.
Deuxièmement, « [l'accord céleste] c'est l’harmonie de tous les êtres, dans leur commune nature, dans leur commun devenir. Là, pas de contraste, parce que pas de distinction. Embrasser, voilà la grande science, la grande parole. Distinguer, c’est science et, parler d’ordre inférieur. […] Et quelle est l’occasion de ces distinctions ? Ce qui les occasionne, ce sont l’activité, les relations, les conflits de la vie. De là les théories, les erreurs »(Zhuāngzǐ, Zhuang Zi, ii). Encore une fois, le Sage ne nie pas l'intérêt qu'il y a, face aux exigences de la vie de tous les jours, à commencer par les exigences d'une politique pragmatique, à distinguer, discriminer, exclure, éliminer, etc. Sauf que, d'une part, ce sont nos besoins pragmatiques tels que le reflète notre usage du langage qui prononce distinction, discrimination, exclusion, etc., lesquelles ne sont rien de réel au-delà des mots, et, d'autre part, lesdites corrections apportées à l'ordre courant des choses doivent se comprendre, non pas comme une ablation ou une contention sous l'égide d'une souveraine volonté rationnelle, mais comme une série de petits ajustements précaires et révocables destinés à maintenir ou ramener le cours des choses dans le milieu de la Voie (dào).
En effet, il existe, en chinois au moins un autre terme qui connote l'idée de paix, c'est le mot 中 (zhōng) qui désigne le milieu, le centre (rappelons que les Chinois appellent leur pays "Empire du Centre" zhōng guó, quant à l'expression "République Populaire de Chine", elle se traduit en chinois zhōng huá rén mín gòng hé guó, c'est-à-dire, littéralement "communauté populaire du pays du centre harmonieux" !), à commencer, bien entendu par le centre de gravité qui, en physique, est le point d'application des forces de gravité et qui définit l'équilibre d'un corps. La notion de paix inhérente à ce terme n'est donc pas une harmonie pré-établie mais plutôt une centralité, un équilibre dynamique obtenu par et dans le flux perpétuel du devenir. En particulier, dans l'humaine société, « chercher la pureté et la paix dans la séparation d’avec le monde, c’est exagération. Elles peuvent s’obtenir dans le monde. La pureté s’obtient dans le trouble de ce monde, par le calme intérieur, à condition qu’on ne se chagrine pas de l’impureté du monde. La paix s’obtient dans le mouvement de ce monde, par celui qui sait prendre son parti de ce mouvement, et qui ne s’énerve pas à désirer qu’il s’arrête »(Lǎozǐ, Tao Te King, §15).
La conception taoïste de la paix, qu'il s'agisse de paix politique ou de paix psychologique, n'est pas un état que l'on obtient par un effort de volonté qui s'opposerait, comme par magie, au détestable cours des choses, mais par un abandon au flux de la Voie (dào), un peu comme le nageur (analogie fréquente chez Zhuāngzǐ) pris dans un violent remous qui ne devra son salut qu'à la souplesse, à la modération et à l'économie de ses mouvements. Autre analogie que les taoïstes affectionnent : de même que le médecin qui ne (r-)établit pas, à proprement parler, la santé du malade mais tâche de (re-)mettre le corps souffrant dans les conditions (notamment de circulation des fluides vitaux) qui lui permettront de recouvrer naturellement la santé au moment opportun, de même,le Sage ne (r-)établit pas la paix mais exploite, dans le flux perpétuel du devenir, les situations propices à ce (re-)centrage dans la Voie qu'il montre, qu'il indique, notamment par l'exemple de son propre comportement. Dans la mesure où "le Sage travaille à non-agir [weï wu weï]"(Lao Zi, Tao Te King, §2), c'est sur ce modèle d'aisance et de simplicité incarné par le Sage que se façonnera la paix : « la paix n’est pas un objectif que le Sage atteint par des efforts directs. […] Elle est le Principe de la claire vue du Sage. […] Rien qui tende plus à l’équilibre, au repos, que l’eau »(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §13). La pratique des arts martiaux est sans doute la meilleure illustration concrète de cette conception fluide, voire liquide, de la paix comme processus lent et continu destiné à favoriser la circulation du 气 (qì), autrement dit du flux énergétique naturel qui traverse notre corps comme il traverse aussi nécessairement toute réalité, y compris sociale ou politique (notons au passage que l'analogie chinoise du microcosme individuel avec le macrocosme social n'est pas métaphysique comme chez Platon mais reste physique).
3 - Patañjali et le yoga :
Il semblerait que l'idée de paix soit spontanément associée par l'opinion, notamment occidentale, à la culture indienne traditionnelle et, par conséquent, aussi au Yoga. Au point que shanti, le terme sanskrit qui traduit littéralement le mot "paix" est abondamment utilisé par les promoteurs (pas toujours désintéressés) de l'indianisme en Europe et en Amérique. En fait, de telles allusions ne font qu'exploiter l'importance, bien réelle, de la notion collatérale d'ahimsâ ("non-violence"), en particulier dans l'hindouisme. Citons deux exemples tirés des Upanishad : « sous l’inspiration de la bienveillance [kshama], l’homme se comporte envers toutes les créatures animées, que ce soit en pensée, en parole ou en acte, de la même façon qu’il aimerait qu’on se comporte envers lui »(Jabala Darshana Upanishad) ; « que je n’inspire aucune crainte à aucun être ! »(Narada Parivrajaka Upanishad). Il y a là, manifestement, l'idée que les êtres humains gagnent à se comporter de manière humble et respectueuse à l'égard de toutes les entités jamais surgies de la nature, lesquelles sont, rappelons-le, indistinctement tissées de la même étoffe, à savoir un entrelacement de prakriti (matière) et de purusha (esprit). Néanmoins, la forme injonctive que prennent ces exemples tendraient à abonder dans le sens philosophique d'une force morale destinée, en tout cas chez l'homme, à contrarier ses propres inclinations perverses.
Or, si l'on lit les Yoga-Sûtra de Patañjali, rien n'est moins vrai. Remarquons tout d'abord qu'il n'y a, dans ce texte, pas une seule occurrence du terme, shanti, et trois seulement du couple himsâ/ahimsâ, "violence/non-violence" (B.O., F.M., J.P.), "nuisance/non-nuisance" (A.D). Celles-ci sont, d'ailleurs toutes énoncées dans la courte partie relative aux yama, c'est-à-dire aux "règles de vie dans la relation aux autres" (F.M.), respectivement en Yoga-Sûtra, ii, 30, 34, 35. Détaillons-les brièvement. « Non-violence (ahimsâ), véracité (satya), absence de vol ou désintéressement (asteya), continence ou modération (brahmacarya), pauvreté ou refus des possessions inutiles (aparigraha), tels sont les réfrènements (yama) »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 30). Apparemment, Patañjali fait état de cinq yama. Mais y en a-t-il réellement cinq ? Satya, asteya, brahmacarya et aparigraha ne sont-ils pas, au fond, des déclinaisons ou, plus exactement, des conditions de survenance d'ahimsâ ? Peut-on imaginer une non-violence (non-nuisance), fût-elle réduite à sa seule dimension sociale, compatible avec la pratique du mensonge, du vol, de l'incontinence, de l'accaparement, a fortiori avec la conjonction de plusieurs de ces facteurs ? La réponse coule de source, car «ces pensées comme la violence [himsâ] etc. […] engendrent une souffrance et une confusion qui n’ont pas de fin. Méditer sur le contraire empêche cela »(Patañjali, Yoga-Sûtra (F.M.), ii, 34). Du coup, la solution de Patañjali semble se rapprocher d'autant plus de celle de Lǎo Zǐ que « le but [du Yoga] n’est pas de bouleverser l’ordre de la Nature, mais d’écarter les obstacles à son évolution, à l’instar d’un cultivateur qui dégage son champ »(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), iv, 3). La métaphore du bon jardinier, utilisée aussi par Lǎo Zǐ, évoque irrésistiblement le wéi wú wéi ("agir à ne pas agir") cher aux taoïstes plus que l'effort philosophique volontaire.
En fait, il s'agit plutôt, pour Patañjali de susciter ahimsâ par le moyen de la méditation comme ascèse volontaire destinée, nous l'avons vu, à reconstituer cette unité de purusha (l'esprit) fragmenté par l'irruption intempestive des douloureuses citta vritti (perturbations mentales) et ce, au moyen d'un effort de contention du corps dans des âsana (postures, même si Patañjali n'en évoque qu'une seule : la posture assise !) propres à favoriser la méditation, c'est-à-dire le surgissement d'un détachement, d'un lâcher-prise (vaïrâgya) à l'égard de notre agitation mentale (fréquemment asssimilé à un singe fou piqué par un scorpion !). Bref, il s'agit bien, en l'occurrence, de produire un effort volontaire plus proche de celui de la philosophie grecque que de l'aisance naturelle de la sagesse chinoise. Sauf que, pour que méditation il y ait, «la posture sera ferme et confortable [sthira sukham âsanam]»(Patañjali, Yoga-Sûtra (J.P.), ii, 46). Il importe donc que l'effort initial se mue progressivement en non-effort. Et cela, au fil de la pratique, de l'entraînement. Il y a donc, au fond de l'institution du Yoga, cette idée toute simple que la paix intérieure, n'est nullement donnée a priori. Pour autant, si elle suppose immanquablement un effort de volonté, cet effort, d'une part peut et doit s'amoindrir au gré des répétitions, d'autre part peut et doit disparaître progressivement au cours de la tenue de la posture afin de déboucher sur un état qu'Ysé Tardan-Masquelier qualifie joliment de "non-violence à l'égard de soi-même". Bref, le Yoga n'est ni une philosophie, ni un art martial, encore moins un sport, juste une "sagesse incarnée" (Ysé Tardan-Masquelier).
PS : je m'abstiens de conclure mais attends avec une impatience (toute philosophique) les réactions de Neopilina, de Vanleers et de quiconque aura fait l'effort (philosophique) de me lire.
Merci beaucoup pour ces contributions. Je ne vais pas réagir de suite : je ne peux pas. Je m'en explique sur l'autre fil, plus généraliste, sur les sagesses orientales.
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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