Sur l'oeuvre
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale, 1785 : " Lettres de Madame la comtesse de L*** à Monsieur le Comte de R*** A PARIS Chez Barrois l'aîné, Libraire, quai des Augustins M. DCC. LXXXV. Avec approbation, et privilège du roi ". 360 pages. Cette publication est également annoncée avec le titre précédent, " L'exemple et les passions, ou aventures d'un jeune homme de qualité ", dans le " Supplément au N° 365 du journal de Paris ", page 1515 (pagination courant sur l'année), du 31 décembre 1785.
- Remarques. Recueil de lettres fictives, on imite clairement madame de Sévigné, il ne se passe rien, on voit un projet de mariage aboutir, très manifestement, on écrit des lettres pour écrire des lettres. Classiquement attribué à une spirituelle demoiselle Fontette de Sommery, dont le plus grand succès, constamment augmenté et réimprimé depuis l'édition originale en 1782, est publié pour la dernière fois en 1785. A lecture, de Fontette, effectivement, cette attribution peut s'entendre. Comme d'habitude, Sade joue au petit Poucet. Le prénom du comte de R*** est Adolphe, à cause d'une erreur, son acte de mariage dit " Donatien Aldof [sic] François (les tabellions parisiens ont un mal fou avec le " Aldonse " provençal initialement choisi qu'ils n'entendent pas, et qui finira par disparaître au profit d'Alphonse), page 51, il écrit " marquis de Sim .... ", on pense à " Simiane ", grande maison de Provence qui possédait le château de Lacoste avant les Sade, par la suite on verra Sade utilisé " Simiane " en entier, page 153, on lit " M .... ", on pense à " Mazan ", Sade est seigneur de Lacoste, Saumane et co-seigneur de Mazan, etc., etc. Ici, pour retrouver Sade, en plus de quelques petites mentions mordantes, visant pour la énième fois sa belle-famille via une anecdote rapportée par un personnage qui servent de signature, en toute fin d'ouvrage, ce n'est pas tant à ses textes qu'il faut se référer, mais à sa biographie. Dans la dite anecdote, une certaine Pélagie, fille d'un négociant, est engrossée par un marquis, le mariage est donc impossible, malgré les promesses du scélérat, la malheureuse accouche d'une fille qui est baptisée Justine, etc. A partir de 10 ans, Donatien est à Paris pour faire sa rentrée au collège, Louis le Grand, tenu par les jésuites, où il sera initié à quelques " pratiques " (sodomie et fustigation) des " bons " pères (pratiques qui commencent très sérieusement à exaspérer le haut du panier de la noblesse française qui place ses héritiers en titre dans cet établissement), puis son entrée, à 14 ans, à la très prestigieuse École des chevau-légers de la garde royale (cavalerie légère), où il sera cueilli par la Guerre de Sept ans, dont il fera les six campagnes (cette pause hivernale lors des conflits qui remonte à la nuit des temps à certaines latitudes, " on prend ses quartiers d'hiver ", n'a rien à voir avec le bien être des soldats, c'est un impératif logistique lié à la disponibilité de fourrages pour les chevaux). Sade qui prétend tout dire, ne nous parle jamais de la guerre, pourtant on peut le situer de façon certaine sur certains champs de bataille où sa bravoure est remarquée. C'est tout ce qu'on savait sur cette période. Et puis Maurice Lever en étudiant et en publiant une partie des correspondances de Sade père, Jean-Baptiste, nous révèle qu'adolescent Donatien passe une bonne partie de ses vacances scolaires chez deux amies de son père, madame de Raimond, Dame (veuve, elle exerce les fonctions de seigneur de son mari défunt) de Longeville, et madame de Saint Germain. Mères de substitution bien manifestes, pour Sade en premier, il les appelaient " Maman ", et celles-ci dans leurs lettres au père ne parlent jamais que de leur " fils " (" Sade ", chapitre IV, Maurice Lever). Après la mort de son père, en 1767, Sade, jusqu'à sa mort, ne cessera jamais de relire les correspondances de son père, il les annote, etc. Et dans cet ouvrage, il revisite celles-ci, et surtout, la période de sa vie la plus paisible et heureuse. L'exercice littéraire est au moins tout autant une évasion.
Et puis. On sait que la saignée médicale est alors très très pratiquée. Même ceci rappelé, on saigne tout de même beaucoup dans cet ouvrage : 23 fois. A tour de bras, si j'ose dire. Une malade, il est vrai mal en point, après 3 saignées, se voit saigner " des quatre membres en huit heures ". A titre personnel, pour les événements de l'hiver 1774/5, outre les viols par ascendant, des pratiques fustigatoires non consenties (celles et ceux qui consentent ne se plaignent pas, et cet hiver là, il y a un monde fou au château), la présence, pour un certain décorum d'ossements humains, qui jette un trouble immense (en fait ils ont été fournis par des prostituées de Marseille à la demande de Sade), je pense que Sade a détourné la pratique médicale de la saignée à des fins sexuelles. C'est la plus grave et la moins bien documentée des affaires, les familles ont fait tout ce qu'elles ont pu pour qu'il en soit ainsi. Jusqu'à l'obtention d'une lettre de cachet pour faire enfermer une jeune maquerelle de Lyon, un peu trop bavarde, qui a participé au recrutement, aux alentours de Lyon et de Vienne (assez loin de Lacoste, la réputation du marquis est déjà plus que notoire) des jeunes domestiques puis aux orgies dont elle sortira enceinte. Elle est libérée en février 1778, sur sa promesse de ne jamais ouvrir la bouche sur cette affaire. La marquise écrit qu'on est tout à fait disposé à rendre, je cite, " tout cela ", elle parle des jeunes domestiques, masculins et féminins, de ceux qui se plaignent (a contrario, il faudra chasser un jeune " secrétaire " qui se trouve très bien au château, mais le marquis ayant fui, sa présence n'est plus requise), mais surtout, surtout, " pas tout de suite ", on dit oui à toutes les requêtes, réclamations, mais pas question de laisser partir les plus véhémentes et abimées, placées chez des proches, dont l'oncle paternel de Sade, ou encore un couvent, tous très très embarrassés de cette commission, et qui finiront par les laisser partir. Pourquoi ? On le voit dans les différentes correspondances : pour que les traces sur les corps disparaissent. Et Paul Bourdin dans son ouvrage de référence parle de " boutonnières aux bras ", ce genre de précision est rarissime dans tout ce qui concerne cette affaire où tout est abordé le plus allusivement possible. D'un point de vue littéraire, cette déviance donnera par amplification naissance au personnage du comte de Gernande dans les " Justine ", et quelques autres maniaques de la saignée dans l'oeuvre. Bourdin considère, à tort, que c'est cette affaire qui vaudra à Sade la longue détention qui commence en 1777. Avant même l'hiver 74/5, le sort de Sade est scellé, la lettre de cachet est déjà émise, tous les ordres émanant de la Maison du Roi, justice extraordinaire, ordonnant son arrestation insistent sur la saisie de tous ses " papiers ". A crimes égaux (et même plus graves, des homicides), des grands seigneurs n'ont pas fait un jour de prison, mais ils rentraient dans le rang. Sur la seule base de la délinquance sexuelle, sans exonérer Sade de quoi que ce soit, sous l'Ancien Régime, une telle détention d'un marquis ne se comprend pas. Et une fois en détention, on voit bien que c'est le marginal à sa propre caste et la plume qu'on maintient entre quatre murs.
- Situation du prisonnier Sade au premier janvier 1786. Sade depuis le 29 février 1784 est à la Bastille (la prison royale du fort de Vincennes a été fermée). Et puis, par arrêt du Conseil d'Etat, le 30 juillet 1785, Thiroux de Crosne remplace Jean Charles Pierre Lenoir à la lieutenance générale de Paris. Thiroux devient par là, entre autres, personnellement responsable des prisonniers du Roi, de la justice extraordinaire, d'exception. Les conditions de détention d'un prisonnier du roi sont totalement individualisées en fonction des faits reprochés et du statut social du prisonnier. Pour les affaires d'état, c'est le roi lui-même qui les fixent, et ainsi de suite de façon graduelle et décroissante dans la hiérarchie, par le ministre, le lieutenant général et enfin le gouverneur de la forteresse. Les conditions de détention changent, parfois en bien, parfois en mal. Sade le dit, l'écrit, en dehors des fonctions vitales, de son heure de promenade, il lit et écrit au moins 12 heures par jour. On ne sait pas très précisément quand Sade et son épouse peuvent se voir en tête à tête lors des visites de celle-ci (c'est en 1784 ou en 1785). En tous cas, sur ce genre de choses, on peut faire une confiance totale à Sade : s'ensuit une véritable hémorragie de textes, la production imprimée de Sade, déjà régulière, explose (le nombre d'ouvrages, leur volume et leur caractère sadien de plus en plus manifeste). Et, on le sait depuis longtemps, une fois libéré, la première chose qu'il fait c'est de courir chez sa femme (qui a fait une demande officielle de séparation de corps) pour récupérer ses manuscrits sortis officiellement (théâtre, etc.) et ceux sortis clandestinement par la marquise. Jusqu'à 1790, incarcéré par la justice du roi, ses détracteurs, n'ont pas le droit, c'est illégal, de faire imprimer le nom d'un prisonnier du roi, ils le critiquent dans la presse, sans le nommer donc, il leur répond dans ses préfaces, etc., on va le voir. Sade, en très très vieux routier de la clandestinité, conquiert le moindre espace abandonné par ses geôliers. Déjà, la nature des accords entre Lenoir interrogent sérieusement. Lenoir savait que Sade s'exprimait dans les colonnes du " Journal de Paris " : par la même voie, ce qui lui permet d'informer tout le monde efficacement, les colonnes de tous les journaux lui étant forcément largement ouvertes (il a aussi cette police en charge), tantôt il remet Sade à sa place, tantôt il fixe des limites aux détracteurs, etc. La surveillance exercée par Lenoir était beaucoup plus personnelle (pas forcément plus sévère). Sur son ordre exprès, le courrier sortant et entrant de ce prisonnier passe par ses mains, son successeur n'en fera pas autant, il abandonne cette tâche aux censeurs lambda (" infâmes gribouilleurs ", etc., etc. selon Sade et auxquels, selon l'humeur, ils adressent un mot " doux " à l'occasion), des inspecteurs de police. Mais en tout état de cause, il y a un avant le transfert et le changement de lieutenant général, et un après, qu'on peut dûment constater. Tous les grands biographes se sont tout de même interrogés. Sade libéré par la Révolution, dés qu'on lui demande son état civil, dit, pour la profession, " hommes de lettres ". Mais quelles " lettres " ? La " Justine " de 1791 ? Certainement pas, jusqu'à sa mort, officiellement, mais pas en privé et dans sa correspondance avec des intimes, il niera en être l'auteur. Alors quoi ? Les grands biographes du XX° siècle avouent qu'ils ne voient pas. Mais ce n'était pas le cas des contemporains, détracteurs ou sympathisants (" Journal de Paris "), qui connaissent depuis des lustres le plumitif patenté, dont on ne pouvait pas légalement évoquer le nom pour des raisons totalement inhérentes à l'Ancien Régime, avec sa justice parallèle, d'exception, royale. Mais après la Révolution, cette justice, et ses cohortes de conséquences concrètes, disparaissent (dont les lettres de cachet, ce qui libère Sade de facto), et désormais, on ne se prive plus. A cela, il faut ajouter que Sade, un homme qui a voulu, suite à une passion aussi ancienne que radicale pour l'écrit, à force de travail, être un écrivain (il n'a pas de " don naturel ", comme cela s'entend pour un grand écrivain, artiste, et il le sait), était très exigeant à l'endroit de ses propres productions, et n'a donc pas éprouvé le besoin, bien au contraire, de revendiquer des " drouilles " ainsi contraintes qui étaient toutes tombées à plat à leur publication. Que l'une d'entre elles dépasse les bornes, c'était provoquer une enquête approfondie et les rétorsions qui vont avec. Détenu, Sade réussit à publier, mais il sait qu'il est constamment sur le fil du rasoir. Sade, Wikipédia : " [en 1791] Sade annonce à Reinaud, son avocat à Aix : « On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle " Justine ou les Malheurs de la vertu ". Brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains : je le renie. » Sade a déjà un imprimeur tout trouvé, et si celui-ci lui demande du " poivré ", c'est qu'il sait déjà quelle veine Sade exploite. Avec le changement de régime, Sade, qui a fait et terminé ses classes d'écrivain derrière les barreaux, libre, peut se laisser aller, et les imprimeurs aussi, tout le monde en fait. Sade peut prendre son envol, enfin sans entrave.
- Remarque bibliographique. Problème chronologique. Comme on l'a vu ci-dessus, selon moi, Sade réussit à faire imprimer au moins trois titres en 1785. La parution des deux derniers fait l'objet d'une publicité (étymologie première " rendre publique ") conjointe dans un supplément du " Journal de Paris " du mois de décembre (on y trouve les deux titres l'un au dessus de l'autre). J'ai donc placé le premier titre pour l'année 1785, pour lequel je n'ai trouvé aucune indication dans la presse, avant ces deux là (ça serait étonnant que trois titres soient imprimés en décembre). Dans ce cas précis, ce n'est pas prendre un grand risque. Je vais prendre l'exemple de l'année suivante, 1786. J'ai également trouvé pour cette année plusieurs titres. L'un d'eux est publié au mois de mars, un autre au mois de novembre, pour les autres, je n'ai pas réussi à trouver d'indication précise sur la publication. Je vais rencontrer ce type de problème jusqu'à la fin des deux périodes présentement examinées, un tant soit peu défrichées (" Jusqu'à 1777, libre " et " De 1777 à 1790, prisonnier du roi "). Outre les mentions dans la presse, des indications dans les préfaces de Sade permettent de relier chronologiquement entre eux certains titres, mais d'autres, pour une même année, restent en l'état isolés relativement aux autres. Donc, nota bene, pour ceux-ci, faute de mieux, en attendant des informations supplémentaires, je les évoquerais systématiquement après les ouvrages pour lesquels je dispose d'informations permettant de les situer plus précisément dans l'année et les uns aux autres.
(à suivre)
Edité. Dernière édition le 19 novembre 2021.
- Remarques. Recueil de lettres fictives, on imite clairement madame de Sévigné, il ne se passe rien, on voit un projet de mariage aboutir, très manifestement, on écrit des lettres pour écrire des lettres. Classiquement attribué à une spirituelle demoiselle Fontette de Sommery, dont le plus grand succès, constamment augmenté et réimprimé depuis l'édition originale en 1782, est publié pour la dernière fois en 1785. A lecture, de Fontette, effectivement, cette attribution peut s'entendre. Comme d'habitude, Sade joue au petit Poucet. Le prénom du comte de R*** est Adolphe, à cause d'une erreur, son acte de mariage dit " Donatien Aldof [sic] François (les tabellions parisiens ont un mal fou avec le " Aldonse " provençal initialement choisi qu'ils n'entendent pas, et qui finira par disparaître au profit d'Alphonse), page 51, il écrit " marquis de Sim .... ", on pense à " Simiane ", grande maison de Provence qui possédait le château de Lacoste avant les Sade, par la suite on verra Sade utilisé " Simiane " en entier, page 153, on lit " M .... ", on pense à " Mazan ", Sade est seigneur de Lacoste, Saumane et co-seigneur de Mazan, etc., etc. Ici, pour retrouver Sade, en plus de quelques petites mentions mordantes, visant pour la énième fois sa belle-famille via une anecdote rapportée par un personnage qui servent de signature, en toute fin d'ouvrage, ce n'est pas tant à ses textes qu'il faut se référer, mais à sa biographie. Dans la dite anecdote, une certaine Pélagie, fille d'un négociant, est engrossée par un marquis, le mariage est donc impossible, malgré les promesses du scélérat, la malheureuse accouche d'une fille qui est baptisée Justine, etc. A partir de 10 ans, Donatien est à Paris pour faire sa rentrée au collège, Louis le Grand, tenu par les jésuites, où il sera initié à quelques " pratiques " (sodomie et fustigation) des " bons " pères (pratiques qui commencent très sérieusement à exaspérer le haut du panier de la noblesse française qui place ses héritiers en titre dans cet établissement), puis son entrée, à 14 ans, à la très prestigieuse École des chevau-légers de la garde royale (cavalerie légère), où il sera cueilli par la Guerre de Sept ans, dont il fera les six campagnes (cette pause hivernale lors des conflits qui remonte à la nuit des temps à certaines latitudes, " on prend ses quartiers d'hiver ", n'a rien à voir avec le bien être des soldats, c'est un impératif logistique lié à la disponibilité de fourrages pour les chevaux). Sade qui prétend tout dire, ne nous parle jamais de la guerre, pourtant on peut le situer de façon certaine sur certains champs de bataille où sa bravoure est remarquée. C'est tout ce qu'on savait sur cette période. Et puis Maurice Lever en étudiant et en publiant une partie des correspondances de Sade père, Jean-Baptiste, nous révèle qu'adolescent Donatien passe une bonne partie de ses vacances scolaires chez deux amies de son père, madame de Raimond, Dame (veuve, elle exerce les fonctions de seigneur de son mari défunt) de Longeville, et madame de Saint Germain. Mères de substitution bien manifestes, pour Sade en premier, il les appelaient " Maman ", et celles-ci dans leurs lettres au père ne parlent jamais que de leur " fils " (" Sade ", chapitre IV, Maurice Lever). Après la mort de son père, en 1767, Sade, jusqu'à sa mort, ne cessera jamais de relire les correspondances de son père, il les annote, etc. Et dans cet ouvrage, il revisite celles-ci, et surtout, la période de sa vie la plus paisible et heureuse. L'exercice littéraire est au moins tout autant une évasion.
Et puis. On sait que la saignée médicale est alors très très pratiquée. Même ceci rappelé, on saigne tout de même beaucoup dans cet ouvrage : 23 fois. A tour de bras, si j'ose dire. Une malade, il est vrai mal en point, après 3 saignées, se voit saigner " des quatre membres en huit heures ". A titre personnel, pour les événements de l'hiver 1774/5, outre les viols par ascendant, des pratiques fustigatoires non consenties (celles et ceux qui consentent ne se plaignent pas, et cet hiver là, il y a un monde fou au château), la présence, pour un certain décorum d'ossements humains, qui jette un trouble immense (en fait ils ont été fournis par des prostituées de Marseille à la demande de Sade), je pense que Sade a détourné la pratique médicale de la saignée à des fins sexuelles. C'est la plus grave et la moins bien documentée des affaires, les familles ont fait tout ce qu'elles ont pu pour qu'il en soit ainsi. Jusqu'à l'obtention d'une lettre de cachet pour faire enfermer une jeune maquerelle de Lyon, un peu trop bavarde, qui a participé au recrutement, aux alentours de Lyon et de Vienne (assez loin de Lacoste, la réputation du marquis est déjà plus que notoire) des jeunes domestiques puis aux orgies dont elle sortira enceinte. Elle est libérée en février 1778, sur sa promesse de ne jamais ouvrir la bouche sur cette affaire. La marquise écrit qu'on est tout à fait disposé à rendre, je cite, " tout cela ", elle parle des jeunes domestiques, masculins et féminins, de ceux qui se plaignent (a contrario, il faudra chasser un jeune " secrétaire " qui se trouve très bien au château, mais le marquis ayant fui, sa présence n'est plus requise), mais surtout, surtout, " pas tout de suite ", on dit oui à toutes les requêtes, réclamations, mais pas question de laisser partir les plus véhémentes et abimées, placées chez des proches, dont l'oncle paternel de Sade, ou encore un couvent, tous très très embarrassés de cette commission, et qui finiront par les laisser partir. Pourquoi ? On le voit dans les différentes correspondances : pour que les traces sur les corps disparaissent. Et Paul Bourdin dans son ouvrage de référence parle de " boutonnières aux bras ", ce genre de précision est rarissime dans tout ce qui concerne cette affaire où tout est abordé le plus allusivement possible. D'un point de vue littéraire, cette déviance donnera par amplification naissance au personnage du comte de Gernande dans les " Justine ", et quelques autres maniaques de la saignée dans l'oeuvre. Bourdin considère, à tort, que c'est cette affaire qui vaudra à Sade la longue détention qui commence en 1777. Avant même l'hiver 74/5, le sort de Sade est scellé, la lettre de cachet est déjà émise, tous les ordres émanant de la Maison du Roi, justice extraordinaire, ordonnant son arrestation insistent sur la saisie de tous ses " papiers ". A crimes égaux (et même plus graves, des homicides), des grands seigneurs n'ont pas fait un jour de prison, mais ils rentraient dans le rang. Sur la seule base de la délinquance sexuelle, sans exonérer Sade de quoi que ce soit, sous l'Ancien Régime, une telle détention d'un marquis ne se comprend pas. Et une fois en détention, on voit bien que c'est le marginal à sa propre caste et la plume qu'on maintient entre quatre murs.
- Situation du prisonnier Sade au premier janvier 1786. Sade depuis le 29 février 1784 est à la Bastille (la prison royale du fort de Vincennes a été fermée). Et puis, par arrêt du Conseil d'Etat, le 30 juillet 1785, Thiroux de Crosne remplace Jean Charles Pierre Lenoir à la lieutenance générale de Paris. Thiroux devient par là, entre autres, personnellement responsable des prisonniers du Roi, de la justice extraordinaire, d'exception. Les conditions de détention d'un prisonnier du roi sont totalement individualisées en fonction des faits reprochés et du statut social du prisonnier. Pour les affaires d'état, c'est le roi lui-même qui les fixent, et ainsi de suite de façon graduelle et décroissante dans la hiérarchie, par le ministre, le lieutenant général et enfin le gouverneur de la forteresse. Les conditions de détention changent, parfois en bien, parfois en mal. Sade le dit, l'écrit, en dehors des fonctions vitales, de son heure de promenade, il lit et écrit au moins 12 heures par jour. On ne sait pas très précisément quand Sade et son épouse peuvent se voir en tête à tête lors des visites de celle-ci (c'est en 1784 ou en 1785). En tous cas, sur ce genre de choses, on peut faire une confiance totale à Sade : s'ensuit une véritable hémorragie de textes, la production imprimée de Sade, déjà régulière, explose (le nombre d'ouvrages, leur volume et leur caractère sadien de plus en plus manifeste). Et, on le sait depuis longtemps, une fois libéré, la première chose qu'il fait c'est de courir chez sa femme (qui a fait une demande officielle de séparation de corps) pour récupérer ses manuscrits sortis officiellement (théâtre, etc.) et ceux sortis clandestinement par la marquise. Jusqu'à 1790, incarcéré par la justice du roi, ses détracteurs, n'ont pas le droit, c'est illégal, de faire imprimer le nom d'un prisonnier du roi, ils le critiquent dans la presse, sans le nommer donc, il leur répond dans ses préfaces, etc., on va le voir. Sade, en très très vieux routier de la clandestinité, conquiert le moindre espace abandonné par ses geôliers. Déjà, la nature des accords entre Lenoir interrogent sérieusement. Lenoir savait que Sade s'exprimait dans les colonnes du " Journal de Paris " : par la même voie, ce qui lui permet d'informer tout le monde efficacement, les colonnes de tous les journaux lui étant forcément largement ouvertes (il a aussi cette police en charge), tantôt il remet Sade à sa place, tantôt il fixe des limites aux détracteurs, etc. La surveillance exercée par Lenoir était beaucoup plus personnelle (pas forcément plus sévère). Sur son ordre exprès, le courrier sortant et entrant de ce prisonnier passe par ses mains, son successeur n'en fera pas autant, il abandonne cette tâche aux censeurs lambda (" infâmes gribouilleurs ", etc., etc. selon Sade et auxquels, selon l'humeur, ils adressent un mot " doux " à l'occasion), des inspecteurs de police. Mais en tout état de cause, il y a un avant le transfert et le changement de lieutenant général, et un après, qu'on peut dûment constater. Tous les grands biographes se sont tout de même interrogés. Sade libéré par la Révolution, dés qu'on lui demande son état civil, dit, pour la profession, " hommes de lettres ". Mais quelles " lettres " ? La " Justine " de 1791 ? Certainement pas, jusqu'à sa mort, officiellement, mais pas en privé et dans sa correspondance avec des intimes, il niera en être l'auteur. Alors quoi ? Les grands biographes du XX° siècle avouent qu'ils ne voient pas. Mais ce n'était pas le cas des contemporains, détracteurs ou sympathisants (" Journal de Paris "), qui connaissent depuis des lustres le plumitif patenté, dont on ne pouvait pas légalement évoquer le nom pour des raisons totalement inhérentes à l'Ancien Régime, avec sa justice parallèle, d'exception, royale. Mais après la Révolution, cette justice, et ses cohortes de conséquences concrètes, disparaissent (dont les lettres de cachet, ce qui libère Sade de facto), et désormais, on ne se prive plus. A cela, il faut ajouter que Sade, un homme qui a voulu, suite à une passion aussi ancienne que radicale pour l'écrit, à force de travail, être un écrivain (il n'a pas de " don naturel ", comme cela s'entend pour un grand écrivain, artiste, et il le sait), était très exigeant à l'endroit de ses propres productions, et n'a donc pas éprouvé le besoin, bien au contraire, de revendiquer des " drouilles " ainsi contraintes qui étaient toutes tombées à plat à leur publication. Que l'une d'entre elles dépasse les bornes, c'était provoquer une enquête approfondie et les rétorsions qui vont avec. Détenu, Sade réussit à publier, mais il sait qu'il est constamment sur le fil du rasoir. Sade, Wikipédia : " [en 1791] Sade annonce à Reinaud, son avocat à Aix : « On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle " Justine ou les Malheurs de la vertu ". Brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains : je le renie. » Sade a déjà un imprimeur tout trouvé, et si celui-ci lui demande du " poivré ", c'est qu'il sait déjà quelle veine Sade exploite. Avec le changement de régime, Sade, qui a fait et terminé ses classes d'écrivain derrière les barreaux, libre, peut se laisser aller, et les imprimeurs aussi, tout le monde en fait. Sade peut prendre son envol, enfin sans entrave.
- Remarque bibliographique. Problème chronologique. Comme on l'a vu ci-dessus, selon moi, Sade réussit à faire imprimer au moins trois titres en 1785. La parution des deux derniers fait l'objet d'une publicité (étymologie première " rendre publique ") conjointe dans un supplément du " Journal de Paris " du mois de décembre (on y trouve les deux titres l'un au dessus de l'autre). J'ai donc placé le premier titre pour l'année 1785, pour lequel je n'ai trouvé aucune indication dans la presse, avant ces deux là (ça serait étonnant que trois titres soient imprimés en décembre). Dans ce cas précis, ce n'est pas prendre un grand risque. Je vais prendre l'exemple de l'année suivante, 1786. J'ai également trouvé pour cette année plusieurs titres. L'un d'eux est publié au mois de mars, un autre au mois de novembre, pour les autres, je n'ai pas réussi à trouver d'indication précise sur la publication. Je vais rencontrer ce type de problème jusqu'à la fin des deux périodes présentement examinées, un tant soit peu défrichées (" Jusqu'à 1777, libre " et " De 1777 à 1790, prisonnier du roi "). Outre les mentions dans la presse, des indications dans les préfaces de Sade permettent de relier chronologiquement entre eux certains titres, mais d'autres, pour une même année, restent en l'état isolés relativement aux autres. Donc, nota bene, pour ceux-ci, faute de mieux, en attendant des informations supplémentaires, je les évoquerais systématiquement après les ouvrages pour lesquels je dispose d'informations permettant de les situer plus précisément dans l'année et les uns aux autres.
(à suivre)
Edité. Dernière édition le 19 novembre 2021.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 31/10/2009
Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale : " L'hypocrite démasqué ou Felix et Colombe, A Londres et A Paris, Chez la veuve Duchesne, Libraire, rue Saint Jacques, près de la place Cambrai ". En deux parties, 261 et 294 pages.
- Edition toulousaine sans date : " L'hypocrite démasqué ou Felix et Colombe, A Toulouse, Chez Laporte, Libraire, près les Changes. Avec permission ". Celle-ci stipule que le libraire a six mois pour faire cette impression à partir de la délivrance de la dite permission datée du 30 novembre 1786. Cet ouvrage est donc imprimé avant le mois de juin 1787. En quatre partie (118, 117, 132 et 141 pages).
- Remarques. Classiquement attribué à Joseph de Maimieux. De ces innombrables attributions " classiques " qui n'ont jamais fait l'objet d'un examen sérieux, parce que l'ouvrage n'en vaut pas la peine, n'attire à aucun titre l'attention, et il y en a des cohortes. Ci-dessus (avec " Anecdotes amoureuses d'un jeune homme de condition, ou l'exemple et les passions "), on a vu une " drouille " de Sade qui figure encore dans les bibliographies officielles du chevalier de Boufflers. On a ici la version sadienne du Tartuffe (le titre complet de la pièce de Molière est bien " Le Tartuffe ou l'Imposteur "). Certains personnages secondaires sont intéressants, on a des libertins notoires, mais qui restent dans les limites admises, acceptables, et l'un d'un, libertin bien patenté, grâce à cela même, saura y faire avec le scélérat de service, sur son propre terrain donc, pour le piéger et ainsi concourir de façon décisive à la réunion de Felix et Colombe. Dans l'avertissement, on lit : " Les vices y sont représentés sous les traits les plus propres à les faire détester " et qu'on verra " le sincère et touchant retour de jeunes libertins à la vertu, ... " Régulièrement, on renifle l'auto-portrait : " Je me souviens, ..., d'être souvent tombé d'accord avec vous, Marquis, vous, grand juge du coeur humain, irréfragable casuiste de boudoir ou de petite maison, que les mots vertu, constance, mariage, étaient des symptômes d'agonie en un galant homme (page 20) ... A dix-huit ans, morbleu !, j'avais deux maitresses affichées, trois grisettes dont je ne me vantais pas, etc. [sic], brochant sur le tout, un amour en règle (page 81) ... si l'expérience de tous les moments ne m'avait convaincu que notre pauvre nature est susceptible de combiner en soi tous les contraires (page 100) ". Le " Journal général de France ", rubrique " Livres nouveaux. Littérature ", du jeudi 16 mars 1786 annonce cette parution et en fait la critique. Elle est négative, mais comme souvent à l'époque même négative, elle peut être constructive, et Sade qui se sait, se vit, comme apprenti, est très attentif, humble (Sade, " humble ", ça mérite d'insister !) face aux critiques. On le verra se défendre dans une préface ultérieure, où il réagit à une critique qui le lamine et lui renvoie à la figure l'affaire d'Arcueil et son état de prisonnier. Je cite un peu le critique anonyme du " Journal général " : " Nous nous permettons d'abord une observation. Quel plaisir goutent, depuis quelques années, nos Romanciers, en nous présentons des caractères horribles, dégoutants, des monstres, de mauvaises moeurs ? " Je ne sais pas si Sade est visé en propre (je ne le pense pas, il n'est pas identifié), mais il est bien certain qu'il est l'un des plus gros contributeurs à cette littérature. Je cite : " Le tuteur hypocrite a fait une fin épouvantable, qui annonce le reprouvé le plus endurci " et " L'Auteur annonce du talent, de l'imagination; le style est souvent agréable, et même brillant : mais qu'il choisisse mieux ses sujets; qu'il ne nous expose pas des personnages que l'on aime à rencontrer dans aucun lieu ; ... " Sur ce point, il ne faut pas y compter, ça ne va pas s'arranger, si j'ose dire. Et, à titre personnel, mais je n'y connais absolument rien en littérature, contrairement à ce critique, je n'ai rien vu de prometteur dans ce titre, qui se lit bien tout de même. C'est dans le titre suivant que pour la première fois, je prendrais du plaisir en tant que lecteur à lire une " drouille " de Sade. Sade monte en puissance : nombre de titre, leur volume, leur caractère sadien, et, enfin, la qualité.
(à suivre)
- Edition toulousaine sans date : " L'hypocrite démasqué ou Felix et Colombe, A Toulouse, Chez Laporte, Libraire, près les Changes. Avec permission ". Celle-ci stipule que le libraire a six mois pour faire cette impression à partir de la délivrance de la dite permission datée du 30 novembre 1786. Cet ouvrage est donc imprimé avant le mois de juin 1787. En quatre partie (118, 117, 132 et 141 pages).
- Remarques. Classiquement attribué à Joseph de Maimieux. De ces innombrables attributions " classiques " qui n'ont jamais fait l'objet d'un examen sérieux, parce que l'ouvrage n'en vaut pas la peine, n'attire à aucun titre l'attention, et il y en a des cohortes. Ci-dessus (avec " Anecdotes amoureuses d'un jeune homme de condition, ou l'exemple et les passions "), on a vu une " drouille " de Sade qui figure encore dans les bibliographies officielles du chevalier de Boufflers. On a ici la version sadienne du Tartuffe (le titre complet de la pièce de Molière est bien " Le Tartuffe ou l'Imposteur "). Certains personnages secondaires sont intéressants, on a des libertins notoires, mais qui restent dans les limites admises, acceptables, et l'un d'un, libertin bien patenté, grâce à cela même, saura y faire avec le scélérat de service, sur son propre terrain donc, pour le piéger et ainsi concourir de façon décisive à la réunion de Felix et Colombe. Dans l'avertissement, on lit : " Les vices y sont représentés sous les traits les plus propres à les faire détester " et qu'on verra " le sincère et touchant retour de jeunes libertins à la vertu, ... " Régulièrement, on renifle l'auto-portrait : " Je me souviens, ..., d'être souvent tombé d'accord avec vous, Marquis, vous, grand juge du coeur humain, irréfragable casuiste de boudoir ou de petite maison, que les mots vertu, constance, mariage, étaient des symptômes d'agonie en un galant homme (page 20) ... A dix-huit ans, morbleu !, j'avais deux maitresses affichées, trois grisettes dont je ne me vantais pas, etc. [sic], brochant sur le tout, un amour en règle (page 81) ... si l'expérience de tous les moments ne m'avait convaincu que notre pauvre nature est susceptible de combiner en soi tous les contraires (page 100) ". Le " Journal général de France ", rubrique " Livres nouveaux. Littérature ", du jeudi 16 mars 1786 annonce cette parution et en fait la critique. Elle est négative, mais comme souvent à l'époque même négative, elle peut être constructive, et Sade qui se sait, se vit, comme apprenti, est très attentif, humble (Sade, " humble ", ça mérite d'insister !) face aux critiques. On le verra se défendre dans une préface ultérieure, où il réagit à une critique qui le lamine et lui renvoie à la figure l'affaire d'Arcueil et son état de prisonnier. Je cite un peu le critique anonyme du " Journal général " : " Nous nous permettons d'abord une observation. Quel plaisir goutent, depuis quelques années, nos Romanciers, en nous présentons des caractères horribles, dégoutants, des monstres, de mauvaises moeurs ? " Je ne sais pas si Sade est visé en propre (je ne le pense pas, il n'est pas identifié), mais il est bien certain qu'il est l'un des plus gros contributeurs à cette littérature. Je cite : " Le tuteur hypocrite a fait une fin épouvantable, qui annonce le reprouvé le plus endurci " et " L'Auteur annonce du talent, de l'imagination; le style est souvent agréable, et même brillant : mais qu'il choisisse mieux ses sujets; qu'il ne nous expose pas des personnages que l'on aime à rencontrer dans aucun lieu ; ... " Sur ce point, il ne faut pas y compter, ça ne va pas s'arranger, si j'ose dire. Et, à titre personnel, mais je n'y connais absolument rien en littérature, contrairement à ce critique, je n'ai rien vu de prometteur dans ce titre, qui se lit bien tout de même. C'est dans le titre suivant que pour la première fois, je prendrais du plaisir en tant que lecteur à lire une " drouille " de Sade. Sade monte en puissance : nombre de titre, leur volume, leur caractère sadien, et, enfin, la qualité.
(à suivre)
Dernière édition par neopilina le Dim 21 Nov 2021 - 15:14, édité 1 fois
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale : " L'heureux jeune homme. Histoire orientale. Première partie. A LONDRES, Chez Thomas Hookham, Libraire, N°. 147, New-Bonde-Street. Et se trouve à Paris, Chez la Veuve DUCHESNE, Libraire, rue Saint-Jacques, au Temple de Goût. 1786 ". Deux parties, 240 et 274 pages.
- Remarques. Dans le cadre de mes recherches, j'ai vu que le titre de " L'heureux jeune homme ... " est souvent mentionné sous cette forme, " Selim Mahoglip, ou l'Heureux jeune homme ", mais je n'ai pas trouvé d'autre édition que l'originale. C'est un conte oriental. Stricto-sensu, le conte oriental se termine à la page 70 de la deuxième partie. A partir de là, Selim, fils d'un Grand Mogol, ce qu'il ne sait pas, est expédié par Sade à Sarpi (Paris). Le " Journal général de France ", rubrique " Livres nouveaux. Littérature ", du mardi 28 novembre 1786, publie une longue critique de l'ouvrage. Elle est mitigée, nuancée, elle y reconnaît du bien, etc. Et le critique anonyme a nettement préféré l'expédition de Selim à Paris. Pour moi, c'est l'inverse. J'ai beaucoup aimé le conte, il se suffisait très agréablement à lui-même. Sade a su créer une féérie et nous y emmener. Même si via " Sarpi ", Paris est voilée, déguisée, caricaturée, c'est bien Paris, l'Occident, qui fait l'objet d'une satyre bien sentie, et on quitte donc forcément la dimension du conte oriental, d'autant plus qu'il a réussi celui-ci. Pour cette dernière aventure de Selim, on pense aux " Lettres péruviennes " de Madame de Graffigny, qui expédie une étrangère en France (Wikipédia : " Le roman de Graffigny procède à une rude critique de la société française, permise par le décalage entre l’étrangère et sa société d’accueil ".), et l'admiration de Sade pour ce best-seller des Lumières, du XVIII° siècle, est bien connue. Le ton est donc celui du conte, léger, malicieux, humoristique, féérique, et heureusement, cela fait passer comme une lettre à la poste des horreurs en bonne et due forme, que le critique du " Journal général " a parfaitement vu, je cite : " Cette production doit sans doute être distinguée de celles de ce genre : elle offre quelque fois la bonne plaisanterie, la critique ingénieuse, la saillie amusante ... Le style quoique animé, est inégal et infecté quelques fois du mauvais ton ... ...; et il y a une certaine sagesse dont on ne doit pas s'écarter, même dans ces ouvrages abandonnés au délire d'une imagination qui ne veut amuser que l'ennui de la société ". Je cite, page 9 : " La pudibonde et timide Zadiska était accouchée d'un gros garçon [Selim] après huit mois de mariage, et elle était morte en couche pour éviter d'inutiles débats ", page 89 : " Le crime a son héroïsme comme la vertu ", page 93 : " On ne dispute pas des goûts ", page 94 : " Mahoglip lui écrivit une lettre d'adieu qu'on a vainement cherché dans ses mémoires, attendu qu'il ne gardait jamais des copies que des billets qu'il écrivait aux femmes pour rompre avec elles ", précisément ce que faisait Sade, les plus anciens documents de sa main sont des copies de lettres de rupture. Sade n'aime pas les religions instituées, dogmatiques, et c'est sans exception, page 165 : " L'Imam fit son petit devoir, et se retira après avoir reçu de Sa Splendeur autant d'or qu'il put en porter, en demandant la permission de laisser-là son coran afin d'en prendre davantage ". Une dernière chose, qui n'a rien à voir avec la littérature. Dans le dernier chapitre, les dernières pages, Selim, riche de tant d'aventures, rentre chez lui, connaît forcément la paix et le bonheur. Et, contre toute attente, puisqu'explicitement donnée pour morte, en couche, au tout début du roman, Selim retrouve sa mère. Dans le cas de Sade, il fallait absolument le signaler.
(à suivre)
- Remarques. Dans le cadre de mes recherches, j'ai vu que le titre de " L'heureux jeune homme ... " est souvent mentionné sous cette forme, " Selim Mahoglip, ou l'Heureux jeune homme ", mais je n'ai pas trouvé d'autre édition que l'originale. C'est un conte oriental. Stricto-sensu, le conte oriental se termine à la page 70 de la deuxième partie. A partir de là, Selim, fils d'un Grand Mogol, ce qu'il ne sait pas, est expédié par Sade à Sarpi (Paris). Le " Journal général de France ", rubrique " Livres nouveaux. Littérature ", du mardi 28 novembre 1786, publie une longue critique de l'ouvrage. Elle est mitigée, nuancée, elle y reconnaît du bien, etc. Et le critique anonyme a nettement préféré l'expédition de Selim à Paris. Pour moi, c'est l'inverse. J'ai beaucoup aimé le conte, il se suffisait très agréablement à lui-même. Sade a su créer une féérie et nous y emmener. Même si via " Sarpi ", Paris est voilée, déguisée, caricaturée, c'est bien Paris, l'Occident, qui fait l'objet d'une satyre bien sentie, et on quitte donc forcément la dimension du conte oriental, d'autant plus qu'il a réussi celui-ci. Pour cette dernière aventure de Selim, on pense aux " Lettres péruviennes " de Madame de Graffigny, qui expédie une étrangère en France (Wikipédia : " Le roman de Graffigny procède à une rude critique de la société française, permise par le décalage entre l’étrangère et sa société d’accueil ".), et l'admiration de Sade pour ce best-seller des Lumières, du XVIII° siècle, est bien connue. Le ton est donc celui du conte, léger, malicieux, humoristique, féérique, et heureusement, cela fait passer comme une lettre à la poste des horreurs en bonne et due forme, que le critique du " Journal général " a parfaitement vu, je cite : " Cette production doit sans doute être distinguée de celles de ce genre : elle offre quelque fois la bonne plaisanterie, la critique ingénieuse, la saillie amusante ... Le style quoique animé, est inégal et infecté quelques fois du mauvais ton ... ...; et il y a une certaine sagesse dont on ne doit pas s'écarter, même dans ces ouvrages abandonnés au délire d'une imagination qui ne veut amuser que l'ennui de la société ". Je cite, page 9 : " La pudibonde et timide Zadiska était accouchée d'un gros garçon [Selim] après huit mois de mariage, et elle était morte en couche pour éviter d'inutiles débats ", page 89 : " Le crime a son héroïsme comme la vertu ", page 93 : " On ne dispute pas des goûts ", page 94 : " Mahoglip lui écrivit une lettre d'adieu qu'on a vainement cherché dans ses mémoires, attendu qu'il ne gardait jamais des copies que des billets qu'il écrivait aux femmes pour rompre avec elles ", précisément ce que faisait Sade, les plus anciens documents de sa main sont des copies de lettres de rupture. Sade n'aime pas les religions instituées, dogmatiques, et c'est sans exception, page 165 : " L'Imam fit son petit devoir, et se retira après avoir reçu de Sa Splendeur autant d'or qu'il put en porter, en demandant la permission de laisser-là son coran afin d'en prendre davantage ". Une dernière chose, qui n'a rien à voir avec la littérature. Dans le dernier chapitre, les dernières pages, Selim, riche de tant d'aventures, rentre chez lui, connaît forcément la paix et le bonheur. Et, contre toute attente, puisqu'explicitement donnée pour morte, en couche, au tout début du roman, Selim retrouve sa mère. Dans le cas de Sade, il fallait absolument le signaler.
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
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Re: Sur l'oeuvre
- Pages de titre de l'édition originale (?), 1786 : " Aventures du chevalier Mossther, ou la force des passions. Ouvrage traduit de l'Anglais. Première partie. A LIEGE, Chez D. De Boubers, Imprimeur-Libraire, rue du Pont. M. DCC. LXXXVI. " Deux parties, 176 et 198 pages.
- On trouve des exemplaires de cette impression avec une page de titre datée de 1788 : " Aventures du chevalier Mossther, ou la force des passions. Ouvrage traduit de l'Anglais. Première partie. à Francfort chez les freres van DÜREN. MDCCLXXXVIII. " Les exemplaires datés de 1788 sont issus d'un tirage différent que ceux datés 1786. Par exemple, dans les exemplaires datés 1786, la page 127 est numérotée, par erreur, 119. Dans les exemplaires datés 1788, cette erreur a disparu. Clairement, avec cet ouvrage, je touche aux limites de mes connaissances sur l'impression de cette époque.
- Remarques. Je cite le début de l'introduction : " J'ai souvent entendu des lecteurs se plaindre que dans les tableaux, qu'on leur donne de la vie humaine, les traits sont pour l'ordinaire trop forcés, que les bonnes ou mauvaises qualités, que l'écrivain prête à ses personnages, sont poussées au-delà de celles qu'on voit communément aux hommes. A cela les gens outrés répondent, qu'on ne saurait peindre la vertu trop belle, ni le vice trop difforme, lorsqu'il s'agit de nous donner du goût pour l'une, et de l'horreur pour l'autre. Ce raisonnement séduit d'abord, surtout, quand on considère, qu'en effet, il n'est ni leçons, ni préceptes, qui aient autant de force que l'exemple, pour former le coeur et le perfectionner. Mais il faut, aussi faire attention, que si vous proposez pour modèles des vertus plus qu'humaines, l'impossibilité où l'on sera d'y atteindre, ôtant à votre lecteur le courage de le tenter, ne laissera dans son âme qu'une admiration stérile. Si au contraire vous lui mettez sous les yeux des portraits si hideux, qu'il n'ait pas lieu de craindre d'y ressembler, vous le disposez à se se pardonner tous les égarements, qu'il croira plus excusables que ceux dont vous lui faites le récit. Il n'y a pas d'homme au monde qui ait ou toutes les vertus, ou tous les vices; car quoi que la raison et l'éducation soient très capables de dompter les passions, cependant je mets en fait que l'homme, même le plus accompli, après avoir employé tout le soin possible, pour retenir les siennes dans de justes bornes, les leur verra quelques fois franchir malgré lui ... " Personne d'autre que Sade n'a pu écrire ce roman. Le pragmatisme exprimé quant aux passions est typique, alors que l'époque en est encore à l'hypocrisie et l'immaturité les plus complètes à ce sujet. Les " passions ", le problème le plus intime, radical, de toute sa vie d'individu. Le délinquant sexuel est " bien connu ", les guillemets s'imposent, surtout de réputation, dans le détail, c'est une autre paire de manches : il faut s'y intéresser sérieusement. Par exemple, le dossier judiciaire complet pour l'affaire d'Arcueil, ou Rose Keller, 1768, a été imprimé une seule fois, en 1950, par Gilbert Lely, qui publie à titre posthume les découvertes de Maurice Heine. Il n'est pas inutile de rappeler que Sade en matière d'Amour fou, de jalousie, etc., n'a rien à apprendre de qui que ce soit. Sade prend ici un " rat de laboratoire ", si j'ose dire, bien fictif et souvent auto-biographique, le chevalier Mossther, " du berceau au tombeau ", sic, et ce du point de vue des passions. Aussitôt que possible, tout le monde remarquera que l'une des caractéristiques les plus notoires de l'écrivain Sade est sa manie digressive. Mais ici, elle ne sera jamais déplacée, au fur et à mesure que Sade déroule l'existence de ce Mossther, il digresse sur ce qui lui arrive en terme de " passions ", c'est l'objet du livre, clairement défini dans l'introduction. Du point de vue, littéraire, artistique, on a une drouille en bonne et due forme. Mais ici, c'est Sade tout entier qui intéresse, et on a donc a contrario, eut égard au thème choisi, un texte intégralement, essentiellement, sadien. Du point de vue auto-biographique, outre une foule de détails, on retrouve trois gros morceaux : le libertinage, et ses excès, un amour impossible, puisqu'il est question de deux soeurs, dont une abbesse, et la jalousie. Episode bien connu avec la correspondance, et c'est finalement celui-ci qui aura raison de son couple. Et sur cette maladie infernale de l'âme, il écrit des pages très très bien senties, il sait de quoi il parle, et quand ce délire a pris fin, il a pris le plus grand soin de se pencher sur ce qui lui est arrivé. Cet épisode a détruit les sentiments bien réels qui unissaient Sade et Renée Pélagie. Dés leur mariage, on voit celle-ci l'aimer de toute son âme, et se résoudre à le prendre comme il est. Résolument : jusqu'à devenir sa complice et son soutien le plus indéfectible, acharné. Lorsque le scandale de 1772 éclate après une partie fine dans un bordel du quartier chaud de Marseille (trois des filles tombent malades à cause des bonbons aphrodisiaques du marquis, deux se croient empoisonnées), on voit les deux soeurs s'activer de concert pour limiter les dégâts. Peine perdue : le Parlement d'Aix, pour des raisons bien politiques (liées au bras de fer entre les nouveaux Parlements et le pouvoir royal), s'empresse d'instruire illégalement à charge, de faire un procès par contumace, Sade et son valet sont en cavale, de les condamner à mort et de les exécuter en effigie (ce qui constitue une mort civile, légale, avec de très lourdes conséquences). L'orgie (fin de matinée) et la passe (en soirée, Sade seul avec une fille, celle qui avalera le plus de pastilles et qui sera la plus souffrante) en cause se sont déroulées le 25 juin 1772, l'exécution a lieu le 12 septembre 1772, on n'avait jamais vu aussi rapide. Dés l'époque, tous les observateurs, dont la Maison du Roi (qu'on ne peut pas soupçonner de complaisance à l'endroit de Sade !), relèvent qu'il n'y aurait pas eu une telle condamnation si les accusés avaient été présents, etc. Les filles guérissent en quelques jours, et comme pour Rose Keller, les familles les achètent, les plaintes sont retirées. La procédure d'Aix est entachée d'une multitude d'irrégularités. La cassation de ce jugement parfaitement inique pourra être entreprise une fois le contumace sous les verrous, elle est prononcée en juillet 1778. En 1786, les deux époux savent très bien où ils en sont, il n'empêche que la marquise restera fidèle au poste, au service du prisonnier. Elle demandera une séparation de corps à la libération de son mari et regagnera le château de ses parents, jusqu'à sa mort. La seule personne qui ait jamais supposé une infidélité de la marquise, c'est Sade, et pas qu'un peu : autant que possible, jusqu'au délire.
(à suivre)
- On trouve des exemplaires de cette impression avec une page de titre datée de 1788 : " Aventures du chevalier Mossther, ou la force des passions. Ouvrage traduit de l'Anglais. Première partie. à Francfort chez les freres van DÜREN. MDCCLXXXVIII. " Les exemplaires datés de 1788 sont issus d'un tirage différent que ceux datés 1786. Par exemple, dans les exemplaires datés 1786, la page 127 est numérotée, par erreur, 119. Dans les exemplaires datés 1788, cette erreur a disparu. Clairement, avec cet ouvrage, je touche aux limites de mes connaissances sur l'impression de cette époque.
- Remarques. Je cite le début de l'introduction : " J'ai souvent entendu des lecteurs se plaindre que dans les tableaux, qu'on leur donne de la vie humaine, les traits sont pour l'ordinaire trop forcés, que les bonnes ou mauvaises qualités, que l'écrivain prête à ses personnages, sont poussées au-delà de celles qu'on voit communément aux hommes. A cela les gens outrés répondent, qu'on ne saurait peindre la vertu trop belle, ni le vice trop difforme, lorsqu'il s'agit de nous donner du goût pour l'une, et de l'horreur pour l'autre. Ce raisonnement séduit d'abord, surtout, quand on considère, qu'en effet, il n'est ni leçons, ni préceptes, qui aient autant de force que l'exemple, pour former le coeur et le perfectionner. Mais il faut, aussi faire attention, que si vous proposez pour modèles des vertus plus qu'humaines, l'impossibilité où l'on sera d'y atteindre, ôtant à votre lecteur le courage de le tenter, ne laissera dans son âme qu'une admiration stérile. Si au contraire vous lui mettez sous les yeux des portraits si hideux, qu'il n'ait pas lieu de craindre d'y ressembler, vous le disposez à se se pardonner tous les égarements, qu'il croira plus excusables que ceux dont vous lui faites le récit. Il n'y a pas d'homme au monde qui ait ou toutes les vertus, ou tous les vices; car quoi que la raison et l'éducation soient très capables de dompter les passions, cependant je mets en fait que l'homme, même le plus accompli, après avoir employé tout le soin possible, pour retenir les siennes dans de justes bornes, les leur verra quelques fois franchir malgré lui ... " Personne d'autre que Sade n'a pu écrire ce roman. Le pragmatisme exprimé quant aux passions est typique, alors que l'époque en est encore à l'hypocrisie et l'immaturité les plus complètes à ce sujet. Les " passions ", le problème le plus intime, radical, de toute sa vie d'individu. Le délinquant sexuel est " bien connu ", les guillemets s'imposent, surtout de réputation, dans le détail, c'est une autre paire de manches : il faut s'y intéresser sérieusement. Par exemple, le dossier judiciaire complet pour l'affaire d'Arcueil, ou Rose Keller, 1768, a été imprimé une seule fois, en 1950, par Gilbert Lely, qui publie à titre posthume les découvertes de Maurice Heine. Il n'est pas inutile de rappeler que Sade en matière d'Amour fou, de jalousie, etc., n'a rien à apprendre de qui que ce soit. Sade prend ici un " rat de laboratoire ", si j'ose dire, bien fictif et souvent auto-biographique, le chevalier Mossther, " du berceau au tombeau ", sic, et ce du point de vue des passions. Aussitôt que possible, tout le monde remarquera que l'une des caractéristiques les plus notoires de l'écrivain Sade est sa manie digressive. Mais ici, elle ne sera jamais déplacée, au fur et à mesure que Sade déroule l'existence de ce Mossther, il digresse sur ce qui lui arrive en terme de " passions ", c'est l'objet du livre, clairement défini dans l'introduction. Du point de vue, littéraire, artistique, on a une drouille en bonne et due forme. Mais ici, c'est Sade tout entier qui intéresse, et on a donc a contrario, eut égard au thème choisi, un texte intégralement, essentiellement, sadien. Du point de vue auto-biographique, outre une foule de détails, on retrouve trois gros morceaux : le libertinage, et ses excès, un amour impossible, puisqu'il est question de deux soeurs, dont une abbesse, et la jalousie. Episode bien connu avec la correspondance, et c'est finalement celui-ci qui aura raison de son couple. Et sur cette maladie infernale de l'âme, il écrit des pages très très bien senties, il sait de quoi il parle, et quand ce délire a pris fin, il a pris le plus grand soin de se pencher sur ce qui lui est arrivé. Cet épisode a détruit les sentiments bien réels qui unissaient Sade et Renée Pélagie. Dés leur mariage, on voit celle-ci l'aimer de toute son âme, et se résoudre à le prendre comme il est. Résolument : jusqu'à devenir sa complice et son soutien le plus indéfectible, acharné. Lorsque le scandale de 1772 éclate après une partie fine dans un bordel du quartier chaud de Marseille (trois des filles tombent malades à cause des bonbons aphrodisiaques du marquis, deux se croient empoisonnées), on voit les deux soeurs s'activer de concert pour limiter les dégâts. Peine perdue : le Parlement d'Aix, pour des raisons bien politiques (liées au bras de fer entre les nouveaux Parlements et le pouvoir royal), s'empresse d'instruire illégalement à charge, de faire un procès par contumace, Sade et son valet sont en cavale, de les condamner à mort et de les exécuter en effigie (ce qui constitue une mort civile, légale, avec de très lourdes conséquences). L'orgie (fin de matinée) et la passe (en soirée, Sade seul avec une fille, celle qui avalera le plus de pastilles et qui sera la plus souffrante) en cause se sont déroulées le 25 juin 1772, l'exécution a lieu le 12 septembre 1772, on n'avait jamais vu aussi rapide. Dés l'époque, tous les observateurs, dont la Maison du Roi (qu'on ne peut pas soupçonner de complaisance à l'endroit de Sade !), relèvent qu'il n'y aurait pas eu une telle condamnation si les accusés avaient été présents, etc. Les filles guérissent en quelques jours, et comme pour Rose Keller, les familles les achètent, les plaintes sont retirées. La procédure d'Aix est entachée d'une multitude d'irrégularités. La cassation de ce jugement parfaitement inique pourra être entreprise une fois le contumace sous les verrous, elle est prononcée en juillet 1778. En 1786, les deux époux savent très bien où ils en sont, il n'empêche que la marquise restera fidèle au poste, au service du prisonnier. Elle demandera une séparation de corps à la libération de son mari et regagnera le château de ses parents, jusqu'à sa mort. La seule personne qui ait jamais supposé une infidélité de la marquise, c'est Sade, et pas qu'un peu : autant que possible, jusqu'au délire.
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale, 1786 : " Tableau des moeurs d'un siècle philosophique. Histoire de Justine de Saint Val. Par M.F.C.L.R.D.L. Avec Figures [trois, deux en frontispices des pages de titres, une en plein texte]. PREMIERE PARTIE. A MANHEIM, Chez C. FONTAINE, Libraire. Et à PARIS, Chez la Veuve DUCHESNE, Libraire, rue Saint-Jacques, près de la place Cambrai. 1786. " Deux parties, 160 et 220 pages.
- On trouve la mention d'une réimpression allemande, à Leipzig, chez Sommer, sans date, in-8, que je n'ai pas vu (voir ci-dessous).
- Remarques. A ma connaissance (on n'est jamais assez prudent avec Sade), à cette date, c'est la première infamie imprimée de Sade. Il dépasse les bornes, celles qu'on a pu voir précédemment, et il prend un risque énorme. Un scélérat, marié, séduit l'innocente et vertueuse Justine. Celle-ci se retrouve enceinte. Pas de quoi entamer l'excellent moral du débauché, pour qui " un crime de plus ou de moins ne change rien ". A l'insu de Justine, il lui administre une mixture abortive. Justine meurt de chagrin retirée à la campagne avec un brave curé à son chevet. Dans mes recherches, je n'ai trouvé aucune mention de cette impression dans la presse. Cela ne doit pas étonné : le texte est tellement scandaleux que toute réaction relevant de considérations littéraires est d'emblée exclu. Et temps mieux pour Sade. Une réaction publique, c'était un scandale, et donc l'enquête approfondie induite. En 1786, ça fait longtemps qu'on n'a pas vu les geôliers de Sade faire irruption dans sa cellule pour ramasser tout ce qui ressemble de près ou de loin à du papier (ils saisissent d'abord, ils trient ensuite), les plumes et l'encre, lui supprimer ces promenades, etc., mais là, il prend le risque. Mais donc, pas de scandale public, pas d'enquête. L'ouvrage comprend trois " figures ". Elles ont souvent disparu, et ça n'étonne pas non plus. Deux d'entre elles, non signées, sont d'après des gravures de Louis Binet, grand pourvoyeur de l'impression de la seconde moitié du XVIII°, il illustre fréquemment Rétif de La Bretonne, etc. Dans les deux premières, en frontispices des pages de titre des deux parties, on reconnaît facilement son style précieux. La troisième, en plein texte, entre les pages 216 et 217 de la seconde partie, ne semble pas de lui (si elle est de lui, il n'a pas voulu être reconnu). Le frontispice de la seconde partie montre le scélérat versant la mixture abortive à Justine alors qu'il lui tient la plus charmante des conversations, il lui tient une main, de l'autre, il verse. La troisième gravure montre le curé et Justine sur son lit, qui tient un flacon où flotte le foetus. La première fois que j'ai lu cet ouvrage, un exemplaire numérisé, les " figures " étaient absentes, et rien qu'à l'écrit, ce passage est choquant, gênant, l'ajout de l'illustration de cette scène en plein texte est une surenchère, une provocation, une outrance, manifestes. Avec le mot " avortement " dès l'Avertissement, il y a tout ce qu'il faut pour provoquer des réactions aiguës. L'ouvrage est signé par " M.F.C.L.R.D.L. ", ce qui est classiquement lu " Monsieur François Claude (l'abréviation de " Claude " en " Cde " est parfois restituée à tort par " Candide ") Le Roy De Lozembrune ". Une lecture et une attribution que favorise la dédicace : " A Monsieur le Comte Joseph de Festeties [sic pour " Festetics], seigneur de Tolna ". Cet homme a parfaitement existé et cette grande famille hongroise existe encore. A minima, on trouve Lozembrune en Europe orientale dés 1777 (il a 28 ans), il est Aide de Camp du maréchal Charles Radziwill, voïvode de Vilnius, personnage de premier plan. François Claude Le Roy De Lozembrune passe ensuite la majeure partie de sa vie à la Cour d'Autriche-Hongrie, il est conseiller à cette cour, instructeur des archiducs, et il y épouse Anna Thekla Bader (ils auront quatre enfants, tous nés à Vienne). Sans exclure des voyages en France, dans les années 1780, il est à Vienne. Il y décède le 3 octobre 1801. Il a traduit " Détail exact de l'institut érigé, pour le soulagement des pauvres, en 1779, sur les terres de M. le comte de Buquoy en Bohême ", 1784. Sa bibliographie à la B.n.F. est incomplète. Il manque au moins un titre imprimé à Augsbourg, " Lettres et contes sentimentaux de George Wanderson " (personnage parfaitement fictif), 1777, co-écrit avec Francesco Apostoli, 1755-1816, littérateur et aventurier vénitien, brillant selon Stendhal, qui d'ailleurs surprend un peu, a priori, dans la biographie de Lozembrune. Cet homme a t-il pu écrire cette infamie, cette " Justine " ? Ça serait surprenant de la part d'un tel personnage, féru d'éducation et d'instruction publique !, cette " Justine " est une énorme tache, incongruité, dans sa bibliographie, mais franchement, au XVIII° siècle, on en a vu d'autres. A contrario, l'aurait-il " signé ", avec ces initiales et cette dédicace, à un noble hongrois ? Certainement pas. Volonté d'induire en erreur ? C'est grossier. Il y a peut être autre chose. Dans les documents actuellement disponibles sur François Claude (André) Le Roy De Lozembrune, on voit, pour la date de naissance, 1750 ou 1751. C'est inexact, le registre paroissial d'époque (numérisé, je l'ai visionné) qui rend compte du baptême indique que François Claude André [sic, le curé souligne] est né le 10 avril 1749 de Claude François Le Roy de Lozembrune [sic, le curé souligne, à cause de l'inversion volontaire des deux prénoms du père] et de son épouse légitime, Marie Madelaine Denise, née Siriez de Bergues. Le baptême se déroule le 11 avril 1749 à l'église Saint Walloy de Montreuil. Il perd sa mère très tôt, son père, veuf, se remarie en 1750 et aura deux autres enfants. C'est un concitoyen des Montreuil ! Ceux-ci sont seigneurs à titre nobiliaire (et non de noblesse) du lieu depuis 1740, date à laquelle ils optent pour ce nom. Les données biographiques sur ce Lozembrune sont rares. La lecture de l'ouvrage de 1777, mentionné ci-dessus, suscite des interrogations. Un exemple. En 1785, on a vu une pauvre " Pélagie " engrossée, abandonnée, et renvoyée chez un sieur Gérard rue Ménégaud si elle a besoin d'argent. Dans sa préface, Lozembrune fait allusion à une " aventure de la rue Ménégaud ". Sade a t-il voulu s'amuser aux dépens d'un proche, d'un familier, des Montreuil, de quelqu'un qu'il a connu ? En l'état, on en est réduit aux conjectures.
Au XIX° siècle et peut être avant, cet ouvrage a été parfois attribué à Rétif de la Bretonne, ce que récusent les spécialistes de cet auteur qui fournissent des informations intéressantes ici. Paul Lacroix, alias " le bibliophile Jacob ", dans sa " Bibliographie et iconographie de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne ", 1875, écrit : " Cependant l'opinion était si bien établie en Allemagne, pour donner à Restif la paternité de cet ouvrage, où l'on retrouve quelque chose de ses idées et de sa manière, que le " Tableau des moeurs d'un siècle philosophique " fut réimprimé à Leipzig, chez Sommer, sans date, in-8, comme étant bien de lui. Voilà pourquoi Quérard, en citant l'édition de Paris, à l'article RESTIF, dans son premier recueil de " La France littéraire ", n'a pas même émis un doute à l'égard du véritable auteur. Mais on a lieu de s'étonner que Pigoreau, qui avait connu Restif et qui était plus que personne familier avec la littérature des romans, ait laissé le " Tableau des moeurs " figurer dans sa " Petite Bibliographie biographico-romancière " (Paris, Pigoreau, 1821, in-8, pag.295), parmi les ouvrages de Restif de la Bretonne ". Je ne partage pas l'étonnement de Lacroix à propos de cette " erreur " chez Nicolas Pigoreau (1765-1851), pilier de l'édition à partir de la Révolution, fin connaisseur, perspicace, très bien informé. Un personnage qu'on est amené à connaître quant on s'intéresse à Sade qui aura à s'en plaindre. Pigoreau imprimera un gros plagiat tiré de Sade en connaissance de cause, et Sade s'en plaindra par voie de presse. Je pense comme Lacroix qu'effectivement Nicolas Pigoreau était notoirement capable d'identifier un Rétif, mais qu'il connaissait la vérité et qu'il ne l'a pas dite. Pigoreau, qui fait oeuvre de bibliographe, de spécialiste, en 1821, dans sa notice sur Sade évoque les titres suivants : " Aline et Valcour ", 1795, " Pauline et Belval " (où Sade est juste préfacier et relecteur), 1798, " Les Crimes de l'amour ", 1800, et " La marquise de Ganges ", 1813. Et c'est tout, atterrant. Voilà ce que peut et fait la censure. Et même Lacroix, en 1875, écrit sous pseudonyme, et ne peut pas dire tout ce qu'il pourrait. Il faudra attendre la fin du siècle pour que l'étau de la Loi se desserre un tout petit peu sur le nom de Sade. En terme d'informations, cette censure du XIX° siècle est encore le plus concrètement qui soit extrêmement préjudiciable. Ci-dessus, avec la réédition de Passard en 1863 des " Pensées sur les femmes ... ", 1781, on a vu un très bel exemple des ruses de sioux employées par les libraires pour faire circuler du Sade et publier des rogatons inédits. Si des " Gay et Doucé " réimpriment un texte comme " L'Etourdi " dans leur catalogue officiel (le clandestin est l'un des plus sulfureux d'Europe), c'est uniquement parce qu'il est de Sade. Monselet sait qui est l'auteur mais par mépris (et par peur de s'attirer des ennuis ?), il refuse de le nommer. Etc. Les affaires sont les affaires, et Sade rapportent ! En 1808, un fils de Sade lui dit que " le livre " (la nouvelle Justine et Juliette) se vend 300 francs sous le manteau, une petite fortune. Et Sade reste chez les fous.
- Pour mémoire. On sait que Sade commence son grand oeuvre officiel, " Aline et Valcour ou le roman philosophique ", lors de l'automne 1786. Les vicissitudes de l'histoire n'en permettront l'impression qu'en 1795. On sait depuis longtemps que ce manuscrit a été sorti clandestinement de la Bastille par la marquise et que les époux échangeaient en secret à propos de cet ouvrage.
(à suivre)
(édité deux fois le 3/12)
- On trouve la mention d'une réimpression allemande, à Leipzig, chez Sommer, sans date, in-8, que je n'ai pas vu (voir ci-dessous).
- Remarques. A ma connaissance (on n'est jamais assez prudent avec Sade), à cette date, c'est la première infamie imprimée de Sade. Il dépasse les bornes, celles qu'on a pu voir précédemment, et il prend un risque énorme. Un scélérat, marié, séduit l'innocente et vertueuse Justine. Celle-ci se retrouve enceinte. Pas de quoi entamer l'excellent moral du débauché, pour qui " un crime de plus ou de moins ne change rien ". A l'insu de Justine, il lui administre une mixture abortive. Justine meurt de chagrin retirée à la campagne avec un brave curé à son chevet. Dans mes recherches, je n'ai trouvé aucune mention de cette impression dans la presse. Cela ne doit pas étonné : le texte est tellement scandaleux que toute réaction relevant de considérations littéraires est d'emblée exclu. Et temps mieux pour Sade. Une réaction publique, c'était un scandale, et donc l'enquête approfondie induite. En 1786, ça fait longtemps qu'on n'a pas vu les geôliers de Sade faire irruption dans sa cellule pour ramasser tout ce qui ressemble de près ou de loin à du papier (ils saisissent d'abord, ils trient ensuite), les plumes et l'encre, lui supprimer ces promenades, etc., mais là, il prend le risque. Mais donc, pas de scandale public, pas d'enquête. L'ouvrage comprend trois " figures ". Elles ont souvent disparu, et ça n'étonne pas non plus. Deux d'entre elles, non signées, sont d'après des gravures de Louis Binet, grand pourvoyeur de l'impression de la seconde moitié du XVIII°, il illustre fréquemment Rétif de La Bretonne, etc. Dans les deux premières, en frontispices des pages de titre des deux parties, on reconnaît facilement son style précieux. La troisième, en plein texte, entre les pages 216 et 217 de la seconde partie, ne semble pas de lui (si elle est de lui, il n'a pas voulu être reconnu). Le frontispice de la seconde partie montre le scélérat versant la mixture abortive à Justine alors qu'il lui tient la plus charmante des conversations, il lui tient une main, de l'autre, il verse. La troisième gravure montre le curé et Justine sur son lit, qui tient un flacon où flotte le foetus. La première fois que j'ai lu cet ouvrage, un exemplaire numérisé, les " figures " étaient absentes, et rien qu'à l'écrit, ce passage est choquant, gênant, l'ajout de l'illustration de cette scène en plein texte est une surenchère, une provocation, une outrance, manifestes. Avec le mot " avortement " dès l'Avertissement, il y a tout ce qu'il faut pour provoquer des réactions aiguës. L'ouvrage est signé par " M.F.C.L.R.D.L. ", ce qui est classiquement lu " Monsieur François Claude (l'abréviation de " Claude " en " Cde " est parfois restituée à tort par " Candide ") Le Roy De Lozembrune ". Une lecture et une attribution que favorise la dédicace : " A Monsieur le Comte Joseph de Festeties [sic pour " Festetics], seigneur de Tolna ". Cet homme a parfaitement existé et cette grande famille hongroise existe encore. A minima, on trouve Lozembrune en Europe orientale dés 1777 (il a 28 ans), il est Aide de Camp du maréchal Charles Radziwill, voïvode de Vilnius, personnage de premier plan. François Claude Le Roy De Lozembrune passe ensuite la majeure partie de sa vie à la Cour d'Autriche-Hongrie, il est conseiller à cette cour, instructeur des archiducs, et il y épouse Anna Thekla Bader (ils auront quatre enfants, tous nés à Vienne). Sans exclure des voyages en France, dans les années 1780, il est à Vienne. Il y décède le 3 octobre 1801. Il a traduit " Détail exact de l'institut érigé, pour le soulagement des pauvres, en 1779, sur les terres de M. le comte de Buquoy en Bohême ", 1784. Sa bibliographie à la B.n.F. est incomplète. Il manque au moins un titre imprimé à Augsbourg, " Lettres et contes sentimentaux de George Wanderson " (personnage parfaitement fictif), 1777, co-écrit avec Francesco Apostoli, 1755-1816, littérateur et aventurier vénitien, brillant selon Stendhal, qui d'ailleurs surprend un peu, a priori, dans la biographie de Lozembrune. Cet homme a t-il pu écrire cette infamie, cette " Justine " ? Ça serait surprenant de la part d'un tel personnage, féru d'éducation et d'instruction publique !, cette " Justine " est une énorme tache, incongruité, dans sa bibliographie, mais franchement, au XVIII° siècle, on en a vu d'autres. A contrario, l'aurait-il " signé ", avec ces initiales et cette dédicace, à un noble hongrois ? Certainement pas. Volonté d'induire en erreur ? C'est grossier. Il y a peut être autre chose. Dans les documents actuellement disponibles sur François Claude (André) Le Roy De Lozembrune, on voit, pour la date de naissance, 1750 ou 1751. C'est inexact, le registre paroissial d'époque (numérisé, je l'ai visionné) qui rend compte du baptême indique que François Claude André [sic, le curé souligne] est né le 10 avril 1749 de Claude François Le Roy de Lozembrune [sic, le curé souligne, à cause de l'inversion volontaire des deux prénoms du père] et de son épouse légitime, Marie Madelaine Denise, née Siriez de Bergues. Le baptême se déroule le 11 avril 1749 à l'église Saint Walloy de Montreuil. Il perd sa mère très tôt, son père, veuf, se remarie en 1750 et aura deux autres enfants. C'est un concitoyen des Montreuil ! Ceux-ci sont seigneurs à titre nobiliaire (et non de noblesse) du lieu depuis 1740, date à laquelle ils optent pour ce nom. Les données biographiques sur ce Lozembrune sont rares. La lecture de l'ouvrage de 1777, mentionné ci-dessus, suscite des interrogations. Un exemple. En 1785, on a vu une pauvre " Pélagie " engrossée, abandonnée, et renvoyée chez un sieur Gérard rue Ménégaud si elle a besoin d'argent. Dans sa préface, Lozembrune fait allusion à une " aventure de la rue Ménégaud ". Sade a t-il voulu s'amuser aux dépens d'un proche, d'un familier, des Montreuil, de quelqu'un qu'il a connu ? En l'état, on en est réduit aux conjectures.
Au XIX° siècle et peut être avant, cet ouvrage a été parfois attribué à Rétif de la Bretonne, ce que récusent les spécialistes de cet auteur qui fournissent des informations intéressantes ici. Paul Lacroix, alias " le bibliophile Jacob ", dans sa " Bibliographie et iconographie de tous les ouvrages de Restif de la Bretonne ", 1875, écrit : " Cependant l'opinion était si bien établie en Allemagne, pour donner à Restif la paternité de cet ouvrage, où l'on retrouve quelque chose de ses idées et de sa manière, que le " Tableau des moeurs d'un siècle philosophique " fut réimprimé à Leipzig, chez Sommer, sans date, in-8, comme étant bien de lui. Voilà pourquoi Quérard, en citant l'édition de Paris, à l'article RESTIF, dans son premier recueil de " La France littéraire ", n'a pas même émis un doute à l'égard du véritable auteur. Mais on a lieu de s'étonner que Pigoreau, qui avait connu Restif et qui était plus que personne familier avec la littérature des romans, ait laissé le " Tableau des moeurs " figurer dans sa " Petite Bibliographie biographico-romancière " (Paris, Pigoreau, 1821, in-8, pag.295), parmi les ouvrages de Restif de la Bretonne ". Je ne partage pas l'étonnement de Lacroix à propos de cette " erreur " chez Nicolas Pigoreau (1765-1851), pilier de l'édition à partir de la Révolution, fin connaisseur, perspicace, très bien informé. Un personnage qu'on est amené à connaître quant on s'intéresse à Sade qui aura à s'en plaindre. Pigoreau imprimera un gros plagiat tiré de Sade en connaissance de cause, et Sade s'en plaindra par voie de presse. Je pense comme Lacroix qu'effectivement Nicolas Pigoreau était notoirement capable d'identifier un Rétif, mais qu'il connaissait la vérité et qu'il ne l'a pas dite. Pigoreau, qui fait oeuvre de bibliographe, de spécialiste, en 1821, dans sa notice sur Sade évoque les titres suivants : " Aline et Valcour ", 1795, " Pauline et Belval " (où Sade est juste préfacier et relecteur), 1798, " Les Crimes de l'amour ", 1800, et " La marquise de Ganges ", 1813. Et c'est tout, atterrant. Voilà ce que peut et fait la censure. Et même Lacroix, en 1875, écrit sous pseudonyme, et ne peut pas dire tout ce qu'il pourrait. Il faudra attendre la fin du siècle pour que l'étau de la Loi se desserre un tout petit peu sur le nom de Sade. En terme d'informations, cette censure du XIX° siècle est encore le plus concrètement qui soit extrêmement préjudiciable. Ci-dessus, avec la réédition de Passard en 1863 des " Pensées sur les femmes ... ", 1781, on a vu un très bel exemple des ruses de sioux employées par les libraires pour faire circuler du Sade et publier des rogatons inédits. Si des " Gay et Doucé " réimpriment un texte comme " L'Etourdi " dans leur catalogue officiel (le clandestin est l'un des plus sulfureux d'Europe), c'est uniquement parce qu'il est de Sade. Monselet sait qui est l'auteur mais par mépris (et par peur de s'attirer des ennuis ?), il refuse de le nommer. Etc. Les affaires sont les affaires, et Sade rapportent ! En 1808, un fils de Sade lui dit que " le livre " (la nouvelle Justine et Juliette) se vend 300 francs sous le manteau, une petite fortune. Et Sade reste chez les fous.
- Pour mémoire. On sait que Sade commence son grand oeuvre officiel, " Aline et Valcour ou le roman philosophique ", lors de l'automne 1786. Les vicissitudes de l'histoire n'en permettront l'impression qu'en 1795. On sait depuis longtemps que ce manuscrit a été sorti clandestinement de la Bastille par la marquise et que les époux échangeaient en secret à propos de cet ouvrage.
(à suivre)
(édité deux fois le 3/12)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 31/10/2009
Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale (et pas besoin d'en chercher une autre), 1787 : " Voyages et réflexions du chevalier d'Ostalis, ou ses Lettres au marquis de Simiane. " Un peu de tout, c'est ma devise ". TOME PREMIER. PARIS, chez PREVOST et ROYER Libraires; Quai des Augustins. MEQUIGNON, Libraire, au Palais. M. DCC. LXXXVII ". Sans mention donc, ce qui est franchement singulier, de l'approbation et du privilège qu'on trouve à la fin du premier volume, ouvrage en deux parties, 173 et 211 pages.
- Remarques. Le privilège est au nom d'un " Sieur DE BOILEAU " d'où une attribution classique à Marie Louis Joseph de Boileau, 1741-1817, éminent jurisconsulte. Je me contente de rappeler que Nicolas Boileau est une des idoles majeures de Sade et que son tempérament primesautier est trop souvent occulté. Toutes les personnes impliquées dans cette petite supercherie ne prennent pas beaucoup de risque, il n'y a rien dans cet opuscule qui puisse faire dresser l'oreille de la police. Et même le " Mercure de France ", où Sade est persona non grata, pourchassé via ses pseudonymes et autres supercheries, se fera berner, il publiera une petite critique le samedi 1 septembre 1787 : " ... Cet ouvrage n'est pas susceptible d'analyse, parce que les meilleurs morceaux sont eux-mêmes des espèces d'analyse, dont le mérite est la clarté et la précision ". On a là un petit passe-temps d'un prisonnier plumitif, mais biographiquement très instructif. L'immense majorité du volume est fait d'emprunts d'histoire et de poésie, commentés, et donc tout l'intérêt consiste dans les liaisons et ces commentaires qui désignent clairement Sade, et même précisément le Sade de 1787 : l'amour, la jalousie, l'adultère, la séparation de corps et de bien, etc., sont à l'ordre du jour. Et il voit bien que son triomphe sur la jalousie a fait une victime collatérale notoire : l'amour (dans " Vie et amours d'un pauvre diable ", 1788, qu'on verra en son temps, il écrit : " Je n'aimerais plus, on ne pourra plus me tromper ".). L'auteur écrit à un ami fictif, sans éprouver le besoin de faire répondre cet ami, à qui il propose de l'entretenir de ses lectures. L'ouvrage commence par une imitation du poète Métastase, l'auteur qualifie ses propres vers de mauvais, je ne peux rien dire sur les vers en tant que tels, mais le contenu est terrible, c'est la fin de l'amour. Page 8, première partie, je relève cette récurrence forte : " ...; je suis comme " Orosmane "; de toutes les pièces de Voltaire, c'est " Zaïre " que je préfère, je me plais, je me reconnais dans ces vers : ... " Ailleurs, on l'a vu se reconnaître dans le personnage. De même, page 10 : " Vint enfin le temps de la Chevalerie. Ce temps dont rient nos beaux esprits modernes, ce temps tourné en ridicule dans nos livres et sur nos théâtres, mais c'est faute de bien l'apprécier ". Page 25, il se remet à versifier : " Je règne sur moi-même, et j'ai dompté mes sens ... De mes transports passés, je rougis et m'indigne, etc. ". Page 52, il décrit sa " villégiature " à la Bastille en ces termes : " J'ai trouvé un honnête négociant, Allemand de nation, qui, moyennant douze cent livres par an, me loge, me nourrit, me chauffe et m'éclaire. Mon appartement est honnête, j'ai deux pièces passablement meublées, je suis logé dans la grande rue, proche le Port. Le seul inconvénient, c'est que j'ai du faire un sacrifice, j'ai du renvoyer mon domestique, on n'en veut point d'étrangers dans la maison où je suis; mais le drôle s'ennuyait, et me communiquait son ennui, il me rappelait sans cesse des souvenirs que je veux chasser de ma pensée. Me voici donc seul, isolé dans une terre étrangère; la lecture et la promenade sont et seront ma ressource ". Le " drôle " en question, on le connait bien, c'est son valet, et complice, Carteron (de quarteron ?) dit La Jeunesse. Il est mort le 24 mai 1785, et on se demande encore s'il n'était pas métis, dans une lettre, la marquise qui reçoit un chien expédié par son mari s'écrie que l'animal est aussi noir que La Jeunesse, etc. Page 58 et à la suite, éloge de Pope et de son " Essai sur l'homme ", que Sade adorait. Page 51, deuxième partie, il relève qu'on peut lire sur une porte de la comédie d'Amsterdam, ces vers en hollandais : " Le monde est un théâtre, / Chacun y joue son personnage ". Cette métaphore accompagne Sade toute sa vie, c'est une récurrence. Page 63/64, il livre son impression sur la mer : " ... ; ce qui m'étonne le plus c'est la hardiesse des hommes de se confier à ses flots ... J'ai fait comme les autres, j'ai été plusieurs fois en rade, je n'ai même eu que légèrement ce qu'on appelle le mal de mer, mais au total je n'aime pas l'élément perfide, et je trouve que c'est avec raison que les Poètes l'ont ainsi nommé ". L'accord est complet avec ce que Sade a toujours dit sur la mer, il ne l'aime pas, et l'évite autant que possible. Page 67, il relève avec intérêt dans " Le Code des Gentoux [ou, Règlements des brahmanes, 1783] " : " Une femme ne sortira jamais de la maison sans le consentement de son mari; elle aura toujours le sein [la gorge, la poitrine] couvert; ... " Les italiques sont de Sade, comme tous les auteurs, dans ses manuscrits, ils soulignent. Ce reproche sur la poitrine découverte, il le fait à la marquise dés sa première visite. Celle-ci a lieu le 14 juillet 1781, ils ne se sont pas vus depuis son arrestation le 13 février 1777 (ce qui fait 4 ans et 5 mois). L'incendie de la jalousie prend aussitôt, il va durer des années. A partir de la page 78 et jusqu'à la fin du second volume, Sade cite et commente abondamment " Moeurs et usages des français, édition de Berlin, année 1753 ", c'est lui qui précise, mais sans mentionner l'auteur, Gilbert-Charles Le Gendre (1688-1746). Même si on se fait le plus régulièrement du monde la guerre, c'est un fait que toute l'Europe, culturellement, a les yeux tournés vers la France. La publication de Le Gendre en fait son fond de commerce, non sans talent. Entre Le Gendre et Sade, tout ce morceau se lit agréablement. Et forcément quand il tombe sur un arrêt hilarant d'un tribunal de la ville d'Aix, il ne peut pas s'empêcher : " Entre les Jugements rendus par les Tribunaux ordinaires, le plus remarquable est sans doute celui-ci : " En la ville d'Aix, le nommé Payen accuse Monstrelet d'avoir voulu séduire sa femme avec de l'argent, et d'avoir joint à cette première injure des gestes aussi indécents qu'expressifs : le Viguier condamne Monstrelet à trois livres d'amende, avec inhibition de faire l'amour à d'autre femme qu'à la sienne ". Il y a appel au Parlement, pour modifier la partie finale de la condamnation qui devient : " ...; lui [Monstrelet] fait défense de tomber en semblable faute, à peine de punitions corporelles; et faisant droit sur le réquisitoire de l'Avocat-Général, fait inhibition au Viguier, et à tous autres juges, de faire de semblables prononciations ". On l'a vu, pour l'affaire marseillaise, le 12 septembre 1772 se déroulent à Aix les exécutions en effigies de Sade et de son valet avec des mannequins grandeur nature, le premier est décapité, le second pendu, ils sont ensuite jetés au feu. En 1785, sur un certain rouleau, Sade place cette anecdote dans la bouche de Curval : " Tout le monde sait l'histoire du marquis de *** qui, dés qu'on lui eut appris la sentence qui le brulait en effigie, sortit son vit de sa culotte et s'écria : " Foutredieu ! me voilà au point où je me voulais, me voilà couvert d'opprobre et d'infamie; laissez-moi, laissez-moi, il faut que j'en décharge! " Et il le fit au même instant ". A l'intention des juges d'Aix, il faut bien sûr lire le conte gai " Le Président Mystifié ". Et forcément, quand Le Gendre abordent les thèmes des séparations de corps et de biens, de l'adultère, de la jalousie, des conditions d'anoblissement (son beau-père a été anobli parce qu'il a été Président de la Cour des Aides !), chez les français par Le Gendre, Sade cite et réagit. Sade, citant Le Gendre, page 143 : " Les français ne portent presque plus que des noms de Seigneuries; ils oublient tellement leurs noms de famille, que l'ordonnance de 1629, art. CCXI dispose : " Enjoignons à tous Gentilshommes de signer du nom de leur famille, et non de celui de leur Seigneurie, en tous actes et contrats qu'ils feront, à peine de nullité ". Pas de commentaire, mais qu'il ait envie de citer se comprend très bien. Au XVIII° siècle, cette ordonnance de 1629 est manifestement obsolète, " Sade ", Maurice Lever : " En 1740, Jacques-René Cordier de Launay avait acheté au marquis de Pont Saint Pierre la terre baronniale d'Échauffour en Normandie et la seigneurie dépendante de Montreuil-Largillé. Ce fut le nom de Montreuil que Claude-René [beau-père de Sade] adopta. L'acquisition de cette seigneurie lui conférait, il est vrai le titre nobiliaire, mais non la noblesse elle-même qui était liée à la charge ". Les Montreuil ressortent de la noblesse de robe, et récente, il n'empêche, ils sont très très riches et puissants, ils ont l'oreille du pouvoir, des ministres, alors que Sade, avant même son mariage, est un marginal, un tricard. On sait qui a été le plus fort.
(à suivre)
- Remarques. Le privilège est au nom d'un " Sieur DE BOILEAU " d'où une attribution classique à Marie Louis Joseph de Boileau, 1741-1817, éminent jurisconsulte. Je me contente de rappeler que Nicolas Boileau est une des idoles majeures de Sade et que son tempérament primesautier est trop souvent occulté. Toutes les personnes impliquées dans cette petite supercherie ne prennent pas beaucoup de risque, il n'y a rien dans cet opuscule qui puisse faire dresser l'oreille de la police. Et même le " Mercure de France ", où Sade est persona non grata, pourchassé via ses pseudonymes et autres supercheries, se fera berner, il publiera une petite critique le samedi 1 septembre 1787 : " ... Cet ouvrage n'est pas susceptible d'analyse, parce que les meilleurs morceaux sont eux-mêmes des espèces d'analyse, dont le mérite est la clarté et la précision ". On a là un petit passe-temps d'un prisonnier plumitif, mais biographiquement très instructif. L'immense majorité du volume est fait d'emprunts d'histoire et de poésie, commentés, et donc tout l'intérêt consiste dans les liaisons et ces commentaires qui désignent clairement Sade, et même précisément le Sade de 1787 : l'amour, la jalousie, l'adultère, la séparation de corps et de bien, etc., sont à l'ordre du jour. Et il voit bien que son triomphe sur la jalousie a fait une victime collatérale notoire : l'amour (dans " Vie et amours d'un pauvre diable ", 1788, qu'on verra en son temps, il écrit : " Je n'aimerais plus, on ne pourra plus me tromper ".). L'auteur écrit à un ami fictif, sans éprouver le besoin de faire répondre cet ami, à qui il propose de l'entretenir de ses lectures. L'ouvrage commence par une imitation du poète Métastase, l'auteur qualifie ses propres vers de mauvais, je ne peux rien dire sur les vers en tant que tels, mais le contenu est terrible, c'est la fin de l'amour. Page 8, première partie, je relève cette récurrence forte : " ...; je suis comme " Orosmane "; de toutes les pièces de Voltaire, c'est " Zaïre " que je préfère, je me plais, je me reconnais dans ces vers : ... " Ailleurs, on l'a vu se reconnaître dans le personnage. De même, page 10 : " Vint enfin le temps de la Chevalerie. Ce temps dont rient nos beaux esprits modernes, ce temps tourné en ridicule dans nos livres et sur nos théâtres, mais c'est faute de bien l'apprécier ". Page 25, il se remet à versifier : " Je règne sur moi-même, et j'ai dompté mes sens ... De mes transports passés, je rougis et m'indigne, etc. ". Page 52, il décrit sa " villégiature " à la Bastille en ces termes : " J'ai trouvé un honnête négociant, Allemand de nation, qui, moyennant douze cent livres par an, me loge, me nourrit, me chauffe et m'éclaire. Mon appartement est honnête, j'ai deux pièces passablement meublées, je suis logé dans la grande rue, proche le Port. Le seul inconvénient, c'est que j'ai du faire un sacrifice, j'ai du renvoyer mon domestique, on n'en veut point d'étrangers dans la maison où je suis; mais le drôle s'ennuyait, et me communiquait son ennui, il me rappelait sans cesse des souvenirs que je veux chasser de ma pensée. Me voici donc seul, isolé dans une terre étrangère; la lecture et la promenade sont et seront ma ressource ". Le " drôle " en question, on le connait bien, c'est son valet, et complice, Carteron (de quarteron ?) dit La Jeunesse. Il est mort le 24 mai 1785, et on se demande encore s'il n'était pas métis, dans une lettre, la marquise qui reçoit un chien expédié par son mari s'écrie que l'animal est aussi noir que La Jeunesse, etc. Page 58 et à la suite, éloge de Pope et de son " Essai sur l'homme ", que Sade adorait. Page 51, deuxième partie, il relève qu'on peut lire sur une porte de la comédie d'Amsterdam, ces vers en hollandais : " Le monde est un théâtre, / Chacun y joue son personnage ". Cette métaphore accompagne Sade toute sa vie, c'est une récurrence. Page 63/64, il livre son impression sur la mer : " ... ; ce qui m'étonne le plus c'est la hardiesse des hommes de se confier à ses flots ... J'ai fait comme les autres, j'ai été plusieurs fois en rade, je n'ai même eu que légèrement ce qu'on appelle le mal de mer, mais au total je n'aime pas l'élément perfide, et je trouve que c'est avec raison que les Poètes l'ont ainsi nommé ". L'accord est complet avec ce que Sade a toujours dit sur la mer, il ne l'aime pas, et l'évite autant que possible. Page 67, il relève avec intérêt dans " Le Code des Gentoux [ou, Règlements des brahmanes, 1783] " : " Une femme ne sortira jamais de la maison sans le consentement de son mari; elle aura toujours le sein [la gorge, la poitrine] couvert; ... " Les italiques sont de Sade, comme tous les auteurs, dans ses manuscrits, ils soulignent. Ce reproche sur la poitrine découverte, il le fait à la marquise dés sa première visite. Celle-ci a lieu le 14 juillet 1781, ils ne se sont pas vus depuis son arrestation le 13 février 1777 (ce qui fait 4 ans et 5 mois). L'incendie de la jalousie prend aussitôt, il va durer des années. A partir de la page 78 et jusqu'à la fin du second volume, Sade cite et commente abondamment " Moeurs et usages des français, édition de Berlin, année 1753 ", c'est lui qui précise, mais sans mentionner l'auteur, Gilbert-Charles Le Gendre (1688-1746). Même si on se fait le plus régulièrement du monde la guerre, c'est un fait que toute l'Europe, culturellement, a les yeux tournés vers la France. La publication de Le Gendre en fait son fond de commerce, non sans talent. Entre Le Gendre et Sade, tout ce morceau se lit agréablement. Et forcément quand il tombe sur un arrêt hilarant d'un tribunal de la ville d'Aix, il ne peut pas s'empêcher : " Entre les Jugements rendus par les Tribunaux ordinaires, le plus remarquable est sans doute celui-ci : " En la ville d'Aix, le nommé Payen accuse Monstrelet d'avoir voulu séduire sa femme avec de l'argent, et d'avoir joint à cette première injure des gestes aussi indécents qu'expressifs : le Viguier condamne Monstrelet à trois livres d'amende, avec inhibition de faire l'amour à d'autre femme qu'à la sienne ". Il y a appel au Parlement, pour modifier la partie finale de la condamnation qui devient : " ...; lui [Monstrelet] fait défense de tomber en semblable faute, à peine de punitions corporelles; et faisant droit sur le réquisitoire de l'Avocat-Général, fait inhibition au Viguier, et à tous autres juges, de faire de semblables prononciations ". On l'a vu, pour l'affaire marseillaise, le 12 septembre 1772 se déroulent à Aix les exécutions en effigies de Sade et de son valet avec des mannequins grandeur nature, le premier est décapité, le second pendu, ils sont ensuite jetés au feu. En 1785, sur un certain rouleau, Sade place cette anecdote dans la bouche de Curval : " Tout le monde sait l'histoire du marquis de *** qui, dés qu'on lui eut appris la sentence qui le brulait en effigie, sortit son vit de sa culotte et s'écria : " Foutredieu ! me voilà au point où je me voulais, me voilà couvert d'opprobre et d'infamie; laissez-moi, laissez-moi, il faut que j'en décharge! " Et il le fit au même instant ". A l'intention des juges d'Aix, il faut bien sûr lire le conte gai " Le Président Mystifié ". Et forcément, quand Le Gendre abordent les thèmes des séparations de corps et de biens, de l'adultère, de la jalousie, des conditions d'anoblissement (son beau-père a été anobli parce qu'il a été Président de la Cour des Aides !), chez les français par Le Gendre, Sade cite et réagit. Sade, citant Le Gendre, page 143 : " Les français ne portent presque plus que des noms de Seigneuries; ils oublient tellement leurs noms de famille, que l'ordonnance de 1629, art. CCXI dispose : " Enjoignons à tous Gentilshommes de signer du nom de leur famille, et non de celui de leur Seigneurie, en tous actes et contrats qu'ils feront, à peine de nullité ". Pas de commentaire, mais qu'il ait envie de citer se comprend très bien. Au XVIII° siècle, cette ordonnance de 1629 est manifestement obsolète, " Sade ", Maurice Lever : " En 1740, Jacques-René Cordier de Launay avait acheté au marquis de Pont Saint Pierre la terre baronniale d'Échauffour en Normandie et la seigneurie dépendante de Montreuil-Largillé. Ce fut le nom de Montreuil que Claude-René [beau-père de Sade] adopta. L'acquisition de cette seigneurie lui conférait, il est vrai le titre nobiliaire, mais non la noblesse elle-même qui était liée à la charge ". Les Montreuil ressortent de la noblesse de robe, et récente, il n'empêche, ils sont très très riches et puissants, ils ont l'oreille du pouvoir, des ministres, alors que Sade, avant même son mariage, est un marginal, un tricard. On sait qui a été le plus fort.
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale : " Alphonse d'Inange, ou le Nouveau Grandisson. A Londres. Chez Thomas Hookham, Libraire N°147, New-Bond-Street. Et à Paris, chez la Veuve Duchesne, Libraire, rue Saint Jacques, au Temple du Gout. 1787 ". Quatre tome : 192, 206, 216, 248, soit 862 pages. Même adresse que " L'heureux jeune homme, histoire orientale " de 1786.
- Remarques. On a vu précédemment en 1785, " L'amitié fraternelle ", de 236 et 222 pages, soit 458 pages. Et comme " Alphonse d'Inange ... " est une reprise de " L'amitié fraternelle ", on jugera de l'ampleur de l'augmentation. Je n'ai jamais pu à ce jour disposer de la totalité de ce texte. Pire, ce qui était disponible en ligne il y a quelques années ne l'ai plus, et à la réimpression, il n'y a qu'un volume actuellement disponible. J'ai trouvé deux critiques dans la presse de l'époque, qui ne semblent pas connaître " L'Amitié fraternelle " de 1785, ils n'empêchent que ces deux critiques poussent des hauts cris devant la multiplication des péripéties. L'une des deux critiques est courte, 15 lignes, et se trouve dans le " Cours de bibliographie ou nouvelles productions des sciences, de la littérature et des arts. Par M. Luneau de Boisgermain. A Paris, Rue Saint André des Arcs. N°45. 1788 ". On y lit tout de même : " L'auteur, pour multiplier le nombres de volumes de son ouvrage, a entassé les situations, les intrigues les unes sur les autres. Des détails gracieux se trouvent placés à coté de personnages affreux qui terminent leur rôle par les catastrophes les plus révoltantes. Le dénouement de ce roman dédommage un peu de tout ce que le tissu sur lequel il se développe, a de désagréable et de dégoûtant ". Effectivement, on avait vu que les méchants dans " L'amitié fraternelle " étaient particulièrement réussis, noirs, d'une épaisseur, consistance, inquiétantes, en clair, des méchants sadiens en diable. L'autre critique trouvée fait 15 pages. On la trouve dans " L'Année littéraire. Année 1788. Tome troisième [page 161], A Paris, chez Mérigot, le jeune, libraire, Quai des Augustins, au coin de la rue pavée ". On connaît l'injonction de Sade : " Il faut tout dire ! " Il n'empêche, et c'est relevé depuis longtemps, Sade ne parle jamais de son expérience de la guerre, des combats. Un état de service de 1763 le dit " Fort dérangé, mais fort brave ". On sait qu'il s'est battu en première ligne pendant la Guerre de Sept Ans. A l'engagement de Krefeld le 23 juin 1758, le dispositif des français est surpris et enfoncé sur un flanc. Pour pouvoir dégager et réorganiser le gros de la troupe, plusieurs régiments sont désignés pour gagner du temps et amortir le choc. Le régiment de Sade est de ceux là. Dans une lettre, en une ligne, il rapporte laconiquement que le fils unique du maréchal de Belle-Isle aura le crâne fracassé par une balle de pistolet à quelques pas de lui, le jeune et brillant colonel (deux ans auparavant, à 24 ans, il est nommé Gouverneur de Metz, une place forte de toute première importance du royaume) meurt 3 jours après. Dans " Alphonse d'Inange ", un personnage, colonel, écrit une lettre à sa femme, " c'est sur le champ de bataille que nous passons la nuit; c'est sur un tambour que je t'écris ", " l'acharnement était horrible ", c'est criant de vérité. A travers ses personnages, Sade est fréquemment autobiographique. Dans " Aline et Valcour ", celui-ci évoque son passé militaire, et ça sent le vécu aussi : " Il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu où un jeune homme corrompe plus tôt et son ton et ses mœurs ". C'est un expert qui parle, l'état de service de 1763 dit : " Fort dérangé " !
(à suivre)
- Remarques. On a vu précédemment en 1785, " L'amitié fraternelle ", de 236 et 222 pages, soit 458 pages. Et comme " Alphonse d'Inange ... " est une reprise de " L'amitié fraternelle ", on jugera de l'ampleur de l'augmentation. Je n'ai jamais pu à ce jour disposer de la totalité de ce texte. Pire, ce qui était disponible en ligne il y a quelques années ne l'ai plus, et à la réimpression, il n'y a qu'un volume actuellement disponible. J'ai trouvé deux critiques dans la presse de l'époque, qui ne semblent pas connaître " L'Amitié fraternelle " de 1785, ils n'empêchent que ces deux critiques poussent des hauts cris devant la multiplication des péripéties. L'une des deux critiques est courte, 15 lignes, et se trouve dans le " Cours de bibliographie ou nouvelles productions des sciences, de la littérature et des arts. Par M. Luneau de Boisgermain. A Paris, Rue Saint André des Arcs. N°45. 1788 ". On y lit tout de même : " L'auteur, pour multiplier le nombres de volumes de son ouvrage, a entassé les situations, les intrigues les unes sur les autres. Des détails gracieux se trouvent placés à coté de personnages affreux qui terminent leur rôle par les catastrophes les plus révoltantes. Le dénouement de ce roman dédommage un peu de tout ce que le tissu sur lequel il se développe, a de désagréable et de dégoûtant ". Effectivement, on avait vu que les méchants dans " L'amitié fraternelle " étaient particulièrement réussis, noirs, d'une épaisseur, consistance, inquiétantes, en clair, des méchants sadiens en diable. L'autre critique trouvée fait 15 pages. On la trouve dans " L'Année littéraire. Année 1788. Tome troisième [page 161], A Paris, chez Mérigot, le jeune, libraire, Quai des Augustins, au coin de la rue pavée ". On connaît l'injonction de Sade : " Il faut tout dire ! " Il n'empêche, et c'est relevé depuis longtemps, Sade ne parle jamais de son expérience de la guerre, des combats. Un état de service de 1763 le dit " Fort dérangé, mais fort brave ". On sait qu'il s'est battu en première ligne pendant la Guerre de Sept Ans. A l'engagement de Krefeld le 23 juin 1758, le dispositif des français est surpris et enfoncé sur un flanc. Pour pouvoir dégager et réorganiser le gros de la troupe, plusieurs régiments sont désignés pour gagner du temps et amortir le choc. Le régiment de Sade est de ceux là. Dans une lettre, en une ligne, il rapporte laconiquement que le fils unique du maréchal de Belle-Isle aura le crâne fracassé par une balle de pistolet à quelques pas de lui, le jeune et brillant colonel (deux ans auparavant, à 24 ans, il est nommé Gouverneur de Metz, une place forte de toute première importance du royaume) meurt 3 jours après. Dans " Alphonse d'Inange ", un personnage, colonel, écrit une lettre à sa femme, " c'est sur le champ de bataille que nous passons la nuit; c'est sur un tambour que je t'écris ", " l'acharnement était horrible ", c'est criant de vérité. A travers ses personnages, Sade est fréquemment autobiographique. Dans " Aline et Valcour ", celui-ci évoque son passé militaire, et ça sent le vécu aussi : " Il est assurément peu de plus mauvaises écoles que celles des garnisons, peu où un jeune homme corrompe plus tôt et son ton et ses mœurs ". C'est un expert qui parle, l'état de service de 1763 dit : " Fort dérangé " !
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale, en format in-12° : " Le comte de Saint-Méran, ou les nouveaux égarements du coeur et de l'esprit. Première Partie [il y en a quatre]. A LONDRES, et se trouve à A PARIS, Chez LEROY, Libraire, rue S. Jacques; vis-à-vis celle de la Parcheminerie. M. DCC. LXXXXVIII. " 1788, en quatre parties de 208, 216, 224 et 238 pages (total : 886).
Ensuite, a minima :
- Comme le précédent mais en format in-16°. Outre le format, la pagination et les vignettes en pages de titre des quatre parties sont différentes, 1788.
- " Le comte de Saint-Méran, ou les nouveaux égarements du coeur et de l'esprit. Première partie. SECONDE EDITION [sic], AVEC FIG. [un frontispice par partie, artiste non identifié] A LONDRES, Et se trouve A PARIS, Chez LEROY, Libraire, rue S. Jacques, vis-à-vis celle de la Parcheminerie. M. DCC. LXXXIX. " 1789, format in-8°.
- Page de titre de l'édition originale, en format in 12° : " Suite du comte de Saint-Méran, ou des nouveaux égarements du coeur et de l'esprit. Première partie [il y en a quatre]. A BRUXELLES. Chez Veuve DUJARDIN, Libraire de la Cour, Et se trouve A PARIS, Chez MARADAN, Libraire, rue Saint-André-des-Arts, hôtel de Châteauvieux. 1789 ". Longue préface, du plus grand intérêt, de 32 pages, ouvrage en quatre parties de 194, 228, 213 et 225 pages (total : 860) et un frontispice de Binet par partie.
- Nota bene. On ne sait pas trop ce qu'il se passe chez les imprimeurs Maradan et Perlet en 1791, en attendant, ils réimpriment, je souligne, la " Suite du ... ", à ce " petit " détail près, que la page de titre dit bien à tort donc : " Le comte de ... " !!
- Remarques. Le " Journal de Paris " du 12 janvier 1788 annonce cette parution. Indubitablement, si on se penche un peu sur cet ouvrage, on voit que ce fut un des succès de librairie de l'année 1788. Sade, dans la préface de la " Suite ... ", s'en félicite, et regrette même en passant que l'actualité politique affecte le dit commerce, et il parle bien de littérature. On a tout à fait le droit, à titre littéraire, d'oublier " Le comte ... " et sa " Suite ... " après lecture, mais mon point de vue avec Sade n'est pas littéraire, c'est Sade et sa pensée qui m'intéressent, et donc, pas question de faire la fine bouche, fut-elle littéraire, avec la moindre source. En tout cas, ce petit succès enthousiasme notre apprenti écrivain, devenu un stakhanoviste stupéfiant, il saute sur sa plume pour une suite : en tout état de cause, celle-ci, quatre parties, 860 pages, se trouve, via la marquise, chez l'imprimeur avant le 3 juillet 1789. Le 2 juillet, le Faubourg Saint Antoine a déjà été bien ensanglanté, à la Bastille, les canons sont chargés, etc. : la promenade des prisonniers est supprimée. Sade, excédé, suspendu à des barreaux, hurle à la foule du Faubourg, déjà mûre à souhait, qu'on égorge des prisonniers, etc., etc. Dans la nuit du 2 au 3, à une heure du matin, six homme armés font irruption dans la cellule, Sade est ligoté, bâillonné et conduit chez les bons pères de la Charité de l'hospice de Charenton, en clair, chez les fous. Sade sait très bien ce qu'il se passe, et même, il le comprend bien mieux que d'autres. Quelques jours avant, dans une lettre à la marquise, il demande, suavement, si le citoyen Réveillon se porte bien. Ce fabricant et marchand de papiers peints avait suggéré une baisse des salaires lors d'une assemblée. La " chasse " au Réveillon est ouverte, l'armée tire dans la foule. Pour sauver Réveillon du lynchage, il a fallu le mettre à l'abri et le cacher à la Bastille, d'où il sera discrètement exfiltré, comme on dit aujourd'hui. Je reviens au " Comte ... " et à sa " Suite ... ". L'ouvrage fait l'objet de nombreuses critiques dans la presse (" Journal général " de France, " Affiches " et même dans le " Mercure " où Sade a été longtemps persona non grata, même anonymement), dans le cadre de cette notice, je vais m'attarder sur l'une d'entre elles, anonyme, mais à l'époque l'auteur devait être connu, facilement identifiable, et dans la préface de la " Suite ... ", principalement consacrée à cette critique, il semble que Sade l'a identifié. Elle se trouve dans " L'année littéraire " (année 1788, numéro 33, " Lettre IV "). Sade étant, lui, parfaitement identifié depuis des années : son nom n'est pas imprimé parce que c'est interdit par la loi relative aux prisonniers par lettres de cachet, de la justice extraordinaire et totalement parallèle du roi, c'est tout. Et donc Sade, bien identifié, parfois, se prend en pleine figure son passé, et c'est ce que fait ce critique là. Les autres critiques que j'ai lu sont de vraies, et bonnes d'ailleurs, critiques littéraires, on souligne les qualités et les défauts de l'ouvrage, etc., elles sont du reste encore parfaitement valables. J'ai lu et relu le " Comte ... ", sa " Suite ... " et ces critiques, et il n'y a rien à redire, sauf avec celle là, où c'est Sade tout entier qui est visé. Alors oui, si on veut attaquer Sade en tant que personne, il y a matière. Je suis tout à fait disposé à refaire ses procès et même, surtout, celui qui n'a pas eu lieu, celui de l'affaire dite des " fillettes " (des adolescents et des adolescentes pour être précis, recrutés pour des " emplois " dont on ne les pas prévenus), de l'hiver 1774/1775, et je serais le premier à le coffrer. Mais une critique littéraire est-elle le lieu ? Je ne crois pas. Au pire, je m'abstiens, ou alors, j'attaque la personne en bonne et due forme, sans parler de ses livres (s'ils ne rapportent pas des crimes bien réels, etc.) où je ne sais quoi. Quelques années auparavant, quand le lieutenant général de police en poste était Le Noir, on a vu celui-ci en personne rappeler à l'ordre des intervenants dans la presse, par exemples : le 29 juillet 1777, n°210 du '' Journal de Paris '', un pseudonyme, Bradel père, renvoie à la figure de Sade l'affaire d'Arcueil sous forme d'allégorie, le persifleur est sèchement rappelé à l'ordre par Le Noir, autre exemple, en réponse à une facétie de Sade parue le 18 octobre 1777 dans le '' Journal de Paris '' (il est enfermé à Vincennes en attendant la cassation du jugement d'Aix pour l'affaire marseillaise), le lendemain, par la même voie, Le Noir rappelle Sade à ses devoirs : " Vous en serez quitte pour faire les vôtres [des vers] incognito, et me le montrer qu'autant qu'ils seront du mérite de ces trois auteurs [évoqués par Sade] ". Le Noir tient personnellement Sade en laisse. On possède de lui cet ordre catégorique à ses subalternes, notamment aux " gribouilleurs ", les censeurs qui caviardent les lettres des prisonniers : tout ce qui rentre et sort, i.e. d'écrit, par la voie légale (et impossible de ne pas imaginer que Sade a soudoyé des petites mains : comment les vers en question sont parvenus au " Journal " ?) de la cellule de Sade doit passer par ses mains, mais c'est mieux que rien. Depuis le mois d'aout 1785, Le Noir n'occupe plus ce poste, son successeur se désintéresse au dernier degré de Sade, mais le " canal " de sortie a déjà changé : désormais, Sade et sa femme peuvent se voir en tête à tête lors des visites. Et cette " hémorragie " de " feuilles " est déjà parfaitement attestée historiquement, je dis " juste " qu'elle a été très gravement sous-estimée. Jean-Jacques Pauvert, et d'autres, tout de même, de temps en temps, s'interrogent. Quand Sade s'inscrit à la section de la place Vendôme (qui deviendra " des Piques "), qui est aussi celle de Robespierre, à la rubrique " métier ", il écrit " homme de lettres ", et à l'époque ça n'étonne personne, il en devient très vite la plume privilégiée. Plume qu'il a déjà prêtée à l'organe des monarchiens de Clermont-Tonnerre, un parent. Mais " homme de lettres ", à quels titres en 1790 se demande Pauvert ? De connu, actuellement, aucun. On l'a oublié, d'abord à cause de la disposition légale qui interdit d'imprimer le nom d'un prisonnier du roi, puis " grâce " au travail de censure féroce du XIX° siècle, et ce avec la complicité et l'assentiment des spécialistes, y compris les plus grands bibliographes, encore absolument nécessaires aujourd'hui. On l'a vu avec " L'Etourdi " de 1784. Charles Monselet écrit un petit ouvrage qui propose explicitement de donner les noms des auteurs inconnus du public de certains ouvrages un peu " épicés ", et quand il évoque " L'Etourdi ", il refuse de nommer l'auteur, qu'il connaît, et exprime son mépris pour celui-ci ! A partir de la fin de l'année 1782, dans la presse, on voit des changements très importants : la " récréation ", et pas seulement pour Sade, est terminée, le pouvoir ressert les boulons, Le Noir applique, et ici, Sade est au même rang que tout le monde. La lecture du " Journal de Paris " (celle que j'ai privilégié, c'est le plus libéral avec Sade, incontestablement) devient clairement moins édifiante, " amusante ". Sans disparaître, les billets, lettres, duels à fleurets mouchetés, fantaisistes, pleins d'esprit, et " d'idées dangereuses ", diminuent beaucoup, de façon immédiatement perceptible à lecture. Le pouvoir se crispe, on devient plus prudent. Ici, Sade est au régime général, mais donc, surtout, la marquise a pris le relais. Je digresse un peu, oui, mais c'est à dessein, on est en janvier 1788, et on verra que ce cru a été exceptionnel. En attendant d'être un écrivain accompli, avec les textes qu'on connaît depuis longtemps, il est devenu une machine qui laisse sans voix, doublé d'un talent de caméléon hors norme forgé par des décennies de clandestinité et de travail. Sade poursuivi par la justice pour sa plume, ses écrits, ne date pas de 1801, c'est déjà vrai avant l'affaire de l'hiver 1774/5. En l'état, toutes les grandes biographies, etc., disent déjà que les manuscrits, " feuilles ", " mémoires ", etc., sont impitoyablement pourchassés très tôt. La lettre de cachet émise précise " se saisir de l'homme et de tous ses papiers ", et quand la police rate l'homme, elle ramasse tous les " papiers ", en défonçant tous les meubles, la marquise s'en plaindra. Dés l'affaire Testard, 29 octobre 1763, il est déjà question d'un étrange carnet, recueil, manuscrit, idem avec Rose Keller en 1768. Les dix volumes de la " La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, sa soeur " sont écrits en 2 ans. Grâce à des notes, on sait que les " Journées de Florbelle, ou la Nature dévoilée ", manuscrit saisi à Charenton en juin 1807 alors que Sade vient de le terminer, représentait dix volumes à l'impression. Maurice Blanchot estime que la folie propre de Sade est d'écrire, je souscris. Je reviens au " Comte de Saint-Méran " et à sa " Suite ... ", produite en un temps record. Sade est motivé, très, le " Comte ... " a connu un important débit, petit succès d'estime cette année là. Mais il y a ce critique qui vient lui cracher à la figure, il ricane, persifle, du début à la fin, mépris intégral. Je cite, italiques de l'auteur, j'interviens entre crochets : " N'attendez point de moi, Monsieur [par convention, les collaborateurs de l'Année littéraire s'adressent à un correspondant fictif], que je suive l'Auteur dans tous les détails, où cette intrigue est noyée. Outre que la plupart de ces détails saliraient ma plume, ils ne sont points de nature à être saisis. Légers, comme la plupart des personnages de ce Roman, ils ne laissent point de prise; ils échappent; encore rougit-on d'avoir souri : je ne passerai donc point avec vous d'une petite maison [la garçonnière d'Arcueil], asyle du crime et de la débauche, à une chaumière, séjour de la misère et de la Vertu [en clair, la Bastille !]. J'observerais seulement que Germeuil, contraint et froid dans la petite maison, semble être à sa place sous le chaume et à coté de l'homme de bien qui souffre ". La fin de la critique est très intéressante, elle exprime un reproche, qu'on a déjà vu exprimé dans des critiques d'ouvrages antérieurs, et qui poursuivra Sade toute sa vie, argument qu'il retournera pour défendre sa veine littéraire, résolument choisie après la Justine de 1791 : pour bien prévenir, écarter, du vice, il faut le peindre aussi bien que possible. Le critique écrit : " ... les dix dernières pages ne suffisent pas pour réparer le mal qu'on fait près de quatre volumes. Je me hâte donc, Monsieur, d'arriver au dénouement ... Mais fallait-il prendre un chemin si détourné pour arriver là ? Etait-il nécessaire de faire quatre volumes pour nous prouver que tôt ou tard la Vertu et l'Innocence reprennent leurs droits sur un coeur né honnête ? " J'espère sincèrement que cet homme a pu au moins lire la Justine de 1791. Il aura compris qu'en matière d'horreurs, d'atrocités, etc., il ne pouvait être question que de pâles mises en bouche, que Sade embastillé retenait sa plume afin de ne pas trop attirer l'attention, et que, de même, les happy end pour la Vertu et l'Innocence, c'était terminé. Le Sade que nous connaissons c'est seulement celui qui a franchi le Rubicon avec la Justine de 1791. Pour l'instant, Sade est blessé, l'ancien officier, saisit radicalement le caractère aussi déloyal que global de l'attaque. Il réagit pourtant avec le plus grand calme et la plus grande courtoisie, première réplique. C'est posé, froid, etc., l'inverse de la diatribe. A quatre reprises dans cette préface Sade se demande carrément si le critique a lu le livre. Mais c'est bien les attaques personnelles qui ne passent pas : " Mais le Rédacteur de ce chétif article se permet aussi lestement les inculpations les plus graves, et toujours, pour lui, affirmer c'est prouver ". Et à la suite, il rapporte, en plus long, le même extrait que moi ci-dessus, relatif à la si célèbre " petite maison ". Aussi : " Ces expressions, " saliraient ma plume ", sont d'une dureté choquante. Il est fâcheux de devoir observer qu'elles y joignent une criante injustice ". Un vrai cri du coeur. Ensuite Sade explique calmement au persifleur ce qui fait une bonne ou une mauvaise critique, en tant que critique. Après 1790, on le voit très bien, on a le droit d'attaquer Sade, ce qu'il conçoit très bien, c'est un combattant, il aime cela, mais il faut bien réfléchir, parce que quand il se défend, c'est un pit-bull. Je le répète, il est calme, courtois, mais il mord très fort. Je renvoie au pamphlet bien connu contre Villeterque, le, je cite, " folliculaire ", en effet Sade précise d'entrée : " On appelle journaliste un homme instruit, un homme en état de raisonner sur un ouvrage, de l'analyser, et d'en rendre au public un compte éclairé, qui le lui fasse connaître; mais celui qui n'a ni l'esprit, ni le jugement nécessaire à cette honorable fonction, celui qui compile, imprime, diffame, ment, calomnie, déraisonne, et tout cela pour vivre, celui là, dis-je, n'est qu'un folliculaire; et cet homme c'est Villeterque (Voy. sa feuille du 30 vendémiaire an IX, n°90) ". Le voilà prévenu, et ce n'est que le début. Une dernière chose. Je cite le critique : " Banin [le précepteur du jeune comte de Saint-Méran] séparé de son pupille, ne peut que s'écrier de loin : ô Tempora ! ô Mores ! et autres phrases [sic !] latines; car le bon Banin est un peu ridicule, et j'en suis fâché pour lui ... " C'est vrai que Banin, précepteur lettré, est un grand amateur de sentences latines, des grands auteurs, mais il se trouve que " Ô Tempora ! Ô Mores ! " ne se trouve pas dans " Le comte ... ". Bien sûr, Sade dans sa préface s'empressera de le remarquer. On en reparlera.
(à suivre)
Ensuite, a minima :
- Comme le précédent mais en format in-16°. Outre le format, la pagination et les vignettes en pages de titre des quatre parties sont différentes, 1788.
- " Le comte de Saint-Méran, ou les nouveaux égarements du coeur et de l'esprit. Première partie. SECONDE EDITION [sic], AVEC FIG. [un frontispice par partie, artiste non identifié] A LONDRES, Et se trouve A PARIS, Chez LEROY, Libraire, rue S. Jacques, vis-à-vis celle de la Parcheminerie. M. DCC. LXXXIX. " 1789, format in-8°.
- Page de titre de l'édition originale, en format in 12° : " Suite du comte de Saint-Méran, ou des nouveaux égarements du coeur et de l'esprit. Première partie [il y en a quatre]. A BRUXELLES. Chez Veuve DUJARDIN, Libraire de la Cour, Et se trouve A PARIS, Chez MARADAN, Libraire, rue Saint-André-des-Arts, hôtel de Châteauvieux. 1789 ". Longue préface, du plus grand intérêt, de 32 pages, ouvrage en quatre parties de 194, 228, 213 et 225 pages (total : 860) et un frontispice de Binet par partie.
- Nota bene. On ne sait pas trop ce qu'il se passe chez les imprimeurs Maradan et Perlet en 1791, en attendant, ils réimpriment, je souligne, la " Suite du ... ", à ce " petit " détail près, que la page de titre dit bien à tort donc : " Le comte de ... " !!
- Remarques. Le " Journal de Paris " du 12 janvier 1788 annonce cette parution. Indubitablement, si on se penche un peu sur cet ouvrage, on voit que ce fut un des succès de librairie de l'année 1788. Sade, dans la préface de la " Suite ... ", s'en félicite, et regrette même en passant que l'actualité politique affecte le dit commerce, et il parle bien de littérature. On a tout à fait le droit, à titre littéraire, d'oublier " Le comte ... " et sa " Suite ... " après lecture, mais mon point de vue avec Sade n'est pas littéraire, c'est Sade et sa pensée qui m'intéressent, et donc, pas question de faire la fine bouche, fut-elle littéraire, avec la moindre source. En tout cas, ce petit succès enthousiasme notre apprenti écrivain, devenu un stakhanoviste stupéfiant, il saute sur sa plume pour une suite : en tout état de cause, celle-ci, quatre parties, 860 pages, se trouve, via la marquise, chez l'imprimeur avant le 3 juillet 1789. Le 2 juillet, le Faubourg Saint Antoine a déjà été bien ensanglanté, à la Bastille, les canons sont chargés, etc. : la promenade des prisonniers est supprimée. Sade, excédé, suspendu à des barreaux, hurle à la foule du Faubourg, déjà mûre à souhait, qu'on égorge des prisonniers, etc., etc. Dans la nuit du 2 au 3, à une heure du matin, six homme armés font irruption dans la cellule, Sade est ligoté, bâillonné et conduit chez les bons pères de la Charité de l'hospice de Charenton, en clair, chez les fous. Sade sait très bien ce qu'il se passe, et même, il le comprend bien mieux que d'autres. Quelques jours avant, dans une lettre à la marquise, il demande, suavement, si le citoyen Réveillon se porte bien. Ce fabricant et marchand de papiers peints avait suggéré une baisse des salaires lors d'une assemblée. La " chasse " au Réveillon est ouverte, l'armée tire dans la foule. Pour sauver Réveillon du lynchage, il a fallu le mettre à l'abri et le cacher à la Bastille, d'où il sera discrètement exfiltré, comme on dit aujourd'hui. Je reviens au " Comte ... " et à sa " Suite ... ". L'ouvrage fait l'objet de nombreuses critiques dans la presse (" Journal général " de France, " Affiches " et même dans le " Mercure " où Sade a été longtemps persona non grata, même anonymement), dans le cadre de cette notice, je vais m'attarder sur l'une d'entre elles, anonyme, mais à l'époque l'auteur devait être connu, facilement identifiable, et dans la préface de la " Suite ... ", principalement consacrée à cette critique, il semble que Sade l'a identifié. Elle se trouve dans " L'année littéraire " (année 1788, numéro 33, " Lettre IV "). Sade étant, lui, parfaitement identifié depuis des années : son nom n'est pas imprimé parce que c'est interdit par la loi relative aux prisonniers par lettres de cachet, de la justice extraordinaire et totalement parallèle du roi, c'est tout. Et donc Sade, bien identifié, parfois, se prend en pleine figure son passé, et c'est ce que fait ce critique là. Les autres critiques que j'ai lu sont de vraies, et bonnes d'ailleurs, critiques littéraires, on souligne les qualités et les défauts de l'ouvrage, etc., elles sont du reste encore parfaitement valables. J'ai lu et relu le " Comte ... ", sa " Suite ... " et ces critiques, et il n'y a rien à redire, sauf avec celle là, où c'est Sade tout entier qui est visé. Alors oui, si on veut attaquer Sade en tant que personne, il y a matière. Je suis tout à fait disposé à refaire ses procès et même, surtout, celui qui n'a pas eu lieu, celui de l'affaire dite des " fillettes " (des adolescents et des adolescentes pour être précis, recrutés pour des " emplois " dont on ne les pas prévenus), de l'hiver 1774/1775, et je serais le premier à le coffrer. Mais une critique littéraire est-elle le lieu ? Je ne crois pas. Au pire, je m'abstiens, ou alors, j'attaque la personne en bonne et due forme, sans parler de ses livres (s'ils ne rapportent pas des crimes bien réels, etc.) où je ne sais quoi. Quelques années auparavant, quand le lieutenant général de police en poste était Le Noir, on a vu celui-ci en personne rappeler à l'ordre des intervenants dans la presse, par exemples : le 29 juillet 1777, n°210 du '' Journal de Paris '', un pseudonyme, Bradel père, renvoie à la figure de Sade l'affaire d'Arcueil sous forme d'allégorie, le persifleur est sèchement rappelé à l'ordre par Le Noir, autre exemple, en réponse à une facétie de Sade parue le 18 octobre 1777 dans le '' Journal de Paris '' (il est enfermé à Vincennes en attendant la cassation du jugement d'Aix pour l'affaire marseillaise), le lendemain, par la même voie, Le Noir rappelle Sade à ses devoirs : " Vous en serez quitte pour faire les vôtres [des vers] incognito, et me le montrer qu'autant qu'ils seront du mérite de ces trois auteurs [évoqués par Sade] ". Le Noir tient personnellement Sade en laisse. On possède de lui cet ordre catégorique à ses subalternes, notamment aux " gribouilleurs ", les censeurs qui caviardent les lettres des prisonniers : tout ce qui rentre et sort, i.e. d'écrit, par la voie légale (et impossible de ne pas imaginer que Sade a soudoyé des petites mains : comment les vers en question sont parvenus au " Journal " ?) de la cellule de Sade doit passer par ses mains, mais c'est mieux que rien. Depuis le mois d'aout 1785, Le Noir n'occupe plus ce poste, son successeur se désintéresse au dernier degré de Sade, mais le " canal " de sortie a déjà changé : désormais, Sade et sa femme peuvent se voir en tête à tête lors des visites. Et cette " hémorragie " de " feuilles " est déjà parfaitement attestée historiquement, je dis " juste " qu'elle a été très gravement sous-estimée. Jean-Jacques Pauvert, et d'autres, tout de même, de temps en temps, s'interrogent. Quand Sade s'inscrit à la section de la place Vendôme (qui deviendra " des Piques "), qui est aussi celle de Robespierre, à la rubrique " métier ", il écrit " homme de lettres ", et à l'époque ça n'étonne personne, il en devient très vite la plume privilégiée. Plume qu'il a déjà prêtée à l'organe des monarchiens de Clermont-Tonnerre, un parent. Mais " homme de lettres ", à quels titres en 1790 se demande Pauvert ? De connu, actuellement, aucun. On l'a oublié, d'abord à cause de la disposition légale qui interdit d'imprimer le nom d'un prisonnier du roi, puis " grâce " au travail de censure féroce du XIX° siècle, et ce avec la complicité et l'assentiment des spécialistes, y compris les plus grands bibliographes, encore absolument nécessaires aujourd'hui. On l'a vu avec " L'Etourdi " de 1784. Charles Monselet écrit un petit ouvrage qui propose explicitement de donner les noms des auteurs inconnus du public de certains ouvrages un peu " épicés ", et quand il évoque " L'Etourdi ", il refuse de nommer l'auteur, qu'il connaît, et exprime son mépris pour celui-ci ! A partir de la fin de l'année 1782, dans la presse, on voit des changements très importants : la " récréation ", et pas seulement pour Sade, est terminée, le pouvoir ressert les boulons, Le Noir applique, et ici, Sade est au même rang que tout le monde. La lecture du " Journal de Paris " (celle que j'ai privilégié, c'est le plus libéral avec Sade, incontestablement) devient clairement moins édifiante, " amusante ". Sans disparaître, les billets, lettres, duels à fleurets mouchetés, fantaisistes, pleins d'esprit, et " d'idées dangereuses ", diminuent beaucoup, de façon immédiatement perceptible à lecture. Le pouvoir se crispe, on devient plus prudent. Ici, Sade est au régime général, mais donc, surtout, la marquise a pris le relais. Je digresse un peu, oui, mais c'est à dessein, on est en janvier 1788, et on verra que ce cru a été exceptionnel. En attendant d'être un écrivain accompli, avec les textes qu'on connaît depuis longtemps, il est devenu une machine qui laisse sans voix, doublé d'un talent de caméléon hors norme forgé par des décennies de clandestinité et de travail. Sade poursuivi par la justice pour sa plume, ses écrits, ne date pas de 1801, c'est déjà vrai avant l'affaire de l'hiver 1774/5. En l'état, toutes les grandes biographies, etc., disent déjà que les manuscrits, " feuilles ", " mémoires ", etc., sont impitoyablement pourchassés très tôt. La lettre de cachet émise précise " se saisir de l'homme et de tous ses papiers ", et quand la police rate l'homme, elle ramasse tous les " papiers ", en défonçant tous les meubles, la marquise s'en plaindra. Dés l'affaire Testard, 29 octobre 1763, il est déjà question d'un étrange carnet, recueil, manuscrit, idem avec Rose Keller en 1768. Les dix volumes de la " La Nouvelle Justine ou les Malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, sa soeur " sont écrits en 2 ans. Grâce à des notes, on sait que les " Journées de Florbelle, ou la Nature dévoilée ", manuscrit saisi à Charenton en juin 1807 alors que Sade vient de le terminer, représentait dix volumes à l'impression. Maurice Blanchot estime que la folie propre de Sade est d'écrire, je souscris. Je reviens au " Comte de Saint-Méran " et à sa " Suite ... ", produite en un temps record. Sade est motivé, très, le " Comte ... " a connu un important débit, petit succès d'estime cette année là. Mais il y a ce critique qui vient lui cracher à la figure, il ricane, persifle, du début à la fin, mépris intégral. Je cite, italiques de l'auteur, j'interviens entre crochets : " N'attendez point de moi, Monsieur [par convention, les collaborateurs de l'Année littéraire s'adressent à un correspondant fictif], que je suive l'Auteur dans tous les détails, où cette intrigue est noyée. Outre que la plupart de ces détails saliraient ma plume, ils ne sont points de nature à être saisis. Légers, comme la plupart des personnages de ce Roman, ils ne laissent point de prise; ils échappent; encore rougit-on d'avoir souri : je ne passerai donc point avec vous d'une petite maison [la garçonnière d'Arcueil], asyle du crime et de la débauche, à une chaumière, séjour de la misère et de la Vertu [en clair, la Bastille !]. J'observerais seulement que Germeuil, contraint et froid dans la petite maison, semble être à sa place sous le chaume et à coté de l'homme de bien qui souffre ". La fin de la critique est très intéressante, elle exprime un reproche, qu'on a déjà vu exprimé dans des critiques d'ouvrages antérieurs, et qui poursuivra Sade toute sa vie, argument qu'il retournera pour défendre sa veine littéraire, résolument choisie après la Justine de 1791 : pour bien prévenir, écarter, du vice, il faut le peindre aussi bien que possible. Le critique écrit : " ... les dix dernières pages ne suffisent pas pour réparer le mal qu'on fait près de quatre volumes. Je me hâte donc, Monsieur, d'arriver au dénouement ... Mais fallait-il prendre un chemin si détourné pour arriver là ? Etait-il nécessaire de faire quatre volumes pour nous prouver que tôt ou tard la Vertu et l'Innocence reprennent leurs droits sur un coeur né honnête ? " J'espère sincèrement que cet homme a pu au moins lire la Justine de 1791. Il aura compris qu'en matière d'horreurs, d'atrocités, etc., il ne pouvait être question que de pâles mises en bouche, que Sade embastillé retenait sa plume afin de ne pas trop attirer l'attention, et que, de même, les happy end pour la Vertu et l'Innocence, c'était terminé. Le Sade que nous connaissons c'est seulement celui qui a franchi le Rubicon avec la Justine de 1791. Pour l'instant, Sade est blessé, l'ancien officier, saisit radicalement le caractère aussi déloyal que global de l'attaque. Il réagit pourtant avec le plus grand calme et la plus grande courtoisie, première réplique. C'est posé, froid, etc., l'inverse de la diatribe. A quatre reprises dans cette préface Sade se demande carrément si le critique a lu le livre. Mais c'est bien les attaques personnelles qui ne passent pas : " Mais le Rédacteur de ce chétif article se permet aussi lestement les inculpations les plus graves, et toujours, pour lui, affirmer c'est prouver ". Et à la suite, il rapporte, en plus long, le même extrait que moi ci-dessus, relatif à la si célèbre " petite maison ". Aussi : " Ces expressions, " saliraient ma plume ", sont d'une dureté choquante. Il est fâcheux de devoir observer qu'elles y joignent une criante injustice ". Un vrai cri du coeur. Ensuite Sade explique calmement au persifleur ce qui fait une bonne ou une mauvaise critique, en tant que critique. Après 1790, on le voit très bien, on a le droit d'attaquer Sade, ce qu'il conçoit très bien, c'est un combattant, il aime cela, mais il faut bien réfléchir, parce que quand il se défend, c'est un pit-bull. Je le répète, il est calme, courtois, mais il mord très fort. Je renvoie au pamphlet bien connu contre Villeterque, le, je cite, " folliculaire ", en effet Sade précise d'entrée : " On appelle journaliste un homme instruit, un homme en état de raisonner sur un ouvrage, de l'analyser, et d'en rendre au public un compte éclairé, qui le lui fasse connaître; mais celui qui n'a ni l'esprit, ni le jugement nécessaire à cette honorable fonction, celui qui compile, imprime, diffame, ment, calomnie, déraisonne, et tout cela pour vivre, celui là, dis-je, n'est qu'un folliculaire; et cet homme c'est Villeterque (Voy. sa feuille du 30 vendémiaire an IX, n°90) ". Le voilà prévenu, et ce n'est que le début. Une dernière chose. Je cite le critique : " Banin [le précepteur du jeune comte de Saint-Méran] séparé de son pupille, ne peut que s'écrier de loin : ô Tempora ! ô Mores ! et autres phrases [sic !] latines; car le bon Banin est un peu ridicule, et j'en suis fâché pour lui ... " C'est vrai que Banin, précepteur lettré, est un grand amateur de sentences latines, des grands auteurs, mais il se trouve que " Ô Tempora ! Ô Mores ! " ne se trouve pas dans " Le comte ... ". Bien sûr, Sade dans sa préface s'empressera de le remarquer. On en reparlera.
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale, in 12°, 241 pages, plus la table des chapitres : " Eloge philosophique de l'impertinence. Ouvrage posthume de M. de la Bractéole. [plusieurs citations de la comtesse de Genlis, où le mot " éloge " est imprimé en majuscules:] " Les idées hardies des philosophes ... ont appris à penser. Nous appelons exclusivement notre siècle un siècle de lumières. Les ouvrages philosophiques ... font les délices ... font l'instruction de tous les peuples de l'Europe. Dans un Pöeme, dans une Epitre, dans une Tragédie, dans un ELOGE, dans un Voyage, dans un Billet, il faut de la philosophie, il faut éclairer le genre humain ". [in:] " De la religion considérée comme l'unique base du bonheur et de la véritable philosophie ". Par madame la marquise DE SILLERY, ci-devant madame la comtesse de GENLIS. A ABDERE; Et se trouve à PARIS, Chez Maradan, Libraire, rue des Noyers, n°33, 1788 ".
- Réédition en 1806, petit format, in-16°, en deux tomes relié en un volume, 142 + 156 pages, et un prospectus de l'imprimeur paginé : " Eloge philosophique de l'impertinence; Par M. de la Bractéole. Nouvelle édition ornée d'une jolie planche [dépliante en trois volets, à cause du petit format]. Tome premier. A PARIS, chez Bertrand-Pottier et Felix Bertrand, Impr.-Lib., rue Galande, n°. 51, à l'abeille. M. DCCC. VI. ". Les citations de la comtesse de Genlis sont au verso de la page de faux titre, après un feuillet blanc, avant la planche elle-même suivie de la page de titre. Dans la liste des ouvrages proposés dans le prospectus, on apprend que cette édition a fait l'objet de deux tirages, le premier est vendu 1 fr. 80 c., le second, " sur papier vélin d'Annonay, satiné, et cartonnage à la Bradel ", est vendu 4 fr.
- Remarques. Je n'ai pas trouvé d'informations plus précises sur la date de parution. Rien de dramatique, mais on va voir que la production de l'année 1788 est impressionnante. Pour certains titres, j'ai la date de parution, pour d'autres, non. A la suite de cette notice, j'évoquerais d'abord les titres pour lesquels j'ai une date de parution, les autres ensuite. Mais la place de cette notice est bien ici, après celle du " Le comte de Saint Méran ... 1788 " et sa " Suite ... 1789 ", que j'ai traité ensemble pour les raisons qu'on a vu. En effet, monsieur de la Bractéole est un personnage du " Comte ... ". C'est le philosophe de service, un matérialiste, comme Sade, et de temps en temps il place dans la bouche de ce personnage ce qu'il pense lui-même, sans que ça l'empêche de le caricaturer. Avec cet " Eloge ... ", on voit qu'il a eu très envie de faire parler un peu plus ce personnage, c'est à dire de parler lui-même. Cet " Eloge philosophique de l'impertinence " est effectivement très impertinent, c'est joindre la pratique à la théorie. Tellement impertinent que ça frise la bouffonnerie, qui nous fait clairement courir le risque d'oublier que le bouffon est on ne peut plus sérieux, que la dite impertinence est bien philosophique, on peut même préciser, subversive. C'est une réelle difficulté, le ton de badinage, constant, empêche d'entendre un discours très sérieux. Sade, via monsieur de la Bractéole, se dévoile : à la fin du " Comte ... ", à la fin de sa " Suite ... ", et des ouvrages précédents de ce genre (sauf, notoirement, la Justine de Saint Val de 1786, première infamie à ma connaissance), à la fin, il donne tort aux libertins, tout rentre dans l'ordre, il sauve les apparences, l'happy end est de rigueur, etc., mais pas ici. Avec ce texte, le terme " libertin " retrouve son origine étymologique de la Renaissance, c'est un libre penseur, et à ce titre, effectivement, il se donne aussi le droit d'avoir les moeurs qu'il entend. Tout au long de cet ouvrage, Sade badine, il faut faire un effort permanent pour ne pas se laisser endormir par ce ton, alors que le propos est sérieux. Le contexte pornographique et criminel en moins, c'est le Dolmancé de " La philosophie dans le boudoir " de 1795. L'ouvrage fait 241 pages, et, il faut bien en convenir, malgré des efforts réels (souvent on se dit : " J'ai décroché, je recommence "), quand on arrive en bas de page 230, l'attention requise faisant toujours défaut, on lit : " De ce qui était jadis absurde, révoltant, insoutenable, le vague des idées et l'amphigouri de l'expression, sont maintenant, au gré de nos penseurs et à la grande satisfaction de leurs élèves, un axiome, une vérité philosophique. Prenons pour exemple la proposition suivante : ... " Et donc, c'est ainsi qu'en haut de page 230, on lit en majuscules la proposition qui va être examinée le plus sérieusement du monde (comme avant) : " La sagesse autorise expressément le libertinage ". S'ensuit un peu de méthode, la proposition va être découpée en trois : " 1° LA SAGESSE ... [sic] substituez : [suit un petit développement] ", puis : " 2° AUTORISE EXPRESSEMENT ... [sic] dites, en poursuivant votre phrase : [suit un petit développement] ", puis : " 3° LE LIBERTINAGE ... [sic] traduisez ainsi : [suit un petit développement] ". Et si par hasard on a mal compris, page 232, un tableau réunit les trois parties de la proposition dans la partie supérieure du tableau, et les trois petits développements, en dessous de chaque élément de la proposition. On peut lire d'une traite ! Bien sûr, je ne vais pas, ici, examinez le plus sérieusement du monde cette proposition ainsi développée, ce n'est pas le lieu, mais elle mérite un tel examen. Je ne sais même plus combien de fois j'ai lu cet " Eloge ... ", à chaque fois l'effet est le même. L'a t-il fait exprès ? Il y a les majuscules, le tableau, mais je ne sais pas. En tous cas, on lit la suite et fin avec la plus grande attention. Et donc, impossible de ne pas le relever : dans les romans clandestins d'après 1790, le libertinage est forcément, aussi, criminel, c'est des romans, on a le droit, mais ce n'est pas le cas dans cet essai. Bien au contraire, après le tableau, et jusqu'à la fin, c'est bien l'hypocrisie en matière de morale qui vilipender. Ce mot de Sade est bien connu, " Je respecte toutes les fantaisies ", et moi, j'ai toujours envie d'ajouter, de préciser, " Pourvu qu'elle soit légale, entre adultes consentants, etc. ", ce besoin de préciser ne vient pas du tout à l'esprit avec cet " Eloge philosophique de l'impertinence " qui est une authentique impertinence (de telle sorte qu'il ne faut pas se laisser abuser) très philosophique.
(à suivre)
- Réédition en 1806, petit format, in-16°, en deux tomes relié en un volume, 142 + 156 pages, et un prospectus de l'imprimeur paginé : " Eloge philosophique de l'impertinence; Par M. de la Bractéole. Nouvelle édition ornée d'une jolie planche [dépliante en trois volets, à cause du petit format]. Tome premier. A PARIS, chez Bertrand-Pottier et Felix Bertrand, Impr.-Lib., rue Galande, n°. 51, à l'abeille. M. DCCC. VI. ". Les citations de la comtesse de Genlis sont au verso de la page de faux titre, après un feuillet blanc, avant la planche elle-même suivie de la page de titre. Dans la liste des ouvrages proposés dans le prospectus, on apprend que cette édition a fait l'objet de deux tirages, le premier est vendu 1 fr. 80 c., le second, " sur papier vélin d'Annonay, satiné, et cartonnage à la Bradel ", est vendu 4 fr.
- Remarques. Je n'ai pas trouvé d'informations plus précises sur la date de parution. Rien de dramatique, mais on va voir que la production de l'année 1788 est impressionnante. Pour certains titres, j'ai la date de parution, pour d'autres, non. A la suite de cette notice, j'évoquerais d'abord les titres pour lesquels j'ai une date de parution, les autres ensuite. Mais la place de cette notice est bien ici, après celle du " Le comte de Saint Méran ... 1788 " et sa " Suite ... 1789 ", que j'ai traité ensemble pour les raisons qu'on a vu. En effet, monsieur de la Bractéole est un personnage du " Comte ... ". C'est le philosophe de service, un matérialiste, comme Sade, et de temps en temps il place dans la bouche de ce personnage ce qu'il pense lui-même, sans que ça l'empêche de le caricaturer. Avec cet " Eloge ... ", on voit qu'il a eu très envie de faire parler un peu plus ce personnage, c'est à dire de parler lui-même. Cet " Eloge philosophique de l'impertinence " est effectivement très impertinent, c'est joindre la pratique à la théorie. Tellement impertinent que ça frise la bouffonnerie, qui nous fait clairement courir le risque d'oublier que le bouffon est on ne peut plus sérieux, que la dite impertinence est bien philosophique, on peut même préciser, subversive. C'est une réelle difficulté, le ton de badinage, constant, empêche d'entendre un discours très sérieux. Sade, via monsieur de la Bractéole, se dévoile : à la fin du " Comte ... ", à la fin de sa " Suite ... ", et des ouvrages précédents de ce genre (sauf, notoirement, la Justine de Saint Val de 1786, première infamie à ma connaissance), à la fin, il donne tort aux libertins, tout rentre dans l'ordre, il sauve les apparences, l'happy end est de rigueur, etc., mais pas ici. Avec ce texte, le terme " libertin " retrouve son origine étymologique de la Renaissance, c'est un libre penseur, et à ce titre, effectivement, il se donne aussi le droit d'avoir les moeurs qu'il entend. Tout au long de cet ouvrage, Sade badine, il faut faire un effort permanent pour ne pas se laisser endormir par ce ton, alors que le propos est sérieux. Le contexte pornographique et criminel en moins, c'est le Dolmancé de " La philosophie dans le boudoir " de 1795. L'ouvrage fait 241 pages, et, il faut bien en convenir, malgré des efforts réels (souvent on se dit : " J'ai décroché, je recommence "), quand on arrive en bas de page 230, l'attention requise faisant toujours défaut, on lit : " De ce qui était jadis absurde, révoltant, insoutenable, le vague des idées et l'amphigouri de l'expression, sont maintenant, au gré de nos penseurs et à la grande satisfaction de leurs élèves, un axiome, une vérité philosophique. Prenons pour exemple la proposition suivante : ... " Et donc, c'est ainsi qu'en haut de page 230, on lit en majuscules la proposition qui va être examinée le plus sérieusement du monde (comme avant) : " La sagesse autorise expressément le libertinage ". S'ensuit un peu de méthode, la proposition va être découpée en trois : " 1° LA SAGESSE ... [sic] substituez : [suit un petit développement] ", puis : " 2° AUTORISE EXPRESSEMENT ... [sic] dites, en poursuivant votre phrase : [suit un petit développement] ", puis : " 3° LE LIBERTINAGE ... [sic] traduisez ainsi : [suit un petit développement] ". Et si par hasard on a mal compris, page 232, un tableau réunit les trois parties de la proposition dans la partie supérieure du tableau, et les trois petits développements, en dessous de chaque élément de la proposition. On peut lire d'une traite ! Bien sûr, je ne vais pas, ici, examinez le plus sérieusement du monde cette proposition ainsi développée, ce n'est pas le lieu, mais elle mérite un tel examen. Je ne sais même plus combien de fois j'ai lu cet " Eloge ... ", à chaque fois l'effet est le même. L'a t-il fait exprès ? Il y a les majuscules, le tableau, mais je ne sais pas. En tous cas, on lit la suite et fin avec la plus grande attention. Et donc, impossible de ne pas le relever : dans les romans clandestins d'après 1790, le libertinage est forcément, aussi, criminel, c'est des romans, on a le droit, mais ce n'est pas le cas dans cet essai. Bien au contraire, après le tableau, et jusqu'à la fin, c'est bien l'hypocrisie en matière de morale qui vilipender. Ce mot de Sade est bien connu, " Je respecte toutes les fantaisies ", et moi, j'ai toujours envie d'ajouter, de préciser, " Pourvu qu'elle soit légale, entre adultes consentants, etc. ", ce besoin de préciser ne vient pas du tout à l'esprit avec cet " Eloge philosophique de l'impertinence " qui est une authentique impertinence (de telle sorte qu'il ne faut pas se laisser abuser) très philosophique.
(à suivre)
_________________
" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
neopilina- Digressi(f/ve)
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale : " Lettres d'un vieillard à un jeune homme qui entre dans le monde. A LA HAYE, Et se trouve Chez Belin, Libraire, rue Saint-Jacques, près St-Yves. 1788. " Préface de 5 pages, 212 pages, tables des matières de 4 pages. Le " Journal de Paris " annonce la parution le 3 mars 1788 (page 281).
- Remarques. Cet ouvrage est bien sûr tout public, mais il écrit en même temps à ses deux fils. Donc ? Sans fard, sans outrance, sans masque, etc., etc., tout ce qui habituellement rend cet homme insaisissable. Toutes celles et ceux qui s'intéressent à lui le savent, je prends l'exemple de Pauvert dans sa biographie, c'est le premier qui me vient à l'esprit, la formulation de la question dit bien la chose : " Mais qu'en est-il de lui ? " Du fond de sa pensée à lui, etc. Les personnages de ses fictions ? Ils disent tout et son contraire avec une rare puissance, jusqu'au vertige, la perte de repères. C'est tout juste si dans les oeuvres reconnues comme indubitables aujourd'hui, on trouve ici ou là, quelques lignes autobiographiques. Les textes publics de la Révolution ? Dans une lettre à son régisseur provençal, à cause de ses talents de plume que tout le monde sollicite, il le reconnait lui-même, l'écrit noir sur blanc : j'ai écris pour tous les partis, sauf les jacobins : je les hais. Au début de la Révolution, il écrit pour les monarchiens (partisans d'une monarchie constitutionnelle) de Stanislas Clermont-Tonnerre (l'épouse de Stanislas est une parente de Sade), à la veille de la Terreur, il s'est lié d'amitié avec Jean-Marie Roland de La Platière, ministre de l'intérieur, girondin. Sa femme sera guillotinée, il se suicide pour éviter le même sort. Les talents de plume de Sade sont appréciés. Et ça peut donc mener au surréalisme, l'exemple le plus fou me paraît celui-ci. Le 29 septembre 1793, Sade s'avance sur la tribune qui surplombe une marée humaine, une foule compacte, silencieuse, solennelle, de plusieurs dizaines de milliers (100 000 ?) de parisiens pour prononcer son " Discours aux mânes de Marat et de Le Peletier ". C'est " beau ", vibrant, lyrique, Charlotte Corday est un monstre vomit par les Enfers, etc., le plumitif a bien compris ce qui était attendu, il est au rendez-vous. Pour Le Peletier, qui a tout de même réformé le Code selon les principes de Beccaria que Sade connaît par coeur, je n'ai rien vu qui permette de savoir ce que Sade pensait du personnage. Pour Marat, c'est différent, très : il le haïssait. Que pense t-il quand il traine Charlotte Corday dans la boue ? Les révolutions, c'est dur, et d'ailleurs tout le monde n'est pas dupe : il est arrêté le 8 décembre. Et l'acte d'accusation de la Terreur, entre deux délires, qui serviront de modèles aux nazis, aux soviets, etc., n'oublie rien : les monarchiens, Roland, etc. Alors, qui est Sade ? Ce n'est pas dans les ouvrages reconnus aujourd'hui qu'on peut l'apprendre. Le mieux, c'est la correspondance, et donc certains des titres que je propose à la sagacité de la communauté avec ces notices. Dans cet ouvrage, il est naturel, parle normalement au lecteur, il dit ce qu'il pense sans détour, en clair, avec cet énergumène, c'est extrêmement rare. On est en 1788, il est parfaitement au fait de la situation du pays, et il donne son avis. Les députés fraichement élus vont bientôt siéger, il écrit une lettre fictive à l'un d'eux, le félicite de son élection, et lui dit ce qu'on attend d'eux, et cela rejoint les préoccupations de la majorité des français. L'espoir est grand. Sous Louis XV et XVI, la noblesse, l'aristocratie, ont fait échouer tous les projets de réformes, et c'est même pour forcer sa noblesse que Louis XVI en première intention convoque les Etats Généraux, qui lui glisseront entre les doigts. On sait que la noblesse refuse de payer l'impôt, Sade dans cet ouvrage dit qu'il est pour cette mesure. Et on sait que Sade a toujours été pour ces réformateurs que ces deux rois congédiaient même si c'était en louant leurs qualités et en leur faisant des excuses !! On a donc un livre simple, mais de ce point de vue, " Mais qu'en est-il de lui ? ", " Qui est Sade ? ", il n'en est pas moins très précieux, rare, fait exception. Donc, jusqu'à maintenant, personne n'a jamais entendu parler des " drouilles " de Donatien Sade, pourquoi ? Il répond lui-même à cette question dans ce livre, Lettre XV, page 124. Ses " drouilles " ne sont pas connues, pour une foule de raisons, et dans le lot, il y a donc expressément la volonté de Sade. A propos des grands auteurs, il suggère carrément qu'il faudrait bruler leurs productions les plus faiblardes, un auteur devrait le faire lui-même. Sade, faute de pouvoir détruire ses mauvaises productions déjà dûment imprimées, n'en parlera jamais. Sade raille Restif de La Bretonne en disant qu'il dort avec une presse au pied de son lit, là, c'est l'hôpital qui se fout de la charité, on l'a vu ci-dessus et ce n'est pas fini, il y a la même compulsivité à ce sujet chez les deux hommes. Sade a 48 ans, il fait froidement le bilan, et le coup de blues est manifeste. Les passions ? Le volcan est éteint, il y a même des repentirs explicites. L'amour ? " Un sujet qui m'est devenu étranger ". Les ambitions littéraires ? " J'ai renoncé aux gloires littéraires ". On sait que ça ne va pas durer ! Mais en 1788, oui, il n'a pas percé, et il faudra la " Justine " de 1791 pour se faire. Il faut le dire aussi clairement, aussi simplement, que possible : toute sa vie, Sade a voulu passer à la postérité en tant qu'auteur, il a réussi, mais il faut absolument préciser que ce ne fut pas forcément comme il le voulait. Et puis. Depuis son arrestation en février 1777, ces deux fils sont chez ses beaux parents, qu'il déteste. Sade n'a pas vu ses enfants grandir, il ne les a pas élevé. Il sait parfaitement ce que ça veut dire, il le dit dans sa correspondance, alors dans cet ouvrage, il aura quelques remarques bien amères évoquant ce sujet, sur ce qui le séparera à jamais de ses fils. Il faut lire cet ouvrage : c'est un Sade au repos, authentique, qui parle, et c'est donc très rare.
(à suivre)
- Remarques. Cet ouvrage est bien sûr tout public, mais il écrit en même temps à ses deux fils. Donc ? Sans fard, sans outrance, sans masque, etc., etc., tout ce qui habituellement rend cet homme insaisissable. Toutes celles et ceux qui s'intéressent à lui le savent, je prends l'exemple de Pauvert dans sa biographie, c'est le premier qui me vient à l'esprit, la formulation de la question dit bien la chose : " Mais qu'en est-il de lui ? " Du fond de sa pensée à lui, etc. Les personnages de ses fictions ? Ils disent tout et son contraire avec une rare puissance, jusqu'au vertige, la perte de repères. C'est tout juste si dans les oeuvres reconnues comme indubitables aujourd'hui, on trouve ici ou là, quelques lignes autobiographiques. Les textes publics de la Révolution ? Dans une lettre à son régisseur provençal, à cause de ses talents de plume que tout le monde sollicite, il le reconnait lui-même, l'écrit noir sur blanc : j'ai écris pour tous les partis, sauf les jacobins : je les hais. Au début de la Révolution, il écrit pour les monarchiens (partisans d'une monarchie constitutionnelle) de Stanislas Clermont-Tonnerre (l'épouse de Stanislas est une parente de Sade), à la veille de la Terreur, il s'est lié d'amitié avec Jean-Marie Roland de La Platière, ministre de l'intérieur, girondin. Sa femme sera guillotinée, il se suicide pour éviter le même sort. Les talents de plume de Sade sont appréciés. Et ça peut donc mener au surréalisme, l'exemple le plus fou me paraît celui-ci. Le 29 septembre 1793, Sade s'avance sur la tribune qui surplombe une marée humaine, une foule compacte, silencieuse, solennelle, de plusieurs dizaines de milliers (100 000 ?) de parisiens pour prononcer son " Discours aux mânes de Marat et de Le Peletier ". C'est " beau ", vibrant, lyrique, Charlotte Corday est un monstre vomit par les Enfers, etc., le plumitif a bien compris ce qui était attendu, il est au rendez-vous. Pour Le Peletier, qui a tout de même réformé le Code selon les principes de Beccaria que Sade connaît par coeur, je n'ai rien vu qui permette de savoir ce que Sade pensait du personnage. Pour Marat, c'est différent, très : il le haïssait. Que pense t-il quand il traine Charlotte Corday dans la boue ? Les révolutions, c'est dur, et d'ailleurs tout le monde n'est pas dupe : il est arrêté le 8 décembre. Et l'acte d'accusation de la Terreur, entre deux délires, qui serviront de modèles aux nazis, aux soviets, etc., n'oublie rien : les monarchiens, Roland, etc. Alors, qui est Sade ? Ce n'est pas dans les ouvrages reconnus aujourd'hui qu'on peut l'apprendre. Le mieux, c'est la correspondance, et donc certains des titres que je propose à la sagacité de la communauté avec ces notices. Dans cet ouvrage, il est naturel, parle normalement au lecteur, il dit ce qu'il pense sans détour, en clair, avec cet énergumène, c'est extrêmement rare. On est en 1788, il est parfaitement au fait de la situation du pays, et il donne son avis. Les députés fraichement élus vont bientôt siéger, il écrit une lettre fictive à l'un d'eux, le félicite de son élection, et lui dit ce qu'on attend d'eux, et cela rejoint les préoccupations de la majorité des français. L'espoir est grand. Sous Louis XV et XVI, la noblesse, l'aristocratie, ont fait échouer tous les projets de réformes, et c'est même pour forcer sa noblesse que Louis XVI en première intention convoque les Etats Généraux, qui lui glisseront entre les doigts. On sait que la noblesse refuse de payer l'impôt, Sade dans cet ouvrage dit qu'il est pour cette mesure. Et on sait que Sade a toujours été pour ces réformateurs que ces deux rois congédiaient même si c'était en louant leurs qualités et en leur faisant des excuses !! On a donc un livre simple, mais de ce point de vue, " Mais qu'en est-il de lui ? ", " Qui est Sade ? ", il n'en est pas moins très précieux, rare, fait exception. Donc, jusqu'à maintenant, personne n'a jamais entendu parler des " drouilles " de Donatien Sade, pourquoi ? Il répond lui-même à cette question dans ce livre, Lettre XV, page 124. Ses " drouilles " ne sont pas connues, pour une foule de raisons, et dans le lot, il y a donc expressément la volonté de Sade. A propos des grands auteurs, il suggère carrément qu'il faudrait bruler leurs productions les plus faiblardes, un auteur devrait le faire lui-même. Sade, faute de pouvoir détruire ses mauvaises productions déjà dûment imprimées, n'en parlera jamais. Sade raille Restif de La Bretonne en disant qu'il dort avec une presse au pied de son lit, là, c'est l'hôpital qui se fout de la charité, on l'a vu ci-dessus et ce n'est pas fini, il y a la même compulsivité à ce sujet chez les deux hommes. Sade a 48 ans, il fait froidement le bilan, et le coup de blues est manifeste. Les passions ? Le volcan est éteint, il y a même des repentirs explicites. L'amour ? " Un sujet qui m'est devenu étranger ". Les ambitions littéraires ? " J'ai renoncé aux gloires littéraires ". On sait que ça ne va pas durer ! Mais en 1788, oui, il n'a pas percé, et il faudra la " Justine " de 1791 pour se faire. Il faut le dire aussi clairement, aussi simplement, que possible : toute sa vie, Sade a voulu passer à la postérité en tant qu'auteur, il a réussi, mais il faut absolument préciser que ce ne fut pas forcément comme il le voulait. Et puis. Depuis son arrestation en février 1777, ces deux fils sont chez ses beaux parents, qu'il déteste. Sade n'a pas vu ses enfants grandir, il ne les a pas élevé. Il sait parfaitement ce que ça veut dire, il le dit dans sa correspondance, alors dans cet ouvrage, il aura quelques remarques bien amères évoquant ce sujet, sur ce qui le séparera à jamais de ses fils. Il faut lire cet ouvrage : c'est un Sade au repos, authentique, qui parle, et c'est donc très rare.
(à suivre)
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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Re: Sur l'oeuvre
- Page de titre de l'édition originale (et très certainement unique !) : " Vie et amours d'un pauvre diable. Tome Premier. " And found / Already known what he for news had thought / To have reported. Paradise Loft. BOOK VI [John Milton]. A GENEVE, Et se trouve A PARIS, Chez J. Hilaire, Libraire, rue Hautefeuille, N°5, au coin de celle Poupée. 1788 ". 2 volumes, avec portrait de l'auteur en frontispice : " Vie du pauvre diable ", 236 pages, et " Amours du pauvre diable ", 272 pages, de la page 253 à la page 272, on trouve un " Apperçu [sic] sur les peintures et sculptures, Qui ont été exposées au Salon du Louvre, en l'an 1787. Veni, vedi ... scripti ".
- Dans le " Journal de Paris " du 17 mars 1788, page 340 (pagination courant sur l'année), on trouve dans la rubrique " Livres divers " : " Vie et Amours d'un pauvre Diable, avec son portrait. 2 vol. in 12. brochés. A PARIS, chez J. Hilaire, Libr., rue Hautefeuille, N°5, au coin de celle Poupée. "
- Remarques. A propos du portrait. En bas à droite de celui-ci on peut lire " Trejan f.t " (" f.t "pour " fecit ", " a fait "), je n'ai pas réussi à trouver un graveur de ce nom. En bas à droite du portrait, on peut lire : " F....... Sa. ". A titre personnel, je lis " F[rançois] Sa[de] ", c'est le troisième prénom de Sade, et une indication dans le texte invite à cette lecture : il trouve judicieux de dire qu'il a reçu un extrait de baptême, etc. Tout au long de l'ouvrage, il va régulièrement renvoyer à ce portrait. Même avec l'Apperçu en fin du deuxième volume, il y revient irrésistiblement, c'est une farce pour attirer l'attention sur le portrait. Ce n'est qu'un frontispice, gravé sur bois, en noir et blanc, petit format, et pourtant je suis bien certain qu'il détrônera le Van Loo qui ressemble à une nature morte. Que le Clandestin des Lumières refasse surface avec son portrait, c'est un excellent début ! Je suis extrêmement fier de rendre à Sade sa tête ! L'objectif principal de cet ouvrage est l'impression de ce portrait. Il ne faut pas l'oublier en le lisant, il est incroyablement gai, primesautier, alors que ça fait 11 ans qu'il est enfermé et qu'il ne sait toujours pas quand il sortira. Dans une note de l'Apperçu, en bas de page 271 de la deuxième partie, on lit : " Si, comme je l'espère, mon Opusculine, me fait un nom dans le monde : je promets ma figure à Madame Le Brun, pour le prochain Salon : " Il n'est point de Serpent, ni de Monstre odieux, / Qui par l'Art imité, ne puisse plaire aux yeux " ! En matière de portrait de Sade, la situation est celle-ci. On dispose de la copie d'un Van Loo classiquement considéré comme " portrait supposé ". A contrario, on sait de façon absolument catégorique que Sade s'est fait faire le portrait par Van Loo et que Mlle Rousset, une amie du couple, qui avait, comme on dit, un très très joli coup de crayon, avait fait une copie de ce portrait par Van Loo et que cette copie a été envoyée au prisonnier. Elle a fait aussi le portrait du professeur de guitare de la marquise. Ce portrait aussi a été envoyé au prisonnier, mais lors de l'épisode délirant de jalousie qui saisit Sade à partir de la mi-1781, le portrait du professeur est couvert d'injures, lardé de coups de canif, et ce faisant Sade s'est blessé, il y a des tâches de sang sur ce dessin. Pour commencer, ça serait bien de pouvoir comparer ces deux dessins, la copie du Van Loo, par on ne sait qui, et le portrait du professeur, par Mlle Rousset. Le " portrait supposé ", la copie du Van Loo (qui n'est pas de façon assurée le dessin de Mlle Rousset), est la propriété d'un collectionneur français qui accepte de le montrer. Le portrait du professeur de guitare est dans une autre collection privée qui ne collabore pas avec la recherche. Il serait intéressant de comparer avec des moyens modernes la copie du Van Loo et ce portrait en frontispice. Cela étant dit à propos de ce portrait, c'est d'abord en vertu de la lecture de ce texte que je l'attribue sans hésiter à Sade.
Première partie. " Vie du pauvre diable ". Précédemment, avec " Lettres d'un vieillard à un jeune homme qui entre dans le monde, 1788 ", on prend congé d'un Sade lucide, il a fait le bilan, et c'est morose. Mais là, on a donc un Sade en très grande forme, bondissant, j'ai dit pourquoi, et c'est communicatif. C'est scandaleusement bâclé, mais tellement enlevé que la lecture est réjouissante ! Tout l'intérêt, en plus du portrait, est autobiographique. Si on lit avec attention, on voit très bien qu'il s'adresse à la postérité, aux futurs lecteurs. On pourrait se demander si Sade ne se moque pas du lecteur, sauf qu'il répond lui-même à cette question, et c'est oui, explicitement, à plusieurs reprises, mais c'est aussi instaurer un dialogue ! Il est énormément question d'une certaine " Sophie ". C'est son premier amour, elle avait 18 ans, lui 16. Dans la lettre XXXIV de la seconde partie on apprend que la marquise était au courant de cette histoire. Au début du manuscrit des " Infortunes de la vertu " (dont la trame, stylistiquement tout autrement traitée et considérablement augmentée, servira à la " Justine " de 1791), pour nommer " l'héroïne ", il hésite entre " Justine "et " Sophie ", ensuite il opte pour Justine, l'un des jeunes couples martyrs des " 120 Journées " se nomme Céladon et Sophie, et présentement l'un des chapitres est titré " Céladonisme ". Dans " Aline et Valcour ", une des victimes principales (la principale ?) se nomme Sophie, elle est partout dans son oeuvre, après 1791, mais aussi dans pratiquement tous les titres dont j'ai parlé ci-dessus. Un auteur de l'époque remarque très justement qu'il y a dans la littérature française autant de " Sophie " que de pavés dans les rues parisiennes. La " Sophie " de Sade a existé, mais le plus probable est que ce n'est pas son vrai prénom. Ce premier amour a été sans suite d'où le chapitre titré " Céladonisme ", page 47, " Jamais je n'eus le courage de pousser mes témérités plus loin ", et c'est très probablement à cause de cela qu'il s'en souviendra jusqu'à sa mort, même si c'est pour en rire dans le cas présent (" le temps, ce grand médecin "). A contrario, dans l'oeuvre de Sade, un autre prénom féminin, après Sophie en terme d'occurrences, revient énormément, c'est Adelaïde. Et cette fois, on trouve une Adélaïde dans la biographie de Sade. De son entrée au collège à son départ pour la Guerre de Sept Ans (de sa onzième à sa dix-huitième année), le jeune Sade passe ses vacances chez madame de Longeville ou encore chez madame de Raimond, des amies de son père. Dans la société de ses deux femmes qui se connaissent et se fréquentent, on trouve une habituée, faute de mieux, Mademoiselle Adelaïde. Sade se confie à elle par exemple quand le jour du départ est venu, qu'il faut quitter madame de Longeville ou de Raimond. Il se souviendra toute sa vie de Mmes de Longeville et de Raimond, mères de substitution manifestes, qu'il appelait " maman ". Emprisonné, il demande à la marquise de ne pas l'informer, au cas échéant, du décès d'une de ses femmes.
Deuxième partie. " Amours du pauvre diable ". Le contraste avec la première est aigu : Sade recycle, compile, des vieilles lettres. Dans ces lettres, tous ceux qui s'intéressent à Sade le reconnaîtront. Et il est donc le premier à imprimer des lettres de Sade ! Et on peut les dater au premier coup d'oeil : elles datent de l'épouvantable épisode de jalousie qui l'affecte à partir de 1781. Ces lettres sont adressés à la marquise mais il ne les a jamais envoyées, il les a encore pour écrire ce livre. On savait que lors de cet épisode il avait dépassé les bornes, on le voit encore plus ici, on est en droite ligne et au delà de ce qu'on connaissait déjà. Il s'est défoulé, a cédé au délire, en les écrivant, mais a trouvé la force de ne pas les expédier, ou, autre hypothèse, plus probable, on sait textuellement que c'est arrivé lors de cette période, l'administration pénitentiaire refuse de transmettre, et pour une fois on est d'accord. Même si épisodiquement il en prend conscience, il délire. Il finit par écrire : " Mon coeur n'aimera plus, mais il ne sera plus dévoré par la jalousie. Je ne serai plus aimé mais on ne me trompera plus ". On a beaucoup glosé sur la sexualité de Sade, et dès le moment où elle est criminelle, on a le droit. Depuis que je m'intéresse à lui, j'ai toujours dit clairement qu'à ce sujet j'aurais été le premier à le coffrer. Mais on oublie trop souvent que Sade n'a rien à apprendre de personne en matière d'Amour fou et de jalousie.
Quelques morceaux choisis.
- Les errata donnent le ton : " Pages 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, etc. solécisme et barbarisme, et quelques fois l'un et l'autre, semés ça et là dans le courant des lignes; nonobstant et sans préjudice à mille autres négligences heureuses, dont cet Ouvrage est lardé : et le tout ... pour rire ".
- Pages 13/14 : " Il m'a tenu parole; et c'est une justice que mon coeur se plaît à lui rendre, à la face de ceux qui me lisent ... et qui me liront ". Sade sait très bien qu'il est LE tricard de son siècle, depuis très longtemps, il n'oublie jamais la postérité.
- Page 17 : " Le mois d'Octobre arrive : c'est l'heureux mois des semestres; c'est celui où les chemins sont farcis d'Officiers et de soldats qui vont revoir leurs Dieux domestiques ". C'est la guerre, et le temps de prendre les quartiers d'hiver (c'est lors d'un quartier d'hiver, mais près du champ de batailles, que Descartes accouche du cogito). Beaucoup de soldats se retrouvent permissionnaires. Cette pause dans les conflits n'est pas faite pour ménager les hommes. C'est un problème logistique insurmontable qui concerne la nourriture des chevaux. Aux belles saisons, on peut les faire pâturer n'importe où, en hiver, il faudrait acheminer des quantités prodigieuses de fourrages. Sade a fait les six campagnes de la Guerre de Sept Ans.
- Page 38. Apparition de Sophie, elle a 18 ans, plus loin on apprend que Sade a alors 16 ans et demi : " Sa peau était blanche comme la barbe d'un Patriarche, polie comme le cuir sur lequel je repasse mon rasoir, douce comme les crottes de chèvres du Confiseur de la rue des Lombards; ... " Le dit confiseur est on ne peut plus réel, Sade s'y fournit, via la marquise, alors qu'il est à la Bastille.
- Page 43 : " Ah ! je ne puis m'empêcher de soupirer en revoyant les premières rimes et les premières mesures dont je suis accouché en l'an .... ô Lecteur ! tu vois le trouble où me jette encore un souvenir trop cher; tu vois, par tes propres yeux, que je commence à ne plus savoir ce que j'écris ". A la suite, il retranscrit sa " Romance ", la première strophe est accompagnée de la musique notée.
- Page 57, Sophie excédée par l'inaction, le céladonisme, de son soupirant, lui colle une paire de soufflets, page 60/61, on lit : " Qu'on m'explique, si l'on peut, une bizarrerie que je ne puis concevoir : c'est que le jour où je fus si bien souffleté, est un de ceux que je me rappelle avec le plus de plaisir; c'est que, depuis ce jour, je n'ai pas goûté, auprès d'aucune femme, la centième partie des délices que j'éprouvai dans la scène que je viens de rapporter ".
- Page 75, note en bas de page : " Si l'on n'a jeté qu'un coup d'oeil superficiel sur mon excellente figure; ou, qui pis est, si l'on n'y a pas fait attention : Mesdames et Messieurs, vous êtes priés de suspendre votre lecture, et d'admirer cette tête caractéristique, digne de fixer vos regards ".
- Page 76 : " En effet, qu'est-ce que le monde ? C'est un théâtre ... ". Métaphore qui accompagne Sade toute sa vie.
- Page 97, le chapitre XII commence ainsi : " Respirez un moment, mon Lecteur, et prenez une prise de tabac. En attendant, je vais tailler ma plume, pour commencer un nouveau Chapitre : Chapitre, que, peut-être, vous trouverez longuet, ainsi que mes Chapitres précédents. Mais, je vous demande de la patience, de la persévérance, de l'indulgence; c'est bien la moindre chose que vous puissiez m'accorder, pour le loyer de la peine que je prends de vous dévider le fil de ma vie. Oh ! direz-vous, je n'ai pas de patience, pas d'indulgence, pas de persévérance : en ce cas, cette brochure n'est pas votre fait et ce n'est pas pour vous que je l'ai brochée. Je crois vous entendre. - Hé ! Scribler [sic pour scribouillard] ! qui nous rendra l'argent que ton barbouillage nous a coûté ? - A quoi j'ai l'honneur de vous répondre : votre Majesté; ce ne sera, ni moi, ni le vénérablissime Boniface [sobriquet pour l'imprimeur]. Toutefois, vous pouvez vous venger, et ma vie est entre vos mains. Faites-en des papillotes, des cornets à tabac, des cerfs-volants, des ..... tout ce qu'il vous plaira ".
- Page 108 : " Dieu merci ! des maisons entassées sur les ponts, ne choqueront plus mes regards, n'intercepteront plus la circulation de l'air dont nos poumons ont absolument besoin ". Quand Sade écrit cela, ça fait longtemps qu'on sait que Sade n'aime pas les maisons sur les ponts, il l'a déjà dit, il n'est pas le seul, c'est un marronnier urbanistique. De fait, c'est Louis XVI qui prendra la décision de les supprimer. Et si on fait attention, on comprend que c'est un prisonnier qui écrit cela. Les ponts débarrassés, il les verra, quand il sortira.
- Page 120, Sade place la maxime " O temps, O moeurs ". C'est peut-être un clin d'oeil au critique qui avait accablé " Le comte de Saint Méran ... " Ce critique qui prétend citer un personnage de ce roman place dans la bouche de celui-ci cette maxime en latin. Sauf qu'elle n'est pas dans le texte. Ce que Sade relève, entre autres, quand il réagit à cette critique dans sa préface à la " Suite du comte ... "
- Page 140 : " Ce Pamphlet n'a qu'un mérite, je le répète encore, et ce mérite n'est pas mince : c'est celui d'être l'organe de la franchise. Il est vrai pour la forme, vrai pour le fond, vrai pour les détails ".
- Pages 190/191/192 : " Ouvrage [celui là même] qui, s'il est ennuyeux à lire, l'est encore davantage à ... - A quoi ? - Parbleu ! à écrire. Et me direz-vous ! Pourquoi venez-vous grossir la légion des barbouilleurs, dont Paris fourmille ? Quels sont vos desseins ? Quel est votre but ? ... - Enfin, vous avez eu des raisons pour lâcher ce Pamphlet. - Oui. Cependant, comme ces raisons sont très confuses dans ma tête, comme je ferais de vains efforts pour les débrouiller; permettez que je ne vous apprenne pas ce que j'ignore ". Bien sûr, il n'en est rien. Sade fait le bouffon, mais c'est un très vieux routier de la clandestinité, il peut en même temps être sérieux.
- Page 197 : " Cependant, je ne puis passer sous silence, non la plus originale, non la plus charmante, non la plus saillante, non la plus admirable, non la plus folichonne de toutes mes mésaventures; mais bien une des plus poignantes que j'ai essuyées dans ma vie ". Ça sera dans la deuxième partie, " Amours d'un pauvre diable ", et cette épreuve, c'est l'enfer de la jalousie.
- Page 214, à la fin de la " Vie du pauvre diable ", on projette de le marier, conseil de sa mère : " La mère de cette jeune personne [la future mariée]; comme toutes les femmes sur le retour, a la manie d'être caressée; caressez cette maman outre mesure ". Je rappelle ma position sur cette " grande " question : Sade avait-il, oui ou non, également séduit sa belle-mère ? Pour moi cette question ne se pose pas.
- Page 225, à la fin d'une note : " ..., lequel [un groupe de danseurs] se souciait aussi peu de violer les lois de la cadence, que moi je m'embarrasse de toutes les critiques qui s'en vont fondre sur ma triste brochure, aux premiers pas qu'elle va faire dans le monde. En effet, enveloppé dans le manteau de mon obscurité, je pourrai rire sous cape, de l'improbation, des menaces, du courroux de mes très chers frères, et de mes très aimables soeurs; c'est à dire, des humains et des humaines qui résident ou qui résideront sur notre globe gnico-aquatico-aerostatico-terrestre ".
- Page 235, l'ouvrage est émaillé de nombreuses chansonnettes, poèmes, originaux, dans l'un d'eux, il n'oublie pas d'épingler les jésuites et leurs " manières " : " Je regrette mon jeune âge. / Ah ! que n'ai-je fait usage / Des salutaires leçons, De la ruche de Catons; / Laquelle, avec privilège, Catonnait dans mon Collège ! "
- Page 253 de la 2° partie, sous le titre de l'aperçu, on trouve : " Veni, vidi ... scripti ". Après la " Justine " de 1791, premier imprimé officiel pour la doxa actuellement en vigueur, Sade, qui a 51 ans, sera vite qualifié de plumitif. On était loin du compte. Et pourtant, parmi tous ceux qui se sont penchés sur Sade au XX° siècle, Maurice Blanchot conclut, un peu seul, mais très bien : " La folie propre de Sade c'est d'écrire ". Je suis d'accord.
- Page 254 de la 2° partie, " Avis du libraire " à l'aperçu : " Cet Apperçu aurait paru dans le temps que le Salon [de 1787] était encore ouvert, si nous n'avions sagement fait appercevoir au Pauvre Diable, que son Apperçu [portrait] courait risque de n'être point apperçu des Amateurs; à travers la foule des Apperçus, qui, naguère, sur cet objet, obscurcissaient l'atmosphère épais sous lequel nous vivons ... bien ou mal ".
- Pages 258/259. Dans cet aperçu, Sade commente quelques sculpture, toiles, du Salon de 1787, il peut le faire sans difficulté, pendant le Salon, la presse s'en fait largement l'écho, est le lieu de nombreux débats, etc. Commentaire au tableau " Cassandre enlevé par Ajax, lève les mains au Ciel, et implore le secours de Minerve " : " Ajax est nud comme ma main, quand je n'ai pas de gand; et d'un. Il montre son gros derrière à la Vestale de Monsieur Houdon [un autre tableau]; deux. Il enlève la fille du Roi Priam; quel rapt ! trois. Bien qu'il soit in naturabilis, il a son casque au lieu d'avoir son bonnet de nuit : c'est d'un ridicule achevé; quatre, etc. "
- Page 267. Sur la toile " L'Amiral de Coligny en impose à ses assassins " : " Quelques éplucheurs ont prétendu que Coligny paraissait ne pas être d'a-plomb sur ses jambes. Si jamais ces Messieurs se trouvaient dans une situation pareille à celle de cet Amiral : nous sommes persuadés qu'ils seraient fort mal plantés sur les leurs ".
(à suivre)
P.S. Demande d'aide.
hks,
Te serait-il possible d'aller chercher la copie du portrait de Sade par Van Loo et de le placer à gauche, Sade est plus jeune, du frontispice ? Tu peux le trouver sur l'article que Wikipédia consacre à Sade, par exemple.
- Dans le " Journal de Paris " du 17 mars 1788, page 340 (pagination courant sur l'année), on trouve dans la rubrique " Livres divers " : " Vie et Amours d'un pauvre Diable, avec son portrait. 2 vol. in 12. brochés. A PARIS, chez J. Hilaire, Libr., rue Hautefeuille, N°5, au coin de celle Poupée. "
- Remarques. A propos du portrait. En bas à droite de celui-ci on peut lire " Trejan f.t " (" f.t "pour " fecit ", " a fait "), je n'ai pas réussi à trouver un graveur de ce nom. En bas à droite du portrait, on peut lire : " F....... Sa. ". A titre personnel, je lis " F[rançois] Sa[de] ", c'est le troisième prénom de Sade, et une indication dans le texte invite à cette lecture : il trouve judicieux de dire qu'il a reçu un extrait de baptême, etc. Tout au long de l'ouvrage, il va régulièrement renvoyer à ce portrait. Même avec l'Apperçu en fin du deuxième volume, il y revient irrésistiblement, c'est une farce pour attirer l'attention sur le portrait. Ce n'est qu'un frontispice, gravé sur bois, en noir et blanc, petit format, et pourtant je suis bien certain qu'il détrônera le Van Loo qui ressemble à une nature morte. Que le Clandestin des Lumières refasse surface avec son portrait, c'est un excellent début ! Je suis extrêmement fier de rendre à Sade sa tête ! L'objectif principal de cet ouvrage est l'impression de ce portrait. Il ne faut pas l'oublier en le lisant, il est incroyablement gai, primesautier, alors que ça fait 11 ans qu'il est enfermé et qu'il ne sait toujours pas quand il sortira. Dans une note de l'Apperçu, en bas de page 271 de la deuxième partie, on lit : " Si, comme je l'espère, mon Opusculine, me fait un nom dans le monde : je promets ma figure à Madame Le Brun, pour le prochain Salon : " Il n'est point de Serpent, ni de Monstre odieux, / Qui par l'Art imité, ne puisse plaire aux yeux " ! En matière de portrait de Sade, la situation est celle-ci. On dispose de la copie d'un Van Loo classiquement considéré comme " portrait supposé ". A contrario, on sait de façon absolument catégorique que Sade s'est fait faire le portrait par Van Loo et que Mlle Rousset, une amie du couple, qui avait, comme on dit, un très très joli coup de crayon, avait fait une copie de ce portrait par Van Loo et que cette copie a été envoyée au prisonnier. Elle a fait aussi le portrait du professeur de guitare de la marquise. Ce portrait aussi a été envoyé au prisonnier, mais lors de l'épisode délirant de jalousie qui saisit Sade à partir de la mi-1781, le portrait du professeur est couvert d'injures, lardé de coups de canif, et ce faisant Sade s'est blessé, il y a des tâches de sang sur ce dessin. Pour commencer, ça serait bien de pouvoir comparer ces deux dessins, la copie du Van Loo, par on ne sait qui, et le portrait du professeur, par Mlle Rousset. Le " portrait supposé ", la copie du Van Loo (qui n'est pas de façon assurée le dessin de Mlle Rousset), est la propriété d'un collectionneur français qui accepte de le montrer. Le portrait du professeur de guitare est dans une autre collection privée qui ne collabore pas avec la recherche. Il serait intéressant de comparer avec des moyens modernes la copie du Van Loo et ce portrait en frontispice. Cela étant dit à propos de ce portrait, c'est d'abord en vertu de la lecture de ce texte que je l'attribue sans hésiter à Sade.
Première partie. " Vie du pauvre diable ". Précédemment, avec " Lettres d'un vieillard à un jeune homme qui entre dans le monde, 1788 ", on prend congé d'un Sade lucide, il a fait le bilan, et c'est morose. Mais là, on a donc un Sade en très grande forme, bondissant, j'ai dit pourquoi, et c'est communicatif. C'est scandaleusement bâclé, mais tellement enlevé que la lecture est réjouissante ! Tout l'intérêt, en plus du portrait, est autobiographique. Si on lit avec attention, on voit très bien qu'il s'adresse à la postérité, aux futurs lecteurs. On pourrait se demander si Sade ne se moque pas du lecteur, sauf qu'il répond lui-même à cette question, et c'est oui, explicitement, à plusieurs reprises, mais c'est aussi instaurer un dialogue ! Il est énormément question d'une certaine " Sophie ". C'est son premier amour, elle avait 18 ans, lui 16. Dans la lettre XXXIV de la seconde partie on apprend que la marquise était au courant de cette histoire. Au début du manuscrit des " Infortunes de la vertu " (dont la trame, stylistiquement tout autrement traitée et considérablement augmentée, servira à la " Justine " de 1791), pour nommer " l'héroïne ", il hésite entre " Justine "et " Sophie ", ensuite il opte pour Justine, l'un des jeunes couples martyrs des " 120 Journées " se nomme Céladon et Sophie, et présentement l'un des chapitres est titré " Céladonisme ". Dans " Aline et Valcour ", une des victimes principales (la principale ?) se nomme Sophie, elle est partout dans son oeuvre, après 1791, mais aussi dans pratiquement tous les titres dont j'ai parlé ci-dessus. Un auteur de l'époque remarque très justement qu'il y a dans la littérature française autant de " Sophie " que de pavés dans les rues parisiennes. La " Sophie " de Sade a existé, mais le plus probable est que ce n'est pas son vrai prénom. Ce premier amour a été sans suite d'où le chapitre titré " Céladonisme ", page 47, " Jamais je n'eus le courage de pousser mes témérités plus loin ", et c'est très probablement à cause de cela qu'il s'en souviendra jusqu'à sa mort, même si c'est pour en rire dans le cas présent (" le temps, ce grand médecin "). A contrario, dans l'oeuvre de Sade, un autre prénom féminin, après Sophie en terme d'occurrences, revient énormément, c'est Adelaïde. Et cette fois, on trouve une Adélaïde dans la biographie de Sade. De son entrée au collège à son départ pour la Guerre de Sept Ans (de sa onzième à sa dix-huitième année), le jeune Sade passe ses vacances chez madame de Longeville ou encore chez madame de Raimond, des amies de son père. Dans la société de ses deux femmes qui se connaissent et se fréquentent, on trouve une habituée, faute de mieux, Mademoiselle Adelaïde. Sade se confie à elle par exemple quand le jour du départ est venu, qu'il faut quitter madame de Longeville ou de Raimond. Il se souviendra toute sa vie de Mmes de Longeville et de Raimond, mères de substitution manifestes, qu'il appelait " maman ". Emprisonné, il demande à la marquise de ne pas l'informer, au cas échéant, du décès d'une de ses femmes.
Deuxième partie. " Amours du pauvre diable ". Le contraste avec la première est aigu : Sade recycle, compile, des vieilles lettres. Dans ces lettres, tous ceux qui s'intéressent à Sade le reconnaîtront. Et il est donc le premier à imprimer des lettres de Sade ! Et on peut les dater au premier coup d'oeil : elles datent de l'épouvantable épisode de jalousie qui l'affecte à partir de 1781. Ces lettres sont adressés à la marquise mais il ne les a jamais envoyées, il les a encore pour écrire ce livre. On savait que lors de cet épisode il avait dépassé les bornes, on le voit encore plus ici, on est en droite ligne et au delà de ce qu'on connaissait déjà. Il s'est défoulé, a cédé au délire, en les écrivant, mais a trouvé la force de ne pas les expédier, ou, autre hypothèse, plus probable, on sait textuellement que c'est arrivé lors de cette période, l'administration pénitentiaire refuse de transmettre, et pour une fois on est d'accord. Même si épisodiquement il en prend conscience, il délire. Il finit par écrire : " Mon coeur n'aimera plus, mais il ne sera plus dévoré par la jalousie. Je ne serai plus aimé mais on ne me trompera plus ". On a beaucoup glosé sur la sexualité de Sade, et dès le moment où elle est criminelle, on a le droit. Depuis que je m'intéresse à lui, j'ai toujours dit clairement qu'à ce sujet j'aurais été le premier à le coffrer. Mais on oublie trop souvent que Sade n'a rien à apprendre de personne en matière d'Amour fou et de jalousie.
Quelques morceaux choisis.
- Les errata donnent le ton : " Pages 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, etc. solécisme et barbarisme, et quelques fois l'un et l'autre, semés ça et là dans le courant des lignes; nonobstant et sans préjudice à mille autres négligences heureuses, dont cet Ouvrage est lardé : et le tout ... pour rire ".
- Pages 13/14 : " Il m'a tenu parole; et c'est une justice que mon coeur se plaît à lui rendre, à la face de ceux qui me lisent ... et qui me liront ". Sade sait très bien qu'il est LE tricard de son siècle, depuis très longtemps, il n'oublie jamais la postérité.
- Page 17 : " Le mois d'Octobre arrive : c'est l'heureux mois des semestres; c'est celui où les chemins sont farcis d'Officiers et de soldats qui vont revoir leurs Dieux domestiques ". C'est la guerre, et le temps de prendre les quartiers d'hiver (c'est lors d'un quartier d'hiver, mais près du champ de batailles, que Descartes accouche du cogito). Beaucoup de soldats se retrouvent permissionnaires. Cette pause dans les conflits n'est pas faite pour ménager les hommes. C'est un problème logistique insurmontable qui concerne la nourriture des chevaux. Aux belles saisons, on peut les faire pâturer n'importe où, en hiver, il faudrait acheminer des quantités prodigieuses de fourrages. Sade a fait les six campagnes de la Guerre de Sept Ans.
- Page 38. Apparition de Sophie, elle a 18 ans, plus loin on apprend que Sade a alors 16 ans et demi : " Sa peau était blanche comme la barbe d'un Patriarche, polie comme le cuir sur lequel je repasse mon rasoir, douce comme les crottes de chèvres du Confiseur de la rue des Lombards; ... " Le dit confiseur est on ne peut plus réel, Sade s'y fournit, via la marquise, alors qu'il est à la Bastille.
- Page 43 : " Ah ! je ne puis m'empêcher de soupirer en revoyant les premières rimes et les premières mesures dont je suis accouché en l'an .... ô Lecteur ! tu vois le trouble où me jette encore un souvenir trop cher; tu vois, par tes propres yeux, que je commence à ne plus savoir ce que j'écris ". A la suite, il retranscrit sa " Romance ", la première strophe est accompagnée de la musique notée.
- Page 57, Sophie excédée par l'inaction, le céladonisme, de son soupirant, lui colle une paire de soufflets, page 60/61, on lit : " Qu'on m'explique, si l'on peut, une bizarrerie que je ne puis concevoir : c'est que le jour où je fus si bien souffleté, est un de ceux que je me rappelle avec le plus de plaisir; c'est que, depuis ce jour, je n'ai pas goûté, auprès d'aucune femme, la centième partie des délices que j'éprouvai dans la scène que je viens de rapporter ".
- Page 75, note en bas de page : " Si l'on n'a jeté qu'un coup d'oeil superficiel sur mon excellente figure; ou, qui pis est, si l'on n'y a pas fait attention : Mesdames et Messieurs, vous êtes priés de suspendre votre lecture, et d'admirer cette tête caractéristique, digne de fixer vos regards ".
- Page 76 : " En effet, qu'est-ce que le monde ? C'est un théâtre ... ". Métaphore qui accompagne Sade toute sa vie.
- Page 97, le chapitre XII commence ainsi : " Respirez un moment, mon Lecteur, et prenez une prise de tabac. En attendant, je vais tailler ma plume, pour commencer un nouveau Chapitre : Chapitre, que, peut-être, vous trouverez longuet, ainsi que mes Chapitres précédents. Mais, je vous demande de la patience, de la persévérance, de l'indulgence; c'est bien la moindre chose que vous puissiez m'accorder, pour le loyer de la peine que je prends de vous dévider le fil de ma vie. Oh ! direz-vous, je n'ai pas de patience, pas d'indulgence, pas de persévérance : en ce cas, cette brochure n'est pas votre fait et ce n'est pas pour vous que je l'ai brochée. Je crois vous entendre. - Hé ! Scribler [sic pour scribouillard] ! qui nous rendra l'argent que ton barbouillage nous a coûté ? - A quoi j'ai l'honneur de vous répondre : votre Majesté; ce ne sera, ni moi, ni le vénérablissime Boniface [sobriquet pour l'imprimeur]. Toutefois, vous pouvez vous venger, et ma vie est entre vos mains. Faites-en des papillotes, des cornets à tabac, des cerfs-volants, des ..... tout ce qu'il vous plaira ".
- Page 108 : " Dieu merci ! des maisons entassées sur les ponts, ne choqueront plus mes regards, n'intercepteront plus la circulation de l'air dont nos poumons ont absolument besoin ". Quand Sade écrit cela, ça fait longtemps qu'on sait que Sade n'aime pas les maisons sur les ponts, il l'a déjà dit, il n'est pas le seul, c'est un marronnier urbanistique. De fait, c'est Louis XVI qui prendra la décision de les supprimer. Et si on fait attention, on comprend que c'est un prisonnier qui écrit cela. Les ponts débarrassés, il les verra, quand il sortira.
- Page 120, Sade place la maxime " O temps, O moeurs ". C'est peut-être un clin d'oeil au critique qui avait accablé " Le comte de Saint Méran ... " Ce critique qui prétend citer un personnage de ce roman place dans la bouche de celui-ci cette maxime en latin. Sauf qu'elle n'est pas dans le texte. Ce que Sade relève, entre autres, quand il réagit à cette critique dans sa préface à la " Suite du comte ... "
- Page 140 : " Ce Pamphlet n'a qu'un mérite, je le répète encore, et ce mérite n'est pas mince : c'est celui d'être l'organe de la franchise. Il est vrai pour la forme, vrai pour le fond, vrai pour les détails ".
- Pages 190/191/192 : " Ouvrage [celui là même] qui, s'il est ennuyeux à lire, l'est encore davantage à ... - A quoi ? - Parbleu ! à écrire. Et me direz-vous ! Pourquoi venez-vous grossir la légion des barbouilleurs, dont Paris fourmille ? Quels sont vos desseins ? Quel est votre but ? ... - Enfin, vous avez eu des raisons pour lâcher ce Pamphlet. - Oui. Cependant, comme ces raisons sont très confuses dans ma tête, comme je ferais de vains efforts pour les débrouiller; permettez que je ne vous apprenne pas ce que j'ignore ". Bien sûr, il n'en est rien. Sade fait le bouffon, mais c'est un très vieux routier de la clandestinité, il peut en même temps être sérieux.
- Page 197 : " Cependant, je ne puis passer sous silence, non la plus originale, non la plus charmante, non la plus saillante, non la plus admirable, non la plus folichonne de toutes mes mésaventures; mais bien une des plus poignantes que j'ai essuyées dans ma vie ". Ça sera dans la deuxième partie, " Amours d'un pauvre diable ", et cette épreuve, c'est l'enfer de la jalousie.
- Page 214, à la fin de la " Vie du pauvre diable ", on projette de le marier, conseil de sa mère : " La mère de cette jeune personne [la future mariée]; comme toutes les femmes sur le retour, a la manie d'être caressée; caressez cette maman outre mesure ". Je rappelle ma position sur cette " grande " question : Sade avait-il, oui ou non, également séduit sa belle-mère ? Pour moi cette question ne se pose pas.
- Page 225, à la fin d'une note : " ..., lequel [un groupe de danseurs] se souciait aussi peu de violer les lois de la cadence, que moi je m'embarrasse de toutes les critiques qui s'en vont fondre sur ma triste brochure, aux premiers pas qu'elle va faire dans le monde. En effet, enveloppé dans le manteau de mon obscurité, je pourrai rire sous cape, de l'improbation, des menaces, du courroux de mes très chers frères, et de mes très aimables soeurs; c'est à dire, des humains et des humaines qui résident ou qui résideront sur notre globe gnico-aquatico-aerostatico-terrestre ".
- Page 235, l'ouvrage est émaillé de nombreuses chansonnettes, poèmes, originaux, dans l'un d'eux, il n'oublie pas d'épingler les jésuites et leurs " manières " : " Je regrette mon jeune âge. / Ah ! que n'ai-je fait usage / Des salutaires leçons, De la ruche de Catons; / Laquelle, avec privilège, Catonnait dans mon Collège ! "
- Page 253 de la 2° partie, sous le titre de l'aperçu, on trouve : " Veni, vidi ... scripti ". Après la " Justine " de 1791, premier imprimé officiel pour la doxa actuellement en vigueur, Sade, qui a 51 ans, sera vite qualifié de plumitif. On était loin du compte. Et pourtant, parmi tous ceux qui se sont penchés sur Sade au XX° siècle, Maurice Blanchot conclut, un peu seul, mais très bien : " La folie propre de Sade c'est d'écrire ". Je suis d'accord.
- Page 254 de la 2° partie, " Avis du libraire " à l'aperçu : " Cet Apperçu aurait paru dans le temps que le Salon [de 1787] était encore ouvert, si nous n'avions sagement fait appercevoir au Pauvre Diable, que son Apperçu [portrait] courait risque de n'être point apperçu des Amateurs; à travers la foule des Apperçus, qui, naguère, sur cet objet, obscurcissaient l'atmosphère épais sous lequel nous vivons ... bien ou mal ".
- Pages 258/259. Dans cet aperçu, Sade commente quelques sculpture, toiles, du Salon de 1787, il peut le faire sans difficulté, pendant le Salon, la presse s'en fait largement l'écho, est le lieu de nombreux débats, etc. Commentaire au tableau " Cassandre enlevé par Ajax, lève les mains au Ciel, et implore le secours de Minerve " : " Ajax est nud comme ma main, quand je n'ai pas de gand; et d'un. Il montre son gros derrière à la Vestale de Monsieur Houdon [un autre tableau]; deux. Il enlève la fille du Roi Priam; quel rapt ! trois. Bien qu'il soit in naturabilis, il a son casque au lieu d'avoir son bonnet de nuit : c'est d'un ridicule achevé; quatre, etc. "
- Page 267. Sur la toile " L'Amiral de Coligny en impose à ses assassins " : " Quelques éplucheurs ont prétendu que Coligny paraissait ne pas être d'a-plomb sur ses jambes. Si jamais ces Messieurs se trouvaient dans une situation pareille à celle de cet Amiral : nous sommes persuadés qu'ils seraient fort mal plantés sur les leurs ".
(à suivre)
P.S. Demande d'aide.
hks,
Te serait-il possible d'aller chercher la copie du portrait de Sade par Van Loo et de le placer à gauche, Sade est plus jeune, du frontispice ? Tu peux le trouver sur l'article que Wikipédia consacre à Sade, par exemple.
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" Tout Étant produit par moi m'est donné (c'est son statut philosophique), a priori, et il est Mien (cogito, conscience de Soi, libéré du Poêle) ". " Savoir guérit, forge. Et détruit tout ce qui doit l'être ", ou, équivalents, " Tout l'Inadvertancier constitutif doit disparaître ", " Le progrès, c'est la liquidation du Sujet empirique, notoirement névrotique, par la connaissance ". " Il faut régresser et recommencer, en conscience ". Moi.
C'est à pas de colombes que les Déesses s'avancent.
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