Qu'est-ce que la critique ?
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Pierre Rivière
Vargas
Bergame
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Qu'est-ce que la critique ?
Ca fait quelques temps que j'ai cette question quelque part dans un coin du crane, et je n'ai pas trouvé de réponse, peut-être en aurez-vous une. Je m'interroge sur les différentes modalités d'élaboration d'une théorie critique.
Pour tenter de me faire comprendre, je vais prendre deux exemples que je connais pas trop mal peut-être, Habermas et Bourdieu.
Chez Bourdieu, pour le dire simplement, "tout est noir" : Le monde social n'est que lutte, qui a non seulement pour enjeu le pouvoir, mais de là, la capacité de manipuler les règles de la compétition à son propre profit, les relations sociales les plus "douces" ne sont qu'euphémisation des rapports de force sous le masque de la violence symbolique, et plus elles apparaissent douces, plus la violence symbolique est efficace, les conduites des acteurs sont déterminées par des dispositions acquises qui s'incarnent dans le corps et qui fondent la pratique sociale, le langage est une structure structurante qui impose des formes à la pensée, bref, il n'y a pas de point de vue, il n'y a pas d'angle à partir duquel les hommes, j'entends les "dominés", pourraient ne serait-ce que prendre conscience de leur condition -si misérable pourtant, si l'on en croit Bourdieu.
Habermas, au contraire -qui a manifestement été tôt sensibilisé à ce problème théorétique par l'exemple de ses ainés francfortois- prend grand soin de bien distinguer dans sa théorie, deux choses : D'un côté, les systèmes, l'économie, l'Etat, des sphères de l'activité rationnelle dans laquelle les individus sont des pions ou des engrenages, stabilisés par l'idéologie, euphémisés par les discours de légitimation, etc. ; de l'autre, le monde vécu, le monde des relations humaines pour le dire simplement, d'où l'individu peut se tenir pour adresser à ce monde des systèmes un regard "désenchanté", éventuellement prendre conscience, et tenir un discours émancipateur.
C'est-à-dire que chez Habermas, il y a une possibilité pour l'individu de "faire un pas de côté", adopter une position d'observateur sur le monde social. Ce qui n'est pas possible chez Bourdieu, car l'individu, l'agent, est considéré comme production de ce même monde social, jusque dans ses catégories cognitives ; il est toujours socialement déterminé .
Par conséquent, un Habermas critiquerait Bourdieu ainsi : Est-ce que cette théorie n'aboutit pas précisément à ce qu'elle souhaiterait combattre ? Est-ce qu'elle ne présente pas un monde social dans lequel rien n'est possible, et par conséquent, ne conduit-elle pas à la résignation et à l'apathie ?
Et bien sûr, Bourdieu est très conscient de cette critique. Il y répond de manière tout à fait intéressante, il dit : Prendre conscience de la détermination sociale, dans toute son ampleur, c'est sans doute la seule véritable manière de devenir libre, et c'est sans doute la seule véritable possibilité d'émancipation. En revanche, Bourdieu critiquera Habermas pour son idéalisme. En euphémisant ce que serait véritablement le monde social, et en préconisant une méthode qui, en fait, serait inaccessible aux hommes ordinaires -tous ceux qui ne sont pas un professeur de philosophie/sociologie renommé et en particulier, tous ceux qui ne disposent pas du capital culturel pour, ne serait-ce que, réaliser le "pas de côté"- Habermas propose une théorie qui s'interdit d'emblée tout prolongement pratique.
Sur cette base, j'élabore quelques réflexions. A condition de prendre au sérieux ce qu'ils annoncent, et de partir du principe que tous deux visent effectivement une théorie critique de la société, une théorie émancipatoire, on dira qu'ils diffèrent simplement dans leur appréciation de l'efficace. Leur opposition exprimerait alors une attitude différenciée vis-à-vis de la théorie.
Habermas semble considérer qu'une théorie est efficace si :
a) Elle pose un constat valide sur la société actuelle.
b) Elle élabore un projet alternatif de société.
c) Elle propose une méthode pour réaliser ce projet.
Il me semble qu'on est là dans une perspective très rationaliste de la conduite humaine.
Bourdieu me semble réfléchir autrement, il compte plutôt sur une réaction psychologique, en l'occurence, de révolte : Dépeindre le monde social comme une prison, pour peu que le tableau soit suffisamment réaliste, ne peut que donner envie de s'en émanciper.
Il me semble d'ailleurs que c'est typiquement marxiste, comme schéma. Je crois le retrouver également, donc, chez Adorno-Horkheimer ou chez Foucault -peut-être d'autres. Tandis que Marx disait à peu près que l'évolution vers une société sans classes était inéluctable, je me demande si les marxistes n'ont pas découvert que la véritable efficacité d'une théorie déterministe, c'était justement qu'elle incitait à l'émancipation.
Il y a aussi, toutefois, que les deux postures vis-à-vis du monde social sont différentes. Habermas est dans une position défensive, il s'agit pour lui de résister à la "colonisation du monde vécu par les systèmes", et donc, de défendre ou du moins, d'élargir une démocratie conçu comme existante.
Bourdieu, les marxistes, sont dans une position offensive, transformatrice, qui part du principe que la démocratie réelle reste à faire. Leur attente vis-à-vis de la théorie est donc plus élevée : Elle doit arracher au sommeil dogmatique, déchirer le voile qui recouvre la réalité du monde social.
Est-ce que ces réflexions vous évoquent quelque chose, et en particulier, j'aimerais demander si vous les avez déjà rencontrées chez un auteur ou un autre. Je cherche en particulier comment je pourrais qualifier, nommer, ces deux approches théoriques. Enfin, est-ce que vous verriez également d'autres schémas de construction d'une théorie critique ?
Pour tenter de me faire comprendre, je vais prendre deux exemples que je connais pas trop mal peut-être, Habermas et Bourdieu.
Chez Bourdieu, pour le dire simplement, "tout est noir" : Le monde social n'est que lutte, qui a non seulement pour enjeu le pouvoir, mais de là, la capacité de manipuler les règles de la compétition à son propre profit, les relations sociales les plus "douces" ne sont qu'euphémisation des rapports de force sous le masque de la violence symbolique, et plus elles apparaissent douces, plus la violence symbolique est efficace, les conduites des acteurs sont déterminées par des dispositions acquises qui s'incarnent dans le corps et qui fondent la pratique sociale, le langage est une structure structurante qui impose des formes à la pensée, bref, il n'y a pas de point de vue, il n'y a pas d'angle à partir duquel les hommes, j'entends les "dominés", pourraient ne serait-ce que prendre conscience de leur condition -si misérable pourtant, si l'on en croit Bourdieu.
Habermas, au contraire -qui a manifestement été tôt sensibilisé à ce problème théorétique par l'exemple de ses ainés francfortois- prend grand soin de bien distinguer dans sa théorie, deux choses : D'un côté, les systèmes, l'économie, l'Etat, des sphères de l'activité rationnelle dans laquelle les individus sont des pions ou des engrenages, stabilisés par l'idéologie, euphémisés par les discours de légitimation, etc. ; de l'autre, le monde vécu, le monde des relations humaines pour le dire simplement, d'où l'individu peut se tenir pour adresser à ce monde des systèmes un regard "désenchanté", éventuellement prendre conscience, et tenir un discours émancipateur.
C'est-à-dire que chez Habermas, il y a une possibilité pour l'individu de "faire un pas de côté", adopter une position d'observateur sur le monde social. Ce qui n'est pas possible chez Bourdieu, car l'individu, l'agent, est considéré comme production de ce même monde social, jusque dans ses catégories cognitives ; il est toujours socialement déterminé .
Par conséquent, un Habermas critiquerait Bourdieu ainsi : Est-ce que cette théorie n'aboutit pas précisément à ce qu'elle souhaiterait combattre ? Est-ce qu'elle ne présente pas un monde social dans lequel rien n'est possible, et par conséquent, ne conduit-elle pas à la résignation et à l'apathie ?
Et bien sûr, Bourdieu est très conscient de cette critique. Il y répond de manière tout à fait intéressante, il dit : Prendre conscience de la détermination sociale, dans toute son ampleur, c'est sans doute la seule véritable manière de devenir libre, et c'est sans doute la seule véritable possibilité d'émancipation. En revanche, Bourdieu critiquera Habermas pour son idéalisme. En euphémisant ce que serait véritablement le monde social, et en préconisant une méthode qui, en fait, serait inaccessible aux hommes ordinaires -tous ceux qui ne sont pas un professeur de philosophie/sociologie renommé et en particulier, tous ceux qui ne disposent pas du capital culturel pour, ne serait-ce que, réaliser le "pas de côté"- Habermas propose une théorie qui s'interdit d'emblée tout prolongement pratique.
Sur cette base, j'élabore quelques réflexions. A condition de prendre au sérieux ce qu'ils annoncent, et de partir du principe que tous deux visent effectivement une théorie critique de la société, une théorie émancipatoire, on dira qu'ils diffèrent simplement dans leur appréciation de l'efficace. Leur opposition exprimerait alors une attitude différenciée vis-à-vis de la théorie.
Habermas semble considérer qu'une théorie est efficace si :
a) Elle pose un constat valide sur la société actuelle.
b) Elle élabore un projet alternatif de société.
c) Elle propose une méthode pour réaliser ce projet.
Il me semble qu'on est là dans une perspective très rationaliste de la conduite humaine.
Bourdieu me semble réfléchir autrement, il compte plutôt sur une réaction psychologique, en l'occurence, de révolte : Dépeindre le monde social comme une prison, pour peu que le tableau soit suffisamment réaliste, ne peut que donner envie de s'en émanciper.
Il me semble d'ailleurs que c'est typiquement marxiste, comme schéma. Je crois le retrouver également, donc, chez Adorno-Horkheimer ou chez Foucault -peut-être d'autres. Tandis que Marx disait à peu près que l'évolution vers une société sans classes était inéluctable, je me demande si les marxistes n'ont pas découvert que la véritable efficacité d'une théorie déterministe, c'était justement qu'elle incitait à l'émancipation.
Il y a aussi, toutefois, que les deux postures vis-à-vis du monde social sont différentes. Habermas est dans une position défensive, il s'agit pour lui de résister à la "colonisation du monde vécu par les systèmes", et donc, de défendre ou du moins, d'élargir une démocratie conçu comme existante.
Bourdieu, les marxistes, sont dans une position offensive, transformatrice, qui part du principe que la démocratie réelle reste à faire. Leur attente vis-à-vis de la théorie est donc plus élevée : Elle doit arracher au sommeil dogmatique, déchirer le voile qui recouvre la réalité du monde social.
Est-ce que ces réflexions vous évoquent quelque chose, et en particulier, j'aimerais demander si vous les avez déjà rencontrées chez un auteur ou un autre. Je cherche en particulier comment je pourrais qualifier, nommer, ces deux approches théoriques. Enfin, est-ce que vous verriez également d'autres schémas de construction d'une théorie critique ?
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...que vont charmant masques et bergamasques...
Bergame- Persona
- Nombre de messages : 5358
Date d'inscription : 03/09/2007
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Ah ! Pas facile :)
Au fond, ce qui t'intéresse de soulever là-dedans, ce serait l'implication dans la critique, ce que la critique exige de soi pour être posée ?
Pour ma part, j'ai posé une sécession profonde sur le sujet :
d'abord, l'esprit de critique au sens positif du terme.
Vouloir posez les bonnes questions, puisqu'elles sont plus intéressantes que les réponses dans un 1er temps.
Ensuite viendraient 2 attitudes :
1) C'est le second temps, celui qui fournit de nouveaux outils (projet de société alternatif pour Habermas), qui est fondamental.
On vient "ajouter" au réel, et le temps de la critique est celui de la discussion sur.
J'ai trouvé cette attitude chez un auteur comme Ricoeur qui m'a donné l'image d'un penseur qui se doit de savoir attendre son tour.
Il faut le voir dans une émission radio être d'une patience infinie avec un sagouin comme Finkielkraut...
Et on retrouve cela dans la méthode de composition de ses recherches.
Creuser, creuser dans les anciens textes, dans les faits antiques en ayant toujours en tête ce que cela peut éclairer dans l'actuel.
2) S'il y a critique il y a action, amélioration possible et donc changement profond.
On prend la valeur de ce qui ne colle pas, on se met à croire qu'il y a autre chose. Et cet autre chose s'oppose forcément à des blocages profonds aujourd'hui.
Dès lors, critiquer, c'est faire la part des choses (séparer le bon grain de...), mais aussi révéler ce qui demeure enfoui, passé sous silence, interdit.
Dès lors, si c'est bien par la critique que ce constat a pu émerger chez soi, c'est bien que le dialogue envers (la contrariété héraclitéenne) est une voie pour agir.
On fait un retour sur sa propre critique, en la saisissant comme telle : un chemin d'action.
C'est une attitude que je retrouve chez Camus.
On a toujours le temps de "comprendre" ce qu'on critique.
Mais une critique, en tant que partage d'un enjeu à communiquer, demande à s'inscrire et à se consumer dans son temps
Au fond, on sent bien que dans les 2 cas, on a à faire aux mêmes critiques, mais qu'il y a un retour sur le "quoi en faire ensuite" qui amène à le poursuivre différemment, et donc à en changer les moyens, à commencer par son langage.
Au fond, ce qui t'intéresse de soulever là-dedans, ce serait l'implication dans la critique, ce que la critique exige de soi pour être posée ?
Pour ma part, j'ai posé une sécession profonde sur le sujet :
d'abord, l'esprit de critique au sens positif du terme.
Vouloir posez les bonnes questions, puisqu'elles sont plus intéressantes que les réponses dans un 1er temps.
Ensuite viendraient 2 attitudes :
1) C'est le second temps, celui qui fournit de nouveaux outils (projet de société alternatif pour Habermas), qui est fondamental.
On vient "ajouter" au réel, et le temps de la critique est celui de la discussion sur.
J'ai trouvé cette attitude chez un auteur comme Ricoeur qui m'a donné l'image d'un penseur qui se doit de savoir attendre son tour.
Il faut le voir dans une émission radio être d'une patience infinie avec un sagouin comme Finkielkraut...
Et on retrouve cela dans la méthode de composition de ses recherches.
Creuser, creuser dans les anciens textes, dans les faits antiques en ayant toujours en tête ce que cela peut éclairer dans l'actuel.
2) S'il y a critique il y a action, amélioration possible et donc changement profond.
On prend la valeur de ce qui ne colle pas, on se met à croire qu'il y a autre chose. Et cet autre chose s'oppose forcément à des blocages profonds aujourd'hui.
Dès lors, critiquer, c'est faire la part des choses (séparer le bon grain de...), mais aussi révéler ce qui demeure enfoui, passé sous silence, interdit.
Dès lors, si c'est bien par la critique que ce constat a pu émerger chez soi, c'est bien que le dialogue envers (la contrariété héraclitéenne) est une voie pour agir.
On fait un retour sur sa propre critique, en la saisissant comme telle : un chemin d'action.
C'est une attitude que je retrouve chez Camus.
On a toujours le temps de "comprendre" ce qu'on critique.
Mais une critique, en tant que partage d'un enjeu à communiquer, demande à s'inscrire et à se consumer dans son temps
Au fond, on sent bien que dans les 2 cas, on a à faire aux mêmes critiques, mais qu'il y a un retour sur le "quoi en faire ensuite" qui amène à le poursuivre différemment, et donc à en changer les moyens, à commencer par son langage.
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L'effet dévore la cause, la fin en a absorbé le moyen.
Paul Valéry, Poésie et pensées abstraites
(cité par Herbert Marcuse, in L'homme unidimensionnel)
hks : On le sait bien, une fois que un tel est parti (faché) on se retrouve seuls comme des imbéciles.
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Si on éclairci le concept de critique à partir de son précédent historique, Kant, on apercevra que la critique délimite des frontières. En ce sens, je rejoins Vargas qui mentionne qu'il s'agit de séparer le bon grain du mauvais grain. Pourtant, l'attitude de Bourdieu me semble autre. Je mentionne tout d'abord que je n'ai presque rien lu de Bourdieu et de Habermas et que je me base sur ce que Bergame en a écrit.
Bourdieu dépeint une attitude de révolte, d'où la ressemblance avec le marxisme et ses courants alternatifs.
Harbemas me semble se situer dans une sphère où le dialogue peut construire à partir de l'état présent des choses, un meilleur état. De ce que je connais de Habermas, on ne retrouve pas la négation déterminée d'un Adorno, pour qui la seule possibilité de liberté était d'utiliser les contradictions interne d'une société pour s'élever au-dela d'elle et s'en libérer pour voir des possibilités autres. Il ne s'agit pas de faire un pas de côté pour observer le monde social, à partir de la sociologie dirions-nous, mais plutôt, à la manière Hégélienne, de rendre l'esprit conscient de lui-même, ou de faire passer l'en-soi au pour-soi afin de réaliser une synthèse en-soi-pour-soi.
La situation du "sujet" est celle d'un mirroir qui est le reflet de, dans ce cas ci, sa société. Ainsi, il se saisit lui-même à partir du reflet, comme fonction d'un état social antérieur qui le détermine et l'objet social fait donc ressembler le sujet à ce que la société est. Dès lors, l'action transfiguratrice serait celle d'Alice, c'est-à-dire d'une reprise désaliénante de l'objet (la société) aliéné. Depuis l'origine, un double mouvement s'est opéré: d'abord on pose un objet qui se veut un reflet de nous-mêmes (nos valeurs, etcetera) (c'est la phase de création de la société actuelle), puis on s'identifie à cet objet comme étant nous-même et on devient son reflet (aliénation présente). La reprise créatrice d'une société aliénée est l'alternative possible. Il faut se distancer de la société en question par le passage à travers son propre néant. D'où l'attitude de révolte inexistante dans une posture purement intellectuelle et discursive de "critique", comme le critique d'art ou de littérature qui se croit au-delà de l'oeuvre pour se donner le droit de la juger, mais dont l'attitude est entièrement fausse et illusoire. La révolte vient d'un rejet entier et global de la société en question. Ce qui est le seul moyen d'une émancipation créatrice, c'est-à-dire d'une émancipation posant la possibilité d'une reprise créatrice du monde social. Ce passage à travers son propre néant est la destruction, ou déstructuration, de tous les appareils déterminants qui sont inculqués au sujet à l'esprit faible (souvent en bas âge).
La critique va se saisir de certains lieux de la société pour y appliquer son travail dévoilant-reconstruisant. Elle se saisit de lieux problématique dans une société pour y proposer des solutions et des alternatives dans le cadre de l'évolution de cette société même. Autrement dit, le critique travaille pour la société afin de prévoir les incohérences de celle-ci et lui peut-être aussi lui faire voir les solutions. Le critique fait donc un travail bénéfique à la normalisation de la société en augmentant sa cohérence, et en diminuant donc les possibilités d'éveil face au désastre social présent. Il s'agit, pour le critique, de réparer les détails brisés afin de masquer la médiocrité de la construction du tout.
Il en va différemment pour la révolte (qui n'est que la première phase d'une attitude plus vaste). Il ne s'agit pas simplement d'un travail de critique de la société, mais d'un rejet complet de celle-ci afin de pouvoir oeuvrer sur une matière plus noble: soi. L'attitude de révolte telle que je la définis ouvre la possibilité de changer l'homme ayant fait la société à son image et dont la société perpétue l'image dans des répliques toujours plus mécanisés et mortes. Il faut bien plus se changer soi-même à partir de l'auto-destruction radicale dans l'expérience de son propre néant, afin de pouvoir revenir dans la société en étant en-soi et pour-soi l'esprit que nous sommes, c'est-à-dire en ayant activer les facultés créatrices les plus élevées de ce que nous sommes essentiellement: esprit incarné dans la matière. La révolte est donc une véritable possibilité de révolution (au sens d'un bouleversement; pas d'une saisie jacobine de l'état) en ce qu'elle permet de recréer la manifestation sociale de notre environnement (de ce qui nous environne) à l'image d'un état de l'être plus élevé. À nouveau, c'est l'image du miroir, mais du miroir inversé cette fois-ci. C'est un miroir qui s'est exploré lui-même en passant de l'autre côté du miroir (donc de l'en-soi par rapport à la manifestation, au reflet) pour devenir maître de sa propre image, de sa propre réflection afin de transformer la société en une manifestation, en un reflet, d'un être supérieur qui n'est plus la copie s'étant multipliée indéfiniment en se faisant le reflet d'un objet mort; donc en étant un reflet de plus en plus choséifié, de plus inerte et passif.
La différence entre la critique et la révolte est radicale. Le critique s'illusionne une position de semi-supériorité par rapport à l'objet critiqué afin de s'accorder le droit moral afin de juger celle-ci. Pourtant, il ne travaille encore que pour elle car il est un de ses éclaireurs détectant les problèmes à venir et qu'elle devra surmonter afin de perpétuer sa forme présente.
Le révolté nie complètement correspondre à cette société car il ne voit plus en elle son image. C'est un objet autre, aliéné, grossièrement passif, mort. Il s'est déjà ouvert à lui-même la possibilité de se dépasser lui-même afin de dévoiler un meilleur reflet, une meilleure manifestation de soi. Pourtant, l'adversité de cet objet mort est un poids lourd qui terrasse les moins vaillants. Malgré cela, seul l'individu intérieurement différencié de cette société a la force et la capacité de la reprendre en lui comme une matière morte et inerte et lui imposer une forme supérieure.
Voilà! C'est tout!
Bourdieu dépeint une attitude de révolte, d'où la ressemblance avec le marxisme et ses courants alternatifs.
Harbemas me semble se situer dans une sphère où le dialogue peut construire à partir de l'état présent des choses, un meilleur état. De ce que je connais de Habermas, on ne retrouve pas la négation déterminée d'un Adorno, pour qui la seule possibilité de liberté était d'utiliser les contradictions interne d'une société pour s'élever au-dela d'elle et s'en libérer pour voir des possibilités autres. Il ne s'agit pas de faire un pas de côté pour observer le monde social, à partir de la sociologie dirions-nous, mais plutôt, à la manière Hégélienne, de rendre l'esprit conscient de lui-même, ou de faire passer l'en-soi au pour-soi afin de réaliser une synthèse en-soi-pour-soi.
La situation du "sujet" est celle d'un mirroir qui est le reflet de, dans ce cas ci, sa société. Ainsi, il se saisit lui-même à partir du reflet, comme fonction d'un état social antérieur qui le détermine et l'objet social fait donc ressembler le sujet à ce que la société est. Dès lors, l'action transfiguratrice serait celle d'Alice, c'est-à-dire d'une reprise désaliénante de l'objet (la société) aliéné. Depuis l'origine, un double mouvement s'est opéré: d'abord on pose un objet qui se veut un reflet de nous-mêmes (nos valeurs, etcetera) (c'est la phase de création de la société actuelle), puis on s'identifie à cet objet comme étant nous-même et on devient son reflet (aliénation présente). La reprise créatrice d'une société aliénée est l'alternative possible. Il faut se distancer de la société en question par le passage à travers son propre néant. D'où l'attitude de révolte inexistante dans une posture purement intellectuelle et discursive de "critique", comme le critique d'art ou de littérature qui se croit au-delà de l'oeuvre pour se donner le droit de la juger, mais dont l'attitude est entièrement fausse et illusoire. La révolte vient d'un rejet entier et global de la société en question. Ce qui est le seul moyen d'une émancipation créatrice, c'est-à-dire d'une émancipation posant la possibilité d'une reprise créatrice du monde social. Ce passage à travers son propre néant est la destruction, ou déstructuration, de tous les appareils déterminants qui sont inculqués au sujet à l'esprit faible (souvent en bas âge).
La critique va se saisir de certains lieux de la société pour y appliquer son travail dévoilant-reconstruisant. Elle se saisit de lieux problématique dans une société pour y proposer des solutions et des alternatives dans le cadre de l'évolution de cette société même. Autrement dit, le critique travaille pour la société afin de prévoir les incohérences de celle-ci et lui peut-être aussi lui faire voir les solutions. Le critique fait donc un travail bénéfique à la normalisation de la société en augmentant sa cohérence, et en diminuant donc les possibilités d'éveil face au désastre social présent. Il s'agit, pour le critique, de réparer les détails brisés afin de masquer la médiocrité de la construction du tout.
Il en va différemment pour la révolte (qui n'est que la première phase d'une attitude plus vaste). Il ne s'agit pas simplement d'un travail de critique de la société, mais d'un rejet complet de celle-ci afin de pouvoir oeuvrer sur une matière plus noble: soi. L'attitude de révolte telle que je la définis ouvre la possibilité de changer l'homme ayant fait la société à son image et dont la société perpétue l'image dans des répliques toujours plus mécanisés et mortes. Il faut bien plus se changer soi-même à partir de l'auto-destruction radicale dans l'expérience de son propre néant, afin de pouvoir revenir dans la société en étant en-soi et pour-soi l'esprit que nous sommes, c'est-à-dire en ayant activer les facultés créatrices les plus élevées de ce que nous sommes essentiellement: esprit incarné dans la matière. La révolte est donc une véritable possibilité de révolution (au sens d'un bouleversement; pas d'une saisie jacobine de l'état) en ce qu'elle permet de recréer la manifestation sociale de notre environnement (de ce qui nous environne) à l'image d'un état de l'être plus élevé. À nouveau, c'est l'image du miroir, mais du miroir inversé cette fois-ci. C'est un miroir qui s'est exploré lui-même en passant de l'autre côté du miroir (donc de l'en-soi par rapport à la manifestation, au reflet) pour devenir maître de sa propre image, de sa propre réflection afin de transformer la société en une manifestation, en un reflet, d'un être supérieur qui n'est plus la copie s'étant multipliée indéfiniment en se faisant le reflet d'un objet mort; donc en étant un reflet de plus en plus choséifié, de plus inerte et passif.
La différence entre la critique et la révolte est radicale. Le critique s'illusionne une position de semi-supériorité par rapport à l'objet critiqué afin de s'accorder le droit moral afin de juger celle-ci. Pourtant, il ne travaille encore que pour elle car il est un de ses éclaireurs détectant les problèmes à venir et qu'elle devra surmonter afin de perpétuer sa forme présente.
Le révolté nie complètement correspondre à cette société car il ne voit plus en elle son image. C'est un objet autre, aliéné, grossièrement passif, mort. Il s'est déjà ouvert à lui-même la possibilité de se dépasser lui-même afin de dévoiler un meilleur reflet, une meilleure manifestation de soi. Pourtant, l'adversité de cet objet mort est un poids lourd qui terrasse les moins vaillants. Malgré cela, seul l'individu intérieurement différencié de cette société a la force et la capacité de la reprendre en lui comme une matière morte et inerte et lui imposer une forme supérieure.
Voilà! C'est tout!
Pierre Rivière- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 150
Date d'inscription : 24/09/2007
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Chez Bourdieu, pour le dire simplement, "tout est noir" : Le monde social n'est que lutte, qui a non seulement pour enjeu le pouvoir, mais de là, la capacité de manipuler les règles de la compétition à son propre profit, les relations sociales les plus "douces" ne sont qu'euphémisation des rapports de force sous le masque de la violence symbolique, et plus elles apparaissent douces, plus la violence symbolique est efficace, les conduites des acteurs sont déterminées par des dispositions acquises qui s'incarnent dans le corps et qui fondent la pratique sociale, le langage est une structure structurante qui impose des formes à la pensée, bref, il n'y a pas de point de vue, il n'y a pas d'angle à partir duquel les hommes, j'entends les "dominés", pourraient ne serait-ce que prendre conscience de leur condition -si misérable pourtant, si l'on en croit Bourdieu.
Habermas, au contraire -qui a manifestement été tôt sensibilisé à ce problème théorétique par l'exemple de ses ainés francfortois- prend grand soin de bien distinguer dans sa théorie, deux choses : D'un côté, les systèmes, l'économie, l'Etat, des sphères de l'activité rationnelle dans laquelle les individus sont des pions ou des engrenages, stabilisés par l'idéologie, euphémisés par les discours de légitimation, etc. ; de l'autre, le monde vécu, le monde des relations humaines pour le dire simplement, d'où l'individu peut se tenir pour adresser à ce monde des systèmes un regard "désenchanté", éventuellement prendre conscience, et tenir un discours émancipateur.
C'est-à-dire que chez Habermas, il y a une possibilité pour l'individu de "faire un pas de côté", adopter une position d'observateur sur le monde social. Ce qui n'est pas possible chez Bourdieu, car l'individu, l'agent, est considéré comme production de ce même monde social, jusque dans ses catégories cognitives ; il est toujours socialement déterminé .
Question bien difficile. Je n'en retiens qu'un aspect :
La question du "pas de côté", n'est-ce pas finalement, autrement dit, la question de la scientificité?
Or sur ce point, je dirais que si Habermas adopte une position de sociologue critique, je rangerais volontiers dans les positivistes (non seulement pour des raisons nationalistes - le match France-Allemagne n'est pas que dans le foot -, mais au sens où Comte dit "science, d'où prévoyance, prévoyance d'où action"). Bourdieu, on ne peut pas dire que ce soit le programme fort de la sociologie de la science qui l'étouffe, si je puis me permettre. On reste quand même dans le bon vieil optismisme scientiste de l'avant-dernier siècle, non?
Courtial- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 2030
Date d'inscription : 03/07/2008
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Le premier message de ce fil m'a semblé emblématique d'une question mais
je n'arrivais pas à la formuler ; en survolant les réponses (honte à moi
qui ne m'immerge), j'ai cru distinguer une trame paradoxale dont l'axe
contradictoire est lié au théorème de Gödel.
Gödel démontre qu'un système logique ne peut se fonder lui-même (si je
me souviens bien, et j'entends cela de la sorte : ), ce qui signifie
par extension qu'un système ne peut se com- prendre.
Je partage l'avis de Pierre : les questions des méthodes et engagements
subséquents d'Habermas et Bourdieu sont de même différence que celles
entre la critique et la révolte, mais elles me semblent, de ce que j'en
lis ici, trop proches que pour appartenir l'une et l'autre à des
registres aussi différents. Entre les écrits de Kant et Le manifeste
du parti Coco, le thème n'est pas commun, ni la finalité : ils ne
regardent pas dans la même direction. Alors que c'est ce que me
sembent faire Bourdieu et Habermas, puisqu'ils sont tous les deux du
registre de la sociologie (ok, je ne les ai lu ni l'un ni l'autre, ça
va).
Néanmoins, je crois que la distinction que tu fais, Bergame, se
retrouve plus simplement dans la distinction : Explication /
Implication.
Habermas a un objet auquel il est externe, le socius, qu'il analyse et
appréhende en spécialiste distant. Il l'explique. Bourdieu se
constitue en sujet du la société, qu'il analyse et appréhende en sujet
participant. Il l'implique.
Habermas postule qu'il peut se positionner de manière objective, là où
Bourdieu affirme qu'il ne peut pas : ici intervient Gödel.
Etrangement, je trouve que la position de Bourdieu est la plus
légitime. Comment, en effet, parler du champ social sans admettre y
être impliqué, comment prétendre connaître la société sans prétendre y
participer ? Des longs débats fastidieux dit 'de la poule ou de
l'oeuf' autour de la préexistence du champ social génératif de
l'individu jusque aux critiques faites à l'anthropologie pour son
ethnocentrisme, il me semble qu'il ressort tout au moins l'importance
de la question de l'implication lorsque l'on parle de sociétés.
Même s'il est certain que l'explication rassure sur la possibilité du
point de vue, je m'interroge et me questionne lorsqu'il s'agit de
rentrer dans ce jeu de rôle certes gratifiant - celui d'expert en
société. La complaisance rassurante de l'extériorité est liée à
l'intemporel de la théorie, au devoir d'impartialité (qui a bon dos, hein), mais cette
complaisance m'apparait comme refuge dès lors que l'humanité est niée
dans ses aspects vitaux, et que les théories chantent la mort et la
souffrance, les mensonges.
Comment, en effet, débattre de l'horreur connue et reconnue, sans s'élever contre ?
je n'arrivais pas à la formuler ; en survolant les réponses (honte à moi
qui ne m'immerge), j'ai cru distinguer une trame paradoxale dont l'axe
contradictoire est lié au théorème de Gödel.
Gödel démontre qu'un système logique ne peut se fonder lui-même (si je
me souviens bien, et j'entends cela de la sorte : ), ce qui signifie
par extension qu'un système ne peut se com- prendre.
Je partage l'avis de Pierre : les questions des méthodes et engagements
subséquents d'Habermas et Bourdieu sont de même différence que celles
entre la critique et la révolte, mais elles me semblent, de ce que j'en
lis ici, trop proches que pour appartenir l'une et l'autre à des
registres aussi différents. Entre les écrits de Kant et Le manifeste
du parti Coco, le thème n'est pas commun, ni la finalité : ils ne
regardent pas dans la même direction. Alors que c'est ce que me
sembent faire Bourdieu et Habermas, puisqu'ils sont tous les deux du
registre de la sociologie (ok, je ne les ai lu ni l'un ni l'autre, ça
va).
Néanmoins, je crois que la distinction que tu fais, Bergame, se
retrouve plus simplement dans la distinction : Explication /
Implication.
Habermas a un objet auquel il est externe, le socius, qu'il analyse et
appréhende en spécialiste distant. Il l'explique. Bourdieu se
constitue en sujet du la société, qu'il analyse et appréhende en sujet
participant. Il l'implique.
Habermas postule qu'il peut se positionner de manière objective, là où
Bourdieu affirme qu'il ne peut pas : ici intervient Gödel.
Etrangement, je trouve que la position de Bourdieu est la plus
légitime. Comment, en effet, parler du champ social sans admettre y
être impliqué, comment prétendre connaître la société sans prétendre y
participer ? Des longs débats fastidieux dit 'de la poule ou de
l'oeuf' autour de la préexistence du champ social génératif de
l'individu jusque aux critiques faites à l'anthropologie pour son
ethnocentrisme, il me semble qu'il ressort tout au moins l'importance
de la question de l'implication lorsque l'on parle de sociétés.
Même s'il est certain que l'explication rassure sur la possibilité du
point de vue, je m'interroge et me questionne lorsqu'il s'agit de
rentrer dans ce jeu de rôle certes gratifiant - celui d'expert en
société. La complaisance rassurante de l'extériorité est liée à
l'intemporel de la théorie, au devoir d'impartialité (qui a bon dos, hein), mais cette
complaisance m'apparait comme refuge dès lors que l'humanité est niée
dans ses aspects vitaux, et que les théories chantent la mort et la
souffrance, les mensonges.
Comment, en effet, débattre de l'horreur connue et reconnue, sans s'élever contre ?
Ed Auld- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 10
Date d'inscription : 01/06/2009
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Dites-moi, chers amis, quelles réponses !
Je mets de côté pour l'instant la remarque de Courtial, qui me semblerait presque mériter une autre discussion -et que je ne suis pas bien sûr, par ailleurs, de comprendre, d'ailleurs : Qu'entends-tu par "sociologie de la science" ? Si tu entends "sociologie de la connaissance", il me semble qu'on considère que Bourdieu est plutôt un tenant du programme fort, à la Durkheim, pour faire simple, ce que d'aucuns appellent, le sociologisme (bah !) (oui, faut rajouter "bah" après, comme pour "psychologisme" :langue: sinon, on comprend pas que c'est pas bien).
Mais est-ce que tu veux dire que la démarche de Habermas, pour faire simple, serait une démarche à visée scientifique, et celle de Bourdieu une démarche plus... politique, ou engagée ?
Je vais essayer de synthétiser très maladroitement les autres interventions. Me trompai-je si je lis qu'elles distinguent bien deux méthodes critiques, l'une qu'on pourrait appeler "rationaliste", et l'autre "dialectique" ? Avec, disons-le, des usages différents, le premier sans doute plutôt réformateur, le second révolutionnaire.
Mais il y a un point qui me gêne, dans la tienne, Joseph (Pierre Rivière). Je lis avec attention ce que tu écris, et je crois repérer les deux moments qui correspondent précisément à ma question, et restent également en blanc dans ton texte (je crois) :
Une des questions que je me posais, c'est en effet précisément celle-ci : Qu'est-ce qu'il se joue dans les moments (1) et (2) ? Qu'est-ce qu'une "action transfiguratrice" ? Comment on passe de l'aliénation à une "reprise créatrice" et "désaliénante" ? Je pense que tu/vous as/avez raison, il se passe quelque chose au niveau de l'action. Mais n'est-il pas envisageable que la "reprise désaliénante" soit impossible ? Et plus grande est l'aliénation, plus difficile est la transfiguration, non ? Partir du principe que l'aliénation ne conduit pas nécessairement à la révolte, mais aussi, éventuellement, à l'apathie, me semble inciter à se demander "comment ça se passe", et singulièrement, qu'est-ce qu'il faut pour que ça se passe dans un sens ou dans un autre ?
Je pense aussi que vous avez raison sur la qualification de la critique chez Kant, cette question de la limite ou de la frontière. Mais en y réfléchissant plus avant, il me semble qu'il n'y a pas que ça.
Au fond, que dit Kant ? Ou mieux : que dit le penseur des Lumières? Il dit que l’homme est enchaîné. Il n’est pas tant enchaîné socialement, politiquement, que cognitivement : Son esprit est enchaîné. Ses chaînes, ce sont les croyances, les mythes, les formes cognitives de la tradition qui imposent des cadres de pensée et d’aperception du monde. Il s’agit donc de libérer l’homme de ces chaînes, afin de retrouver, sous la gangue, le noyau de l’homme vrai, de l’essence véritable de l’homme qui est celle d’être rationnel.
Délivrer l’homme de ses chaînes, c’est donc, non seulement lui montrer le caractère problématique de ce qu’il tient pour vrai, mais encore, tracer une frontière nette, effectivement, entre ce qui est appréhendable du point de vue de la raison (donc de l'"essence" de l'homme) et ce qui ne l'est pas.
Il y a donc ce que j’appelle une posture défensive, chez le philosophe des Lumières ; en termes plus contemporains et post-marxistes, on pourrait dire que la doctrine des Lumières –c’est une proposition que je fais- consiste en une sorte de critique de l’idéologie –c’est en tous cas l’un des héritages de l'Aufklärung que revendique Habermas.
En revanche, la critique de la critique, elle, menée par exemple par Adorno et Horkheimer, sur des bases plus proches de la doctrine marxiste mais aussi de Nietzsche, consiste à montrer que la Raison elle-même est un mythe et une idéologie. C’est tout le propos de La Dialectique de la Raison par exemple, qui montre que l’être rationnel que l'Aufklärung prétend libérer du mythe, c’est au contraire celui que les mythes ont toujours célébré, à commencer par l’Ulysse de l’Odyssée : L’homme rusé, stratège, utilitariste, qui se joue des puissances de la nature et les soumet à sa volonté par son intelligence, et gagne par la même occasion le pouvoir sur les hommes.
En fait, à la réflexion, il me semble qu'il n'y a pas tant deux méthodes critiques que la critique, des Lumières, et la critique de la critique, dialectique, qui dérive en critique soupçonneuse, marxo-nietzschéo-freudienne ?
Sur quels mécanismes différenciés reposeraient-elles ? Je crois que la critique soupçonneuse repose sur la psychologie. Au fond, je me dis que ce qui sépare véritablement Kant et les suivants (à commencer même par Hegel), c’est le constat qu’il existe quelque chose avant la raison. Et que quiconque veut, non pas seulement convaincre, mais inciter à l’action, doit viser ce "quelque chose" plus que la raison. Je lis Nietzsche comme celui qui, le premier, a expérimenté consciemment cette stratégie, et l’a utilisé avec la plus grande constance -et la plus grande efficacité, mais Hegel me semble avoir montré la voie : La pensée est processionnelle.
(A ce propos -ou pas- j'ai une anecdote un peu décalée : Jean Piaget raconte qu’un jour, un sociologue marxiste, Lucien Goldman, est venu le voir pour lui proposer ses services. Piaget n’était pas franchement marxiste, et il n’était pas non plus sociologue, il s’étonne de la démarche. Goldman lui répond : « Mais vous êtes le seul véritable marxiste, vous avez démontré expérimentalement la réalité du processus dialectique. »)
Je continue ma réflexion.
De ce que je viens de dire découlerait deux conceptions différenciées de l’émancipation : La première (Lumières) consisterait à envisager l’esprit comme un contenant, le contenu étant la pensée. La pensée peut être mythique ou rationnelle –pour faire simple- il faut donc vider l’esprit des pensées mythiques, de manière à ce que n’y reste que la pensée rationnelle.
La seconde (soupçonneuse) consisterait à envisager la pensée comme activité, mais une activité conçue un peu sur le modèle behaviouriste, une activité réflexe. Il s’agit alors de trouver le bon bouton, celui qui va déclencher l’action. Si ce que je dis ici possède quelque sens, les critiques soupçonneuses font le pari suivant : Si l’on décrit la réalité quotidienne de l’individu comme une prison, et que l’individu y croit, alors il cherchera de lui-même un moyen d’ouvrir la fenêtre.
Si ce pari est juste, si ce bouton est effectivement un bon bouton, ce serait effectivement beaucoup plus efficace : Le bon vendeur, ce n’est jamais celui qui répète que son produit est le meilleur et qui cherche à vous en convaincre ; c’est celui qui fait naître en votre esprit l’idée que son produit est vachement bien et que vous en avez besoin. La différence entre les deux, c’est l’immunisation cognitive : Lorsque je sens que la personne en face de moi cherche à me convaincre, alors se met en place un mécanisme cognitif de défense qui m’incite à la méfiance : S’il cherche à me convaincre, et s’il y consacre du temps, c’est qu’il a une bonne raison de le faire : il veut obtenir quelque chose de moi. Ici naît le soupçon.
Est-ce que ce n’est pas la manière dont on a tendance à lire les philosophes classiques aujourd’hui : "Ils cherchent à nous convaincre, ce dont ils parlent n’est jamais que leurs croyances, leurs convictions, leur vérité, et ils cherchent à nous le faire rentrer dans la tête." Cette méthode d’exposition argumentée n’est donc plus adaptée. Pourquoi ? Sans doute parce que nous vivons dans un monde où le mécanisme d’immunisation cognitive est sollicité en permanence, où nous sommes bombardés de messages visant à nous convaincre de la pertinence de telle idée, ou de la grande valeur de telle pratique.
La méthode soupçonneuse a donc consisté à s’adresser à autre chose qu’à notre rationalité, à notre psyché, à nos passions, à nos préférences. La chouette prenant toujours son envol au crépuscule, lorsque Foucault définit la post-modernité, il est la post-modernité, bien sûr. Il est en train de construire une oeuvre critique qui « fonctionne » différemment de celle de l'Aufklärung. Et il n’est pas le seul. Dans le même temps, et comme de juste, l’ « autre camp », disons le camp de l’institution, procède à la même révision : Exit l’intérêt, exit la rationalité, voila la préférence, voila le décisionnisme, voila les sondages, les tests consommateurs, la publicité. On joue sur l’envie, le désir, le besoin de paraître, le besoin de distinction, le sexe, la liberté, le pouvoir, toutes les tendances, toutes les "passions", sont fouillées, analysées, attribuées, segmentées… Foucault peut bien tempêter contre les sciences humaines, Deleuze contre la psychanalyse, Bourdieu contre les enquêtes d'opinion, ils sont de leur époque.
Et je me demande : cette époque n’est-elle pas, elle aussi, révolue ou en passe de l'être ? On sait bien que derrière le sympathique, exotique et viril Mr Propre, si propre à émoustiller le désir féminin (si si, on a fantasmé sur Mr Propre !) se cache une grande multinationale. C’est pourquoi d’autres voies sont à l’état exploratoire, qui chercheront à mieux masquer encore le but, à mieux fondre le mécanisme de persuasion dans l’environnement immédiat, dans le monde vécu. Le principe est toujours le même, et Jon Elster comme les psychosociologues l’ont étudié en long en large : Pour que la stratégie de persuasion soit efficace, càd pour qu'elle ne déclenche pas l'immunisation cognitive, il faut qu’elle soit méconnue en tant que stratégie de persuasion.
Dans cette nouvelle époque, qu’est-ce que pourrait être alors la critique de la critique de la critique ?
Non, je ne vois pas d’autre voie que celle qui tend vers l’innocence, vers la gratuité. Dans un monde où tout cherche à persuader et à convaincre, où tout a un but, il faudra savoir abandonner là tout intérêt, toute possibilité de récompense, même symbolique, même psychologique. Il faudra donner, donner sans compter car la ratio est le premier nom de la comptabilité, comme nous l'ont appris les soupçonneurs. Ce ne peut être un retour, ce sera un dépassement. Après tout, le Surhomme, chez Nietzsche, ce n’est pas un super-homme, c’est un nouveau-né, un enfant.
Je mets de côté pour l'instant la remarque de Courtial, qui me semblerait presque mériter une autre discussion -et que je ne suis pas bien sûr, par ailleurs, de comprendre, d'ailleurs : Qu'entends-tu par "sociologie de la science" ? Si tu entends "sociologie de la connaissance", il me semble qu'on considère que Bourdieu est plutôt un tenant du programme fort, à la Durkheim, pour faire simple, ce que d'aucuns appellent, le sociologisme (bah !) (oui, faut rajouter "bah" après, comme pour "psychologisme" :langue: sinon, on comprend pas que c'est pas bien).
Mais est-ce que tu veux dire que la démarche de Habermas, pour faire simple, serait une démarche à visée scientifique, et celle de Bourdieu une démarche plus... politique, ou engagée ?
Je vais essayer de synthétiser très maladroitement les autres interventions. Me trompai-je si je lis qu'elles distinguent bien deux méthodes critiques, l'une qu'on pourrait appeler "rationaliste", et l'autre "dialectique" ? Avec, disons-le, des usages différents, le premier sans doute plutôt réformateur, le second révolutionnaire.
Mais il y a un point qui me gêne, dans la tienne, Joseph (Pierre Rivière). Je lis avec attention ce que tu écris, et je crois repérer les deux moments qui correspondent précisément à ma question, et restent également en blanc dans ton texte (je crois) :
Ainsi, il se saisit lui-même à partir du reflet, comme fonction d'un état social antérieur qui le détermine et l'objet social fait donc ressembler le sujet à ce que la société est. (1) Dès lors, l'action transfiguratrice serait celle d'Alice, c'est-à-dire d'une reprise désaliénante de l'objet (la société) aliéné. Depuis l'origine, un double mouvement s'est opéré: d'abord on pose un objet qui se veut un reflet de nous-mêmes (nos valeurs, etcetera) (c'est la phase de création de la société actuelle), puis on s'identifie à cet objet comme étant nous-même et on devient son reflet (aliénation présente). (2) La reprise créatrice d'une société aliénée est l'alternative possible. Il faut se distancer de la société en question par le passage à travers son propre néant.
Une des questions que je me posais, c'est en effet précisément celle-ci : Qu'est-ce qu'il se joue dans les moments (1) et (2) ? Qu'est-ce qu'une "action transfiguratrice" ? Comment on passe de l'aliénation à une "reprise créatrice" et "désaliénante" ? Je pense que tu/vous as/avez raison, il se passe quelque chose au niveau de l'action. Mais n'est-il pas envisageable que la "reprise désaliénante" soit impossible ? Et plus grande est l'aliénation, plus difficile est la transfiguration, non ? Partir du principe que l'aliénation ne conduit pas nécessairement à la révolte, mais aussi, éventuellement, à l'apathie, me semble inciter à se demander "comment ça se passe", et singulièrement, qu'est-ce qu'il faut pour que ça se passe dans un sens ou dans un autre ?
Je pense aussi que vous avez raison sur la qualification de la critique chez Kant, cette question de la limite ou de la frontière. Mais en y réfléchissant plus avant, il me semble qu'il n'y a pas que ça.
Au fond, que dit Kant ? Ou mieux : que dit le penseur des Lumières? Il dit que l’homme est enchaîné. Il n’est pas tant enchaîné socialement, politiquement, que cognitivement : Son esprit est enchaîné. Ses chaînes, ce sont les croyances, les mythes, les formes cognitives de la tradition qui imposent des cadres de pensée et d’aperception du monde. Il s’agit donc de libérer l’homme de ces chaînes, afin de retrouver, sous la gangue, le noyau de l’homme vrai, de l’essence véritable de l’homme qui est celle d’être rationnel.
Délivrer l’homme de ses chaînes, c’est donc, non seulement lui montrer le caractère problématique de ce qu’il tient pour vrai, mais encore, tracer une frontière nette, effectivement, entre ce qui est appréhendable du point de vue de la raison (donc de l'"essence" de l'homme) et ce qui ne l'est pas.
Il y a donc ce que j’appelle une posture défensive, chez le philosophe des Lumières ; en termes plus contemporains et post-marxistes, on pourrait dire que la doctrine des Lumières –c’est une proposition que je fais- consiste en une sorte de critique de l’idéologie –c’est en tous cas l’un des héritages de l'Aufklärung que revendique Habermas.
En revanche, la critique de la critique, elle, menée par exemple par Adorno et Horkheimer, sur des bases plus proches de la doctrine marxiste mais aussi de Nietzsche, consiste à montrer que la Raison elle-même est un mythe et une idéologie. C’est tout le propos de La Dialectique de la Raison par exemple, qui montre que l’être rationnel que l'Aufklärung prétend libérer du mythe, c’est au contraire celui que les mythes ont toujours célébré, à commencer par l’Ulysse de l’Odyssée : L’homme rusé, stratège, utilitariste, qui se joue des puissances de la nature et les soumet à sa volonté par son intelligence, et gagne par la même occasion le pouvoir sur les hommes.
En fait, à la réflexion, il me semble qu'il n'y a pas tant deux méthodes critiques que la critique, des Lumières, et la critique de la critique, dialectique, qui dérive en critique soupçonneuse, marxo-nietzschéo-freudienne ?
Sur quels mécanismes différenciés reposeraient-elles ? Je crois que la critique soupçonneuse repose sur la psychologie. Au fond, je me dis que ce qui sépare véritablement Kant et les suivants (à commencer même par Hegel), c’est le constat qu’il existe quelque chose avant la raison. Et que quiconque veut, non pas seulement convaincre, mais inciter à l’action, doit viser ce "quelque chose" plus que la raison. Je lis Nietzsche comme celui qui, le premier, a expérimenté consciemment cette stratégie, et l’a utilisé avec la plus grande constance -et la plus grande efficacité, mais Hegel me semble avoir montré la voie : La pensée est processionnelle.
(A ce propos -ou pas- j'ai une anecdote un peu décalée : Jean Piaget raconte qu’un jour, un sociologue marxiste, Lucien Goldman, est venu le voir pour lui proposer ses services. Piaget n’était pas franchement marxiste, et il n’était pas non plus sociologue, il s’étonne de la démarche. Goldman lui répond : « Mais vous êtes le seul véritable marxiste, vous avez démontré expérimentalement la réalité du processus dialectique. »)
Je continue ma réflexion.
De ce que je viens de dire découlerait deux conceptions différenciées de l’émancipation : La première (Lumières) consisterait à envisager l’esprit comme un contenant, le contenu étant la pensée. La pensée peut être mythique ou rationnelle –pour faire simple- il faut donc vider l’esprit des pensées mythiques, de manière à ce que n’y reste que la pensée rationnelle.
La seconde (soupçonneuse) consisterait à envisager la pensée comme activité, mais une activité conçue un peu sur le modèle behaviouriste, une activité réflexe. Il s’agit alors de trouver le bon bouton, celui qui va déclencher l’action. Si ce que je dis ici possède quelque sens, les critiques soupçonneuses font le pari suivant : Si l’on décrit la réalité quotidienne de l’individu comme une prison, et que l’individu y croit, alors il cherchera de lui-même un moyen d’ouvrir la fenêtre.
Si ce pari est juste, si ce bouton est effectivement un bon bouton, ce serait effectivement beaucoup plus efficace : Le bon vendeur, ce n’est jamais celui qui répète que son produit est le meilleur et qui cherche à vous en convaincre ; c’est celui qui fait naître en votre esprit l’idée que son produit est vachement bien et que vous en avez besoin. La différence entre les deux, c’est l’immunisation cognitive : Lorsque je sens que la personne en face de moi cherche à me convaincre, alors se met en place un mécanisme cognitif de défense qui m’incite à la méfiance : S’il cherche à me convaincre, et s’il y consacre du temps, c’est qu’il a une bonne raison de le faire : il veut obtenir quelque chose de moi. Ici naît le soupçon.
Est-ce que ce n’est pas la manière dont on a tendance à lire les philosophes classiques aujourd’hui : "Ils cherchent à nous convaincre, ce dont ils parlent n’est jamais que leurs croyances, leurs convictions, leur vérité, et ils cherchent à nous le faire rentrer dans la tête." Cette méthode d’exposition argumentée n’est donc plus adaptée. Pourquoi ? Sans doute parce que nous vivons dans un monde où le mécanisme d’immunisation cognitive est sollicité en permanence, où nous sommes bombardés de messages visant à nous convaincre de la pertinence de telle idée, ou de la grande valeur de telle pratique.
La méthode soupçonneuse a donc consisté à s’adresser à autre chose qu’à notre rationalité, à notre psyché, à nos passions, à nos préférences. La chouette prenant toujours son envol au crépuscule, lorsque Foucault définit la post-modernité, il est la post-modernité, bien sûr. Il est en train de construire une oeuvre critique qui « fonctionne » différemment de celle de l'Aufklärung. Et il n’est pas le seul. Dans le même temps, et comme de juste, l’ « autre camp », disons le camp de l’institution, procède à la même révision : Exit l’intérêt, exit la rationalité, voila la préférence, voila le décisionnisme, voila les sondages, les tests consommateurs, la publicité. On joue sur l’envie, le désir, le besoin de paraître, le besoin de distinction, le sexe, la liberté, le pouvoir, toutes les tendances, toutes les "passions", sont fouillées, analysées, attribuées, segmentées… Foucault peut bien tempêter contre les sciences humaines, Deleuze contre la psychanalyse, Bourdieu contre les enquêtes d'opinion, ils sont de leur époque.
Et je me demande : cette époque n’est-elle pas, elle aussi, révolue ou en passe de l'être ? On sait bien que derrière le sympathique, exotique et viril Mr Propre, si propre à émoustiller le désir féminin (si si, on a fantasmé sur Mr Propre !) se cache une grande multinationale. C’est pourquoi d’autres voies sont à l’état exploratoire, qui chercheront à mieux masquer encore le but, à mieux fondre le mécanisme de persuasion dans l’environnement immédiat, dans le monde vécu. Le principe est toujours le même, et Jon Elster comme les psychosociologues l’ont étudié en long en large : Pour que la stratégie de persuasion soit efficace, càd pour qu'elle ne déclenche pas l'immunisation cognitive, il faut qu’elle soit méconnue en tant que stratégie de persuasion.
Dans cette nouvelle époque, qu’est-ce que pourrait être alors la critique de la critique de la critique ?
Non, je ne vois pas d’autre voie que celle qui tend vers l’innocence, vers la gratuité. Dans un monde où tout cherche à persuader et à convaincre, où tout a un but, il faudra savoir abandonner là tout intérêt, toute possibilité de récompense, même symbolique, même psychologique. Il faudra donner, donner sans compter car la ratio est le premier nom de la comptabilité, comme nous l'ont appris les soupçonneurs. Ce ne peut être un retour, ce sera un dépassement. Après tout, le Surhomme, chez Nietzsche, ce n’est pas un super-homme, c’est un nouveau-né, un enfant.
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...que vont charmant masques et bergamasques...
Bergame- Persona
- Nombre de messages : 5358
Date d'inscription : 03/09/2007
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Je mets de côté pour l'instant la remarque de Courtial, qui me semblerait presque mériter une autre discussion -et que je ne suis pas bien sûr, par ailleurs, de comprendre, d'ailleurs : Qu'entends-tu par "sociologie de la science" ? Si tu entends "sociologie de la connaissance", il me semble qu'on considère que Bourdieu est plutôt un tenant du programme fort, à la Durkheim, pour faire simple, ce que d'aucuns appellent, le sociologisme (bah !) (oui, faut rajouter "bah" après, comme pour "psychologisme" :langue: sinon, on comprend pas que c'est pas bien).
Mais est-ce que tu veux dire que la démarche de Habermas, pour faire simple, serait une démarche à visée scientifique, et celle de Bourdieu une démarche plus... politique, ou engagée ?
Ton développement (bon, éclairant, je trouve) confirme mon impression de départ sur la difficulté de la question soumise, en ce qu'elle exige d'intégrer des éléments qui posent des difficultés à la fois en eux-mêmes, et (plus encore) dans leur articulation.
Je vais rester encore très limité en me contentant d'essayer de mieux faire entendre ma remarque.
Je crains que tu l'aies mal entendue du fait de ma brachylogie.
Je voulais dire qu'il me semblait que Bourdieu donnait une sorte de confiance incritiquée à la Science, lui réservant un statut privilégié dans un monde qu'il ne demande par ailleurs qu'à critiquer. Ses protestations permanentes - personnellement, elles m'incommodent - de scientificité ne le mettent peut-être pas bien en mesure de dialoguer efficacement avec Habermas, ce qui importe peu, mais surtout d'apercevoir certaines difficultés (au sens : choisir de ne pas apercevoir).
L'aspect essentiel de cette affaire (je n'ai pas dit : le seul), me semble en effet la sociologie de la science, et par "programme fort", je me référais aux travaux qui suivraient la ligne : Mannheim, Kuhn, Bloor, Merton, etc.
Mais tu connais mon penchant pour la philosophie : rien de tout cela ne peut exister sans Marx.
Courtial- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 2030
Date d'inscription : 03/07/2008
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Ok, je comprends : De quel point de vue Bourdieu mène-t-il la critique sociale ? Au nom de la Science.
Mais justement, je ne crois pas. C'est possible, hein, je ne dis pas, mais je n'ai pas tellement le sentiment en le lisant que Bourdieu se place dans une position scientiste. Dans ta typologie, il me semble que Bourdieu serait beaucoup plus du côté Bloor, Mannheim, Kuhn, la catégorie "relativiste" (ou "relationniste" à minima) que scientiste. Je te laisse juge :
Il n'y a pas chez Bourdieu de possibilité pour quelque chose comme un "discours vrai" ; il n'y a que des "discours légitimes". Tel que : Soit un champ social, caractérisé par des positions réparties au sein de ce champ ; positions différenciées selon le capital symbolique (disons culturel) amassé, et occupées par des acteurs engagés dans la lutte au sein de ce champ => l'un des enjeux de la lutte, c'est l'autorisation à énoncer le discours légitime au sein du champ.
Or, le discours légitime, c'est une structure structurante, qui constitue part de l'habitus des sujets en tant qu'ils sont acteurs au sein d'un champ. Disons :
La critique de Bourdieu, si on doit la résumer en quelques lignes, repose sur cette argumentation : Un individu, socialisé au sein d'un champ, intègre, sous forme d'habitus, les dispositions (pratiques) qui lui permettront, plus tard, d'être efficace dans la lutte au sein de ce champ. C'est le principe de la reproduction sociale. Ex (schématique et pernicieux) : Un fils d'universitaire aura toujours plus de facilité qu'un fils de facteur à évoluer au sein du champ universitaire. Parce qu'il en a intégré très tôt les normes, les attentes spécifiques, les mille et unes petites choses qui font que les membres du club se reconnaissent entre eux.
L'exemple est pernicieux puisqu'on pourrait dire (et l'on a dit) que le propre parcours de Bourdieu contredit sa théorie. Mais c'est discutable : Si l'on accepte le principe (qui, je pense, ne doit pas poser problème) que la visée de Bourdieu est critique -dans un sens émancipatoire- alors on peut au contraire conclure que c'est bien parce que Bourdieu était pleinement conscient de ce déterminisme social qu'il a su s'en défaire et accomplir la brillante carrière universitaire qui fut la sienne. Ce qui est d'ailleurs bien son argumentation telle que je la rapporte dans le premier post.
Mais donc, je ne sais si je fais bien apparaître le problème : La théorie est admirablement close sur elle-même, et elle est très conséquemment relativiste : Il n'y a pas de discours vrai, il n'y a qu'un discours légitime, intégré comme représentation du monde social par ceux qui, en toute logique, ayant été socialisés dans ce champ sont destinés à y devenir dominants, et qui seront donc en position d'énoncer le discours légitime à leur tour, et ainsi de suite dans un processus de reproduction sociale qui, on le comprend, ne peut connaître l'évolution que de façon marginale.
Enfin, pour nuancer et répondre pleinement à ta question, il faut quand même dire que, concernant spécifiquement le champ scientifique, Bourdieu a toujours pris soin de préciser, entre parenthèses, que, quand même, dans ce champ, la légitimité du discours n'est pas que le résultat de la lutte. Mais, bon, tu vois l'idée générale.
D'où ce que j'appelle : L'impossibilité du pas de côté. Et la question reste bien : De quel point de vue Bourdieu mène-t-il la critique ? Non, je pense que ce n'est pas vraiment du point de vue du scientifique -mais ça se discute, sans doute.
Cela étant, cetet question n'est pas non plus complètement évacuée, à vrai dire, c'est vrai. En fait, à cette question, Bourdieu répondait ainsi (en substance) : La critique se mène toujours du point de vue du dominé. C'est-à-dire qu'il envisageait l'idée qu'il y ait des sas de communication entre les champs, et qu'en particulier, les dominants dans un champ communiquaient avec les dominants des autres champs -et de même, les dominés. En conséquence, les dominés dans le champ intellectuel présentaient une sorte d'homologie spontanée avec les dominés des autres champs, et c'est en quelque sorte, en leur nom, qu'ils menaient la critique. Bon, c'est une argumentation qui ne résoud pas tous les problèmes.
Pour marquer le contraste et continuer sur ta remarque (judicieuse, clairement), Habermas a toujours pris soin de se réserver, au sein même de sa théorie, un espace à partir duquel énoncer la théorie. Par exemple, on peut se reporter au texte La Science et la Technique comme Idéologie, où Habermas discute les positions de Marcuse sur la "technoscience", sur le mode : "Oui, c'est vrai, la science, c'est la technique, c'est la rationalité instrumentale, c'est la domination ; mais ce n'est pas que cela. C'est aussi la critique des discours mythiques et idéologiques." D'où : La théorie critique de la société ne peut passer que par une sociologie critique ; et le débat avec Popper et quelques autre sur ce que doit et peut être une sociologie critique. Et donc : il y a chez Habermas, cette possibilité du pas de côté, fondé sur la scientificité, et c'est une pièce essentielle de la théorie critique : Le sociologue-scientifique-critique est en position de dénoncer les empiètements réalisés par la technoscience sur le monde vécu (je dis n'importe quoi : capitalisme sauvage, risques environnementaux, questionnements sur la bioéthique, etc.) au nom même de la science. Peut-être d'ailleurs que c'est là le point fondamental, ce que Habermas a compris et retenu de la critique telle que menée par Adorno, Horkheimer, Marcuse, et les post/neo-marxistes au sens large (dans lesquels je rangerais alors Bourdieu), et plus encore d'ailleurs, les "heideggeriens" : Le constat de Habermas, c'est que la critique de la science et de la technique les ramène du côté du mythe, de l'irrationnel, càd de la tradition voire de la religion. La tentative est donc de dégager la possibilité d'une science critique, qui ne cède rien sur la rationalité. Hé ! au fond, une démarche originellement marxienne, non ?
...Ah ben zut !... d'un coup d'un seul, je viens de chambouler ma belle typologie des théories critiques ! :gsdgr:
Mais justement, je ne crois pas. C'est possible, hein, je ne dis pas, mais je n'ai pas tellement le sentiment en le lisant que Bourdieu se place dans une position scientiste. Dans ta typologie, il me semble que Bourdieu serait beaucoup plus du côté Bloor, Mannheim, Kuhn, la catégorie "relativiste" (ou "relationniste" à minima) que scientiste. Je te laisse juge :
Il n'y a pas chez Bourdieu de possibilité pour quelque chose comme un "discours vrai" ; il n'y a que des "discours légitimes". Tel que : Soit un champ social, caractérisé par des positions réparties au sein de ce champ ; positions différenciées selon le capital symbolique (disons culturel) amassé, et occupées par des acteurs engagés dans la lutte au sein de ce champ => l'un des enjeux de la lutte, c'est l'autorisation à énoncer le discours légitime au sein du champ.
Or, le discours légitime, c'est une structure structurante, qui constitue part de l'habitus des sujets en tant qu'ils sont acteurs au sein d'un champ. Disons :
La critique de Bourdieu, si on doit la résumer en quelques lignes, repose sur cette argumentation : Un individu, socialisé au sein d'un champ, intègre, sous forme d'habitus, les dispositions (pratiques) qui lui permettront, plus tard, d'être efficace dans la lutte au sein de ce champ. C'est le principe de la reproduction sociale. Ex (schématique et pernicieux) : Un fils d'universitaire aura toujours plus de facilité qu'un fils de facteur à évoluer au sein du champ universitaire. Parce qu'il en a intégré très tôt les normes, les attentes spécifiques, les mille et unes petites choses qui font que les membres du club se reconnaissent entre eux.
L'exemple est pernicieux puisqu'on pourrait dire (et l'on a dit) que le propre parcours de Bourdieu contredit sa théorie. Mais c'est discutable : Si l'on accepte le principe (qui, je pense, ne doit pas poser problème) que la visée de Bourdieu est critique -dans un sens émancipatoire- alors on peut au contraire conclure que c'est bien parce que Bourdieu était pleinement conscient de ce déterminisme social qu'il a su s'en défaire et accomplir la brillante carrière universitaire qui fut la sienne. Ce qui est d'ailleurs bien son argumentation telle que je la rapporte dans le premier post.
Mais donc, je ne sais si je fais bien apparaître le problème : La théorie est admirablement close sur elle-même, et elle est très conséquemment relativiste : Il n'y a pas de discours vrai, il n'y a qu'un discours légitime, intégré comme représentation du monde social par ceux qui, en toute logique, ayant été socialisés dans ce champ sont destinés à y devenir dominants, et qui seront donc en position d'énoncer le discours légitime à leur tour, et ainsi de suite dans un processus de reproduction sociale qui, on le comprend, ne peut connaître l'évolution que de façon marginale.
Enfin, pour nuancer et répondre pleinement à ta question, il faut quand même dire que, concernant spécifiquement le champ scientifique, Bourdieu a toujours pris soin de préciser, entre parenthèses, que, quand même, dans ce champ, la légitimité du discours n'est pas que le résultat de la lutte. Mais, bon, tu vois l'idée générale.
D'où ce que j'appelle : L'impossibilité du pas de côté. Et la question reste bien : De quel point de vue Bourdieu mène-t-il la critique ? Non, je pense que ce n'est pas vraiment du point de vue du scientifique -mais ça se discute, sans doute.
Cela étant, cetet question n'est pas non plus complètement évacuée, à vrai dire, c'est vrai. En fait, à cette question, Bourdieu répondait ainsi (en substance) : La critique se mène toujours du point de vue du dominé. C'est-à-dire qu'il envisageait l'idée qu'il y ait des sas de communication entre les champs, et qu'en particulier, les dominants dans un champ communiquaient avec les dominants des autres champs -et de même, les dominés. En conséquence, les dominés dans le champ intellectuel présentaient une sorte d'homologie spontanée avec les dominés des autres champs, et c'est en quelque sorte, en leur nom, qu'ils menaient la critique. Bon, c'est une argumentation qui ne résoud pas tous les problèmes.
Pour marquer le contraste et continuer sur ta remarque (judicieuse, clairement), Habermas a toujours pris soin de se réserver, au sein même de sa théorie, un espace à partir duquel énoncer la théorie. Par exemple, on peut se reporter au texte La Science et la Technique comme Idéologie, où Habermas discute les positions de Marcuse sur la "technoscience", sur le mode : "Oui, c'est vrai, la science, c'est la technique, c'est la rationalité instrumentale, c'est la domination ; mais ce n'est pas que cela. C'est aussi la critique des discours mythiques et idéologiques." D'où : La théorie critique de la société ne peut passer que par une sociologie critique ; et le débat avec Popper et quelques autre sur ce que doit et peut être une sociologie critique. Et donc : il y a chez Habermas, cette possibilité du pas de côté, fondé sur la scientificité, et c'est une pièce essentielle de la théorie critique : Le sociologue-scientifique-critique est en position de dénoncer les empiètements réalisés par la technoscience sur le monde vécu (je dis n'importe quoi : capitalisme sauvage, risques environnementaux, questionnements sur la bioéthique, etc.) au nom même de la science. Peut-être d'ailleurs que c'est là le point fondamental, ce que Habermas a compris et retenu de la critique telle que menée par Adorno, Horkheimer, Marcuse, et les post/neo-marxistes au sens large (dans lesquels je rangerais alors Bourdieu), et plus encore d'ailleurs, les "heideggeriens" : Le constat de Habermas, c'est que la critique de la science et de la technique les ramène du côté du mythe, de l'irrationnel, càd de la tradition voire de la religion. La tentative est donc de dégager la possibilité d'une science critique, qui ne cède rien sur la rationalité. Hé ! au fond, une démarche originellement marxienne, non ?
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
[justify]Excusez-moi de ne parler ni de la production du discours (pas directement, en tous cas) ni de la scientificité. Celà dit, j'esprère tout de même que vous pourrez faire quelque chose de ce message.
* * *
J'explique la critique luthérienne.
Luther défend une perspective anthropologique pessimiste. Elle se résume par "quoi qu'il fasse, l'Homme ne peut jamais bien faire." Il s'agit d'une question de morale qu'on pourrait aussi formuler "l'homme ne peut jamais faire le bien." Certains auteurs préfèrent cette formule apparemment moins indirecte et plus directement liée à la morale. Bref, de ce point de vue, l'honnête médecin acclamé par la société ne vaut pas mieux que le vil violeur condamné par celle-ci = en face de Dieu & absolument, ils valent la même chose l'un et l'autre, ils ne valent rien.
J'ai longtemps cherché à comprendre comment Luther avait pu, en dépit de cette perspective, tenir un rôle de militant politique. Aujourd'hui, voici ma réponse :
Certains représentants de l'Église Catholique prétendaient tenir le rôle d'intermédiaires entre Dieu et leurs fidèles. Non seulement ils disaient ce rôle sacré (glorifié et sanctifié par l'Éternel) mais ils faisaient payer ce service aux fidèles. Ayant vu des pauvres payer, de leur santé ou de leur toît, ces services, Luther publie sa première critique. Elle est adressée aux représentant de l'Église Catholique et il en envoie même une copie signée au Pape, à Rome.
La question est : En quoi ces représentants catholiques sont-ils plus criticables que n'importe quel être humain, sachant qu'aucun n'agit bien ? Il nous faut trouver la réponse, puisque Luther signifie "vous pouvez mieux faire !" comme en attesteront ses actions suivantes (proposition d'une nouvelle doctrine).
Que font donc ces catholiques, qui soit criticable et pourrait être amélioré ? Se servir des fidèles ? Ce n'est certainement pas ce pour quoi Luther les critique, étant donné sa perspective anthropologique. En effet, il ne fait pas de différence entre bons et mauvais, justes et injustes, victimes et bourreaux : aucun homme n'est juste, pas même un seul ; tous sont pécheurs, tachés, "vauriens". Ce qui est criticable, c'est leur rapport à Dieu : ils se servent de Dieu au lieu de leur servir, ils font du "reported speech" de la Parole de l'Éternel, ils le trahissent et le pervertissent.
Il critique la conduite des représentants catholiques non seulement parce qu'ils prétendent être détendeurs privilégiés de la Gloire et de la Parole de Dieu, mais aussi parce qu'ils monnaient ce soit-disant privilège lorsqu'ils sont appelés à en faire profiter leurs fidèles.
Ici est donc l'élément fondamentalement optimiste de la doctrine luthérienne : ces catholiques auraient pu mieux faire, ils pourraient mieux faire, non pas "en tant qu'homme et vis-a-vis des hommes" mais "en tant que de fils de Dieu et liés à Lui". La critique luthérienne dénonce, en un sens, "la politisation des affaires divines". C'est pourquoi lui-même évitera de tomber dans ce piège en disant "la foi et ses vertus sont mystérieuses, l'Homme ne peut pas les comprendre - pas encore, en tous cas". De même "comment ces catholiques auraient-ils pu mieux faire ? c'est un mystère, le mystère de la foi." - C'est pourquoi le "criticisme" luthérien est tout entier mystérieux ; critique & foi ne font qu'un.
Cette forme de résignation peut sembler pessimiste, mais elle est paradoxalement l'aspect le plus optimiste de la "doctrine luthérienne".
Enfin, c'est la question mystique qui légitime la critique de Luther (selon lui-même), c'est-à-dire que c'est sa relation à Dieu. Ayez en tête le dire luthérien selon lequel "la force de la Parole de Dieu s'exprime au travers de la faiblesse de la parole des hommes."
Post-Scriptum.
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Je ne suis pas très sûr de comprendre le processus par lequel le pessimisme de Luther se transforme en optimisme, Adam ? Ce que je comprends, c'est que tant que l'homme n'est pas dédié pleinement à Dieu, il n'est rien, il n'est bon à rien -de même que tant qu'elle n'est pas unie au Christ, son âme ne vaut strictement rien, ce qu m'avait le plus fortement impressionné dans cette doctrine- est-ce que c'est cela ? Je vois là, d'ailleurs, la figure de la dévalorisation ascétique du "monde" -ce qui constitue bien une théorie critique, d'accord avec ça.
Oui, en fait, peut-être peut-on retrouver chez Luther le même "type" de critique que chez Kant, chez l'un et chez l'autre, on partirait peut-être simplement d'une représentation anthropologique, une théorie de l'essence de l'homme, différenciée. Ainsi, chez Luther, on peut peut-être considérer que l'homme n'est que matière destinée à la destruction tant qu'il ne s'est pas dédié à Dieu. Par conséquent, la "manière" critique de Luther consisterait, pour poursuivre mon idée, à : non pas vider l'esprit des pensée mythiques, mais tant qu'à faire, le vider de la rationalité (forcément toujours un peu scolastique pour un mystique) et l'emplir de Dieu. Et si je ne me trompe, le fait que l'âme ait été appelée par Dieu est le signe de sa prédestination positive, non ? le signe qu'elle sera sauvée ? Serait-ce ce que tu appelles la figure optimiste de la doctrine de Luther, Adam ?
Par ailleurs, ce serait intéressant de poursuivre aussi sur d'autres auteurs, et de se demander comment ils construisent leur critique. Marx, par exemple ? Et Hegel, tiens, y a-t-il une critique chez Hegel ? Et chez Nietzsche, au fond ?! Une vraie et profonde question, à propos de Nietzsche, me semblerait consister à se demander si la doctrine de Nietzsche est, au final, une théorie critique ou une théorie de la résignation -avec un grand "oui".
Oui, en fait, peut-être peut-on retrouver chez Luther le même "type" de critique que chez Kant, chez l'un et chez l'autre, on partirait peut-être simplement d'une représentation anthropologique, une théorie de l'essence de l'homme, différenciée. Ainsi, chez Luther, on peut peut-être considérer que l'homme n'est que matière destinée à la destruction tant qu'il ne s'est pas dédié à Dieu. Par conséquent, la "manière" critique de Luther consisterait, pour poursuivre mon idée, à : non pas vider l'esprit des pensée mythiques, mais tant qu'à faire, le vider de la rationalité (forcément toujours un peu scolastique pour un mystique) et l'emplir de Dieu. Et si je ne me trompe, le fait que l'âme ait été appelée par Dieu est le signe de sa prédestination positive, non ? le signe qu'elle sera sauvée ? Serait-ce ce que tu appelles la figure optimiste de la doctrine de Luther, Adam ?
Par ailleurs, ce serait intéressant de poursuivre aussi sur d'autres auteurs, et de se demander comment ils construisent leur critique. Marx, par exemple ? Et Hegel, tiens, y a-t-il une critique chez Hegel ? Et chez Nietzsche, au fond ?! Une vraie et profonde question, à propos de Nietzsche, me semblerait consister à se demander si la doctrine de Nietzsche est, au final, une théorie critique ou une théorie de la résignation -avec un grand "oui".
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Bergame a écrit:Une vraie et profonde question, à propos de Nietzsche, me semblerait consister à se demander si la doctrine de Nietzsche est, au final, une théorie critique ou une théorie de la résignation -avec un grand "oui".
C'est tendencieux.
Si on considère que la résignation est un point de départ (en fait une rupture), et aussi le refus de s'envelopper dans la négation, oui. (illusion vitale et toussa)
Mais seulement orienté dans le cadre d'une démarche de créateur.
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L'effet dévore la cause, la fin en a absorbé le moyen.
Paul Valéry, Poésie et pensées abstraites
(cité par Herbert Marcuse, in L'homme unidimensionnel)
hks : On le sait bien, une fois que un tel est parti (faché) on se retrouve seuls comme des imbéciles.
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Cher Bergame,
Le côté pessimiste du lutherianisme est "anthropologique", c'est "l'Homme est un pécheur...", et le côté optimiste est effectivement "...mais néanmoins sauvé".
Les hommes ont deserté la morale à jamais, quoi qu'ils fassent, ils font le mal. Il n'y a donc pas de degrés de morale "celui-ci fait mieux que celui-là ; cet honnête enseignant fait mieux que ce vil violeur", non, l'un, comme l'autre, ne valent rien. J'aime bien cette expression qui parle de "l'inestimable pécheur". Pourtant, s'il n'y a que des faux pas, il y a des "très faux pas", ceux-là seuls sont criticables. Tout pas qui trahis Dieu est un "très faux pas" : prennez l'exemple des tenants de l'Église catholique qui vendaient des indulgences au nom de l'Éternel tandis ce que celui-ci nous accepte gratuitement, nous soutien gratuitement.
Si l'autorité avait vendu de telles indulgences mais civiques (par exemple pour réduire sa peine de prison), il n'aurait pas critiqué.
Par rapport à Hegel, je dirais que l'aspect positif (au sens de édifiant) de sa critique est littéraire. Il écrit de manière hermétique (non pas seulement au sens commun du terme, mais au sens propre : proche de l'alchimie, des philosophies de la nature, de la kabbale), il écrit d'une telle manière que, pour le comprendre, tout lecteur est appelé à "élever" sa conscience, édifier sa conscience, transformer sa conscience. Conscience et langage (ou symbolique) sont très liés chez Hegel. Le "pas de côté" dont tu parlais au début est ici, chez Hegel, opéré dans le langage qui non seulement appelle le lecteur à l'édification, mais qui aussi transforme le lecteur.
D'ailleurs, cet étroit rapport langage/conscience est aussi présent chez Luther. Ce n'est pas pour rien qu'il a traduit la Bible en allemand. Ce n'est pas politique, c'est avant tout d'ordre théologique : il l'a fait pour que tout un chacun puisse, si ce n'est entendre, au moins lire la Parole de Dieu.
Les hommes ont deserté la morale à jamais, quoi qu'ils fassent, ils font le mal. Il n'y a donc pas de degrés de morale "celui-ci fait mieux que celui-là ; cet honnête enseignant fait mieux que ce vil violeur", non, l'un, comme l'autre, ne valent rien. J'aime bien cette expression qui parle de "l'inestimable pécheur". Pourtant, s'il n'y a que des faux pas, il y a des "très faux pas", ceux-là seuls sont criticables. Tout pas qui trahis Dieu est un "très faux pas" : prennez l'exemple des tenants de l'Église catholique qui vendaient des indulgences au nom de l'Éternel tandis ce que celui-ci nous accepte gratuitement, nous soutien gratuitement.
Si l'autorité avait vendu de telles indulgences mais civiques (par exemple pour réduire sa peine de prison), il n'aurait pas critiqué.
Par rapport à Hegel, je dirais que l'aspect positif (au sens de édifiant) de sa critique est littéraire. Il écrit de manière hermétique (non pas seulement au sens commun du terme, mais au sens propre : proche de l'alchimie, des philosophies de la nature, de la kabbale), il écrit d'une telle manière que, pour le comprendre, tout lecteur est appelé à "élever" sa conscience, édifier sa conscience, transformer sa conscience. Conscience et langage (ou symbolique) sont très liés chez Hegel. Le "pas de côté" dont tu parlais au début est ici, chez Hegel, opéré dans le langage qui non seulement appelle le lecteur à l'édification, mais qui aussi transforme le lecteur.
D'ailleurs, cet étroit rapport langage/conscience est aussi présent chez Luther. Ce n'est pas pour rien qu'il a traduit la Bible en allemand. Ce n'est pas politique, c'est avant tout d'ordre théologique : il l'a fait pour que tout un chacun puisse, si ce n'est entendre, au moins lire la Parole de Dieu.
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Je regrette de ne pas être compétent pour pouvoir rebondir, ni que personne ne le fasse, ça me semble vraiment passionnant ce que tu dis là, Adam, particulièrement sur Hegel et son rapport au langage. Il reste donc à te demander à toi si tu peux approfondir. Est-ce que cela a été théorisé quelque part, dans l'oeuvre de Hegel ?
Je me rappelle ce passage du jeune Hegel trouvé chez Papaioannou, où il s'agissait de dire que la philosophie devait se faire poésie afin de pénétrer le populaire.
Je me rappelle ce passage du jeune Hegel trouvé chez Papaioannou, où il s'agissait de dire que la philosophie devait se faire poésie afin de pénétrer le populaire.
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Bergame- Persona
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Je n'ai pas noté toutes mes références scupuleusement, mais je ne me souviens pas avoir lu ça directement chez Hegel mais plutôt dans le répertoire culturel ou la tradition hermetique.
Vous savez, tous ces trucs initiatico-naturalo-unitairo-judaïco-maçonique.
(je commence Théol & English literature en Septembre)
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Bergame a écrit:L'exemple est pernicieux puisqu'on pourrait dire (et l'on a dit) que le propre parcours de Bourdieu contredit sa théorie. Mais c'est discutable : Si l'on accepte le principe (qui, je pense, ne doit pas poser problème) que la visée de Bourdieu est critique -dans un sens émancipatoire- alors on peut au contraire conclure que c'est bien parce que Bourdieu était pleinement conscient de ce déterminisme social qu'il a su s'en défaire et accomplir la brillante carrière universitaire qui fut la sienne. Ce qui est d'ailleurs bien son argumentation telle que je la rapporte dans le premier post.
Voici un exemple qui illustre plutôt les thèses de Bourdieu. Il touche au principal reproche qu'on lui fait : son déterminisme, son spinozisme sociologique.
Rappelons d'abord que c'est un déterminisme statistique (et non laplacien, disons) : statistiquement, un fils de paysans béarnais a fort peu de chances de faire Normale, EHESS et Collège de France. Peu de chances, pas impossible Les élèves de cette origine (paysan et ouvrier) sont 10 %, quelque chose comme ça?. D'un autre côté, il y aura 80 % de fils de bourges. Est-ce que l'individualisme méthodologique explique ce fait? Est-ce que le naturalisme va nous apprendre que les médecins et les avocats recèlent dans les plis obscurs de leurs gonades les gènes qui font les spécialistes de la version grecque et de la physique quantique?
Que par ailleurs un enfant issu de ces milieux soit plus sensibilisé à ce types de problèmes que le fis d'avocat qui trouvera "normal" et naturel d'être à Polytechnique - et ne le devoir qu'à son mérite individuel et à sa nature - ceci se comprend assez aisément.
Je me souviens d'une interview où le journaliste croyait mettre Bourdieu en difficulté en l'interrogeant sur ses goûts musicaux (au sujet de La Distinction, bien sûr). Il a répondu que naturellement il avait les goûts de sa caste (donc plutôt Mozart que l'accordéon-musette). Mais ceci ne réfute pas, mais vérifie.
Pour le dire en pédant, la moindre des choses, en sociologie, c'est la réflexivité, càd que l'analyse s'applique y compris à celui-là même qui la fait.
Courtial- Digressi(f/ve)
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Finalement, Marx lui-même exprime bien mieux les choses que je ne saurais le faire. La Contribution à la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel expose les principes de la critique marxienne. C’est clairement un texte dirigé contre ce que Marx appelle la « conscience allemande » -et qui rappelle étonnamment l’ « esprit allemand » de Nietzsche, d’ailleurs. L’idée générale est à peu près la même que celle de la 11e Thèse sur Feuerbach : « Ce que les allemands ont conçu [en particulier, Hegel], les autres peuples l’ont fait. » Càd : L’accession à la liberté politique. Ce qui est intéressant, c’est que ce texte vise donc directement l’orgueil allemand : Vus par Marx, les rivaux français et anglais sont des peuples « modernes », tandis que les allemands sont des hommes d’un passé qui se fossilise, des valets de l’Ancien Régime. Et bien entendu, en même temps qu’il pratique, Marx théorise. Dans ses mains et sous sa plume, la critique « n’est pas un scalpel, elle est une arme […] Elle ne se présente plus comme fin en soi, mais seulement comme moyen. Sa passion fondamentale est l’indignation, son œuvre essentielle la dénonciation. »
Le but est donc clair, et ce n'est pas la connaissance, mais la pratique. Seulement : comment ? Comment un texte écrit peut-il motiver son lecteur à l’action ? La réponse de Marx est bien celle qui avait été discutée plus haut : En jouant sur les ressorts psychologiques : « Il s’agit de ne pas accorder aux Allemands un seul instant d’illusion et de résignation. Il faut rendre l’oppression réelle encore plus opprimante, en lui adjoignant la conscience de l’oppression, la honte encore plus honteuse, en la rendant publique. »
En fait, le texte de Marx est poétique. C’est là toute sa force, et toute sa faiblesse. Le jeune Hegel disait cela, déjà, et ça m'a longtemps questionné : "Pour atteindre au peuple, la philosophie doit se faire poésie." C'est que la poésie est un enchantement, elle crée à partir de rien -mais ce rien, n'est-ce pas, bref. Elle ne crée pas de choses matérielles, non, elle n’a pas ce pouvoir. Mais elle crée des images, des Idées, qui à leur tour, et si leur puissance est assez grande, s’incarnent et se répandent : « Sans doute l’arme de la critique ne peut-elle remplacer la critiques des armes, et la force matérielle doit-elle être renversée par une force matérielle ; toutefois, la théorie devient elle aussi, force matérielle, dès lors qu’elle s’empare des masses. » Et comment une théorie s’empare-t-elle des masses ? Hé bien il faut déjà qu’elle commence par viser l’homme : « La théorie est capable d’émouvoir les masses dès qu’elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu’elle devient radicale. »
Une critique ad hominem, c’est une critique qui vise non pas la validité de ce que dit un interlocuteur, mais sa légitimité à le dire. L’Allemand, selon Marx, n’est pas légitime –et on comprend alors pourquoi « la critique de la religion est la condition de toute critique ». L’Allemand est un sous-homme, un chien : « Pauvres chiens, on veut vous traiter comme des hommes ! » A vrai dire, il est en-dessous de toute critique, et le critiquer, c’est déjà lui faire honneur puisque c’est au moins le considérer comme un objet –qui doit être anéanti.
Quel est donc le raisonnement, ici ?
1. Les Allemands ne sont pas des hommes.
2. Mais ils ne le savent pas, ils l’ignorent.
3. Donc il faut leur répéter continuellement qu’ils ne sont que des chiens, afin
4. qu’ils veuillent devenir des hommes.
A partir de quelle date les philosophes ont-ils postulé que leurs contemporains n’étaient pas des hommes ? Depuis toujours ? Ah d’accord.
Cette thèse, tout de même, d’une échelle de l'existence, elle m’esbaudit. On naît humain –tout au plus- on devient homme. Mais attention, pas tout le monde ! Il faut le vouloir. Non mais alors ! Déjà, toi, là, avec les baskets, tu rentres pas. Croyez-le si vous voulez, mais il y a des gens qui restent toute leur vie comme ça, à l’état d’humain, dans l’indifférenciation de la masse. Ils n’ont pas assez voulu. Beurk !
D’ailleurs, l’Allemand a honte. Il connaît sa condition, il ne peut faire autrement que de se comparer aux voisins. Mais il s’illusionne lui-même. Pourquoi ne faut-il pas lui laisser un moment de répit ? Parce que cette tendance à se masquer la honte à soi-même est une pente naturelle de la conscience allemande. Là encore, le ressort est tout ce qu’il y a de psychologique : Surtout ne pas laisser l’esprit seul avec lui-même car il n’attend qu’une occasion pour se travestir, pour se présenter sous le meilleur jour, ne serait-ce qu’à ses propres yeux. Constamment placer devant l’homme un miroir, qui lui renvoie son image fidèle, tel qu’il est, sans faux-semblants ni faux-reflets, de pied en cap, et jusqu’aux « parties honteuses ». Et les pointer du doigt, prendre le public à témoin, dénoncer : « tu te crois homme, hein, mais regarde-toi donc, chien ! » que tous le sachent, et que tous se gaussent -ou s’indignent : « Mon dieu ! Quelle honte ! » A dire vrai, l’entreprise est diabolique.
Le but est donc clair, et ce n'est pas la connaissance, mais la pratique. Seulement : comment ? Comment un texte écrit peut-il motiver son lecteur à l’action ? La réponse de Marx est bien celle qui avait été discutée plus haut : En jouant sur les ressorts psychologiques : « Il s’agit de ne pas accorder aux Allemands un seul instant d’illusion et de résignation. Il faut rendre l’oppression réelle encore plus opprimante, en lui adjoignant la conscience de l’oppression, la honte encore plus honteuse, en la rendant publique. »
En fait, le texte de Marx est poétique. C’est là toute sa force, et toute sa faiblesse. Le jeune Hegel disait cela, déjà, et ça m'a longtemps questionné : "Pour atteindre au peuple, la philosophie doit se faire poésie." C'est que la poésie est un enchantement, elle crée à partir de rien -mais ce rien, n'est-ce pas, bref. Elle ne crée pas de choses matérielles, non, elle n’a pas ce pouvoir. Mais elle crée des images, des Idées, qui à leur tour, et si leur puissance est assez grande, s’incarnent et se répandent : « Sans doute l’arme de la critique ne peut-elle remplacer la critiques des armes, et la force matérielle doit-elle être renversée par une force matérielle ; toutefois, la théorie devient elle aussi, force matérielle, dès lors qu’elle s’empare des masses. » Et comment une théorie s’empare-t-elle des masses ? Hé bien il faut déjà qu’elle commence par viser l’homme : « La théorie est capable d’émouvoir les masses dès qu’elle démontre ad hominem, et elle démontre ad hominem dès qu’elle devient radicale. »
Une critique ad hominem, c’est une critique qui vise non pas la validité de ce que dit un interlocuteur, mais sa légitimité à le dire. L’Allemand, selon Marx, n’est pas légitime –et on comprend alors pourquoi « la critique de la religion est la condition de toute critique ». L’Allemand est un sous-homme, un chien : « Pauvres chiens, on veut vous traiter comme des hommes ! » A vrai dire, il est en-dessous de toute critique, et le critiquer, c’est déjà lui faire honneur puisque c’est au moins le considérer comme un objet –qui doit être anéanti.
Quel est donc le raisonnement, ici ?
1. Les Allemands ne sont pas des hommes.
2. Mais ils ne le savent pas, ils l’ignorent.
3. Donc il faut leur répéter continuellement qu’ils ne sont que des chiens, afin
4. qu’ils veuillent devenir des hommes.
A partir de quelle date les philosophes ont-ils postulé que leurs contemporains n’étaient pas des hommes ? Depuis toujours ? Ah d’accord.
Cette thèse, tout de même, d’une échelle de l'existence, elle m’esbaudit. On naît humain –tout au plus- on devient homme. Mais attention, pas tout le monde ! Il faut le vouloir. Non mais alors ! Déjà, toi, là, avec les baskets, tu rentres pas. Croyez-le si vous voulez, mais il y a des gens qui restent toute leur vie comme ça, à l’état d’humain, dans l’indifférenciation de la masse. Ils n’ont pas assez voulu. Beurk !
D’ailleurs, l’Allemand a honte. Il connaît sa condition, il ne peut faire autrement que de se comparer aux voisins. Mais il s’illusionne lui-même. Pourquoi ne faut-il pas lui laisser un moment de répit ? Parce que cette tendance à se masquer la honte à soi-même est une pente naturelle de la conscience allemande. Là encore, le ressort est tout ce qu’il y a de psychologique : Surtout ne pas laisser l’esprit seul avec lui-même car il n’attend qu’une occasion pour se travestir, pour se présenter sous le meilleur jour, ne serait-ce qu’à ses propres yeux. Constamment placer devant l’homme un miroir, qui lui renvoie son image fidèle, tel qu’il est, sans faux-semblants ni faux-reflets, de pied en cap, et jusqu’aux « parties honteuses ». Et les pointer du doigt, prendre le public à témoin, dénoncer : « tu te crois homme, hein, mais regarde-toi donc, chien ! » que tous le sachent, et que tous se gaussent -ou s’indignent : « Mon dieu ! Quelle honte ! » A dire vrai, l’entreprise est diabolique.
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Bergame- Persona
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Re: Qu'est-ce que la critique ?
Ce soir, je pensais à nouveau à notre fil sur « l'ontologie de la critique » sans me souvenir de quoi il traitait exactement, sous quels angles et selon quels axes. Le titre m'a pourtant assez interpelé, il a suffisamment capté mon attention pour que je m'y arrête une nouvelle fois ; je crois en effet l'avoir déjà fait il y a de cela quelques mois.
En cogitant sur l'ontologie de la critique, voilà que j'ai immédiatement été victime d'une révélation, un « flash ». Il est bien simple : je me suis rappelé de la maïeutique socratique (dont j'avais publié un article sur Intercession), puis je suis immédiatement passé aux critiques menées par Foucault. Ce faisant, j'ai comparé immédiatement la « méthode » de Socrate à celle de Foucault – et je sais que j'ai une formidable propension à faire des liens. D'abord, j'ai vu que le critique était pour ainsi dire lié à l'observateur. Alors qu'est-ce qu'un observateur ? C'est quelqu'un qui met en lumière ce qui est caché. Cette définition est utilisée par les « commentateurs » de Socrate, par Kierkegaard, par Foucault, etc. J'ai par ailleurs publié un article sur la teneur et les enjeux de l'observation, sur mon blog (littérale infortune). Partant, j'en suis revenu à Socrate. Je ne vais pas ré-écrire un article sur la maïeutique, mais voilà grosso modo comment il est dit que le philosophe grec mettait en lumière ce qui est caché : il interrogeait, l'interlocuteur répondant, et il exposait la réponse. Que signifie « exposer » au sens grec ? C'est un mot issu du champ de la médecine, lequel signifiait : vérifier si l'enfant est légitime ou illégitime. Il est dit que Socrate n'exposait pas lui-même, en vérité, mais qu'il mettait ses interlocuteurs dans de telles situations qu'ils étaient forcés d'exposer leurs idées. Après avoir mené ces réflexions simples, je me suis penché sur la posture de Socrate, laquelle Kierkegaard soulignait aussi. On dit que l'entièreté de la tradition paulino-luthérienne – ou même protestante en général – est fondé sur la même posture : en théologie, on parle de l'individuation de l'éthique, c'est-à-dire du face à face. J'ai retenu l'idée du face à face et l'idée de l'individuation et j'ai remarqué que la posture de Socrate n'était, a priori du moins, pas politique à proprement parler : c'est une singularité qui parle à une autre, et non un homme de charges qui parle à un autre homme de charge. Après avoir mené ces réflexions simples, j'en suis revenu à Foucault, et voici ce qui m'a d'abord été inspiré : que le philosophe français utilise, pour tirer le fil de ce qui est caché, pour mettre en lumière ce qui est caché, la critique sous forme de provocation. La provocation semble plus évidente chez Foucault qu'elle ne l'est chez Socrate. Pourtant, l'interrogation (c'est-à-dire l'ironie) pourrait être considérée comme une forme de provocation. Quelle est donc la teneur des provocations de Foucault, pour qu'elle nous paraisse plus évidente et en un sens plus scandaleuse ? Je pensais que la provocation foucaldienne devait bien avoir quelques différences qualitatives avec la provocation / ironie socratique : sinon, pourquoi les distingue-t-on ? Pourquoi celle de Foucault nous saute-t-elle aux yeux comme de la « véritable provocation » ? Si je voulais trouver ce qui distingue la provocation foucaldienne de la provocation socratique, je devais les comparer : alors peut-être je trouverai des points communs et en même temps des dissensions. Je n'ai pas eu à exercer ma réflexion trop longuement pour déterminer que Foucault comme Socrate critique la valeur, l'institution de la valeur, et l'instituteur de la valeur : Prendre trop à cœur ce qu'il n'y a pas à prendre à cœur, porter son attention sur des vérités indifférentes, conférer une valeur intrinsèque à ce qui n'a de valeur qu'extrinsèque, voilà sur quoi portent indistinctement leur critique. À ce stade de ma réflexion, je remarquai que Foucault et Socrate sont loin d'être les seuls dont la critique-provocation s'était instituée contre la valeur, l'institution de la valeur et l'instituteur de la valeur. Un économiste du nom de Lordon remonte cette « grande critique » à Spinoza. Selon Spinoza, dit-il, il n'y a pas de valeur en soi, il n'y a que des valeurs que l'on confère. Un phénomène ne capte pas l'attention et n'exige pas à être traité en soi, cette exigence est instituée. La position de Lordon, qui examine celle de Spinoza, expose que cette exigence est instituée par le désir. Il rappelle cette très belle phrase de Spinoza : « On ne désir pas une chose parce qu'elle est belle, elle est belle parce qu'on la désir ». Spinoza tiendrait donc une posture psychologique, laquelle sera largement reprise par Freud. C'est le désir qui est l'instituteur de la valeur (valeur monétaire, morale, artistique). Pourtant, cette psychologie pourrait très bien être transposée au champ sociologique : Unamuno, en un sens, l'a fait. La sociologie se présente dans ce cas sous la forme d'une psychologie des masses, et nous pouvons trouver des exemples concrèts frappants qui accréditent la thèse psycho-sociologique : plus un objet est rare, plus ON le désir en masse, plus il prend de la valeur économique. À ce stade de ma réflexion, j'eu l'impression de m'être quelque peut égaré. Je revins donc sur ce qui m'intéressait plus haut : à savoir, comparer les « critique provocatrice » de Foucault et celle de Socrate. Je tenais effectivement à déterminer ce qui les différenciait qualitativement, car j'avais supposé que si l'on voit clairement la critique foucaldienne comme provocatrice et qu'on distingue moins clairement celle de Socrate comme telle, il devait probablement y avoir des différences qualitatives entre les deux. Pourtant, je viens d'exposer et d'accréditer une thèse qui veut que les phénomènes n'aient aucune valeur en soi. À cet égard, peut-être puis-je supposer que si la critique menée par Socrate et celle menée par Foucault sont représentées et traitées différemment par nous, ce n'est pas pour la valeur intrinsèque liée à leur posture, mais simplement parce que nous instituons une différence (en vertu de notre psychologie, de notre psycho-sociologie, etc). J'ai aussi montré que Foucault, Socrate, Spinoza et Lordon critiquaient la valeur, les processus de valorisation, et les instituteurs de valeur. À ce stade, aucune teneur ni aucun enjeu de la critique (provocation) ne semble distinguer un philosophe d'un autre. Partant, il est possible que si on retrouve ce point commun chez tous les philosophes ou chez tous les « critiques », ce soit un aspect essentiel de la critique en général. C'est-à-dire qu'il est possible que ce objet de la critique, ne se différenciant pas fondamentalement de la critique comme procédé, soit une partie de l'ontologie de la critique – si toutefois aucune ontologie n'a jamais existé. Car si j'en revenais à Spinoza, ces qualités que je place dans la critique, et que je dis ontologique, en tant qu'elles sont des valeurs, ne sont pas intrinsèques à la critique : c'est moi ou c'est nous qui les instituons. La critique menée à ce point critique la notion d'ontologie et se demande si elle-même (la critique) est caractérisée par des propriétés intrinsèques. Mais enfin ! Je pense qu'une chose est que la critique ait des caractéristiques intrinsèques, une autre est de valoriser ou de dévaloriser ces caractéristiques ! Voilà ce que voulait dire Spinoza, Foucault, Socrate – apparemment si identiques dans leur approche.
Post-Scriptum : Putain, ces deux pages de texte que j'ai crachées comme ça, c'est du Descartes renouvelé. Renouvelé parce que sa démarche est rétrospective (mais elle ne relève pas moins du génie) tandis ce que la mienne est « spective » quand bien même elle n'est pas rédigée dans un présent d'accélération (c'est de la philo, pas de la littérature). Les deux démarches, cela dit, sont introspectives. Et Don Juan ? C'est prospectif.
En cogitant sur l'ontologie de la critique, voilà que j'ai immédiatement été victime d'une révélation, un « flash ». Il est bien simple : je me suis rappelé de la maïeutique socratique (dont j'avais publié un article sur Intercession), puis je suis immédiatement passé aux critiques menées par Foucault. Ce faisant, j'ai comparé immédiatement la « méthode » de Socrate à celle de Foucault – et je sais que j'ai une formidable propension à faire des liens. D'abord, j'ai vu que le critique était pour ainsi dire lié à l'observateur. Alors qu'est-ce qu'un observateur ? C'est quelqu'un qui met en lumière ce qui est caché. Cette définition est utilisée par les « commentateurs » de Socrate, par Kierkegaard, par Foucault, etc. J'ai par ailleurs publié un article sur la teneur et les enjeux de l'observation, sur mon blog (littérale infortune). Partant, j'en suis revenu à Socrate. Je ne vais pas ré-écrire un article sur la maïeutique, mais voilà grosso modo comment il est dit que le philosophe grec mettait en lumière ce qui est caché : il interrogeait, l'interlocuteur répondant, et il exposait la réponse. Que signifie « exposer » au sens grec ? C'est un mot issu du champ de la médecine, lequel signifiait : vérifier si l'enfant est légitime ou illégitime. Il est dit que Socrate n'exposait pas lui-même, en vérité, mais qu'il mettait ses interlocuteurs dans de telles situations qu'ils étaient forcés d'exposer leurs idées. Après avoir mené ces réflexions simples, je me suis penché sur la posture de Socrate, laquelle Kierkegaard soulignait aussi. On dit que l'entièreté de la tradition paulino-luthérienne – ou même protestante en général – est fondé sur la même posture : en théologie, on parle de l'individuation de l'éthique, c'est-à-dire du face à face. J'ai retenu l'idée du face à face et l'idée de l'individuation et j'ai remarqué que la posture de Socrate n'était, a priori du moins, pas politique à proprement parler : c'est une singularité qui parle à une autre, et non un homme de charges qui parle à un autre homme de charge. Après avoir mené ces réflexions simples, j'en suis revenu à Foucault, et voici ce qui m'a d'abord été inspiré : que le philosophe français utilise, pour tirer le fil de ce qui est caché, pour mettre en lumière ce qui est caché, la critique sous forme de provocation. La provocation semble plus évidente chez Foucault qu'elle ne l'est chez Socrate. Pourtant, l'interrogation (c'est-à-dire l'ironie) pourrait être considérée comme une forme de provocation. Quelle est donc la teneur des provocations de Foucault, pour qu'elle nous paraisse plus évidente et en un sens plus scandaleuse ? Je pensais que la provocation foucaldienne devait bien avoir quelques différences qualitatives avec la provocation / ironie socratique : sinon, pourquoi les distingue-t-on ? Pourquoi celle de Foucault nous saute-t-elle aux yeux comme de la « véritable provocation » ? Si je voulais trouver ce qui distingue la provocation foucaldienne de la provocation socratique, je devais les comparer : alors peut-être je trouverai des points communs et en même temps des dissensions. Je n'ai pas eu à exercer ma réflexion trop longuement pour déterminer que Foucault comme Socrate critique la valeur, l'institution de la valeur, et l'instituteur de la valeur : Prendre trop à cœur ce qu'il n'y a pas à prendre à cœur, porter son attention sur des vérités indifférentes, conférer une valeur intrinsèque à ce qui n'a de valeur qu'extrinsèque, voilà sur quoi portent indistinctement leur critique. À ce stade de ma réflexion, je remarquai que Foucault et Socrate sont loin d'être les seuls dont la critique-provocation s'était instituée contre la valeur, l'institution de la valeur et l'instituteur de la valeur. Un économiste du nom de Lordon remonte cette « grande critique » à Spinoza. Selon Spinoza, dit-il, il n'y a pas de valeur en soi, il n'y a que des valeurs que l'on confère. Un phénomène ne capte pas l'attention et n'exige pas à être traité en soi, cette exigence est instituée. La position de Lordon, qui examine celle de Spinoza, expose que cette exigence est instituée par le désir. Il rappelle cette très belle phrase de Spinoza : « On ne désir pas une chose parce qu'elle est belle, elle est belle parce qu'on la désir ». Spinoza tiendrait donc une posture psychologique, laquelle sera largement reprise par Freud. C'est le désir qui est l'instituteur de la valeur (valeur monétaire, morale, artistique). Pourtant, cette psychologie pourrait très bien être transposée au champ sociologique : Unamuno, en un sens, l'a fait. La sociologie se présente dans ce cas sous la forme d'une psychologie des masses, et nous pouvons trouver des exemples concrèts frappants qui accréditent la thèse psycho-sociologique : plus un objet est rare, plus ON le désir en masse, plus il prend de la valeur économique. À ce stade de ma réflexion, j'eu l'impression de m'être quelque peut égaré. Je revins donc sur ce qui m'intéressait plus haut : à savoir, comparer les « critique provocatrice » de Foucault et celle de Socrate. Je tenais effectivement à déterminer ce qui les différenciait qualitativement, car j'avais supposé que si l'on voit clairement la critique foucaldienne comme provocatrice et qu'on distingue moins clairement celle de Socrate comme telle, il devait probablement y avoir des différences qualitatives entre les deux. Pourtant, je viens d'exposer et d'accréditer une thèse qui veut que les phénomènes n'aient aucune valeur en soi. À cet égard, peut-être puis-je supposer que si la critique menée par Socrate et celle menée par Foucault sont représentées et traitées différemment par nous, ce n'est pas pour la valeur intrinsèque liée à leur posture, mais simplement parce que nous instituons une différence (en vertu de notre psychologie, de notre psycho-sociologie, etc). J'ai aussi montré que Foucault, Socrate, Spinoza et Lordon critiquaient la valeur, les processus de valorisation, et les instituteurs de valeur. À ce stade, aucune teneur ni aucun enjeu de la critique (provocation) ne semble distinguer un philosophe d'un autre. Partant, il est possible que si on retrouve ce point commun chez tous les philosophes ou chez tous les « critiques », ce soit un aspect essentiel de la critique en général. C'est-à-dire qu'il est possible que ce objet de la critique, ne se différenciant pas fondamentalement de la critique comme procédé, soit une partie de l'ontologie de la critique – si toutefois aucune ontologie n'a jamais existé. Car si j'en revenais à Spinoza, ces qualités que je place dans la critique, et que je dis ontologique, en tant qu'elles sont des valeurs, ne sont pas intrinsèques à la critique : c'est moi ou c'est nous qui les instituons. La critique menée à ce point critique la notion d'ontologie et se demande si elle-même (la critique) est caractérisée par des propriétés intrinsèques. Mais enfin ! Je pense qu'une chose est que la critique ait des caractéristiques intrinsèques, une autre est de valoriser ou de dévaloriser ces caractéristiques ! Voilà ce que voulait dire Spinoza, Foucault, Socrate – apparemment si identiques dans leur approche.
Post-Scriptum : Putain, ces deux pages de texte que j'ai crachées comme ça, c'est du Descartes renouvelé. Renouvelé parce que sa démarche est rétrospective (mais elle ne relève pas moins du génie) tandis ce que la mienne est « spective » quand bien même elle n'est pas rédigée dans un présent d'accélération (c'est de la philo, pas de la littérature). Les deux démarches, cela dit, sont introspectives. Et Don Juan ? C'est prospectif.
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L'homme ordinaire est exigeant avec les autres.
L'homme exceptionnel est exigeant avec lui-même.
Marc-Aurèle
Re: Qu'est-ce que la critique ?
Bergame, concernant les effets pervers de la "théorie critique": je te conseille de lire les derniers paragraphes de cet article (consacré à un livre sur les "nouvelles pensées critiques") http://bouillaud.wordpress.com/2010/06/02/razmig-keucheyan-hemisphere-gauche-une-cartographie-des-nouvelles-pensees-critiques/
Albâtard- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 24/05/2010
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