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- Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action -

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- Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action - Empty - Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action -

Message par Ragnell Sam 10 Jan 2009 - 20:46

Selon Hannah Arendt, l'homme peut vivre selon 3 grands types de
vie: la vie de plaisir (elle ne s'y attarde pas trop si ce n'est pour
dire que c'est une vie qui a suffisamment d'attrait pour qu'un peuple
entier s'y adonne, et en disant cela elle pense aux Français), la Vita
Activa et la Vita Contemplativa.


La Vita Contemplativa c'est ce qui nous occupe nous en venant sur
ce forum (du moins c'est ce que l'on est en droit de penser), c'est la
vie vouée à la pensée, à la contemplation, c'est la vie du philosophe.


La Vita Activa désigne toutes les activités de l'homme et se divise elle même en 3 catégories: le travail, l'oeuvre et l'action.


Le travail est l'activité de l'homme qui lui permet de répondre aux
nécessités vitales, son produit est destiné à être consommé, il est
donc perpétuellement à recommencer.

Le travail est ce qui se situe dans la dimension naturelle de l'homme, la condition humaine du travail est la vie elle-même.


L'oeuvre est l'activité humaine qui permet à l'homme de créer des
objets qui vont lui permettre d'habiter son monde, elle est ce qui
correspond à sa non-naturalité et lui fournit un monde artificiel qui
dure et ne disparait pas dans le cycle naturel, contrairement au
travail.

Le produit de l'oeuvre n'est pas destiné à la consommation mais à
l'usage, il s'agit des bâtiments, du mobilier, des vêtements, des
oeuvres d'art, etc...


L'action est l'activité qui correspond à la condition humaine de la
pluralité, c'est l'interaction des hommes entre eux, ce que les Grecs
nommaient politique.

Elle s'effectue par la parole et son résultat est toujours
incertain car la pluralité humaine signifie aussi la pluralité des
objectifs.



La hiérarchie traditionnelle de ces activités étant donc la
suivante : le travail d'abord, parce qu'il n'est qu'une nécessité,
l'oeuvre ensuite parce qu'elle permet d'habiter le monde, l'action
enfin, parce que c'est l'activité qui fait vraiment que l'homme est
homme et que c'est dans cette activité qu'il peut connaître la gloire
et la liberté.


Confondre ces activité entre elle est une source de danger énorme, en particulier confondre l'action avec l'oeuvre.


En effet, il est tentant de voir la politique comme une oeuvre
parce que la première est toujours incertaine, alors que la seconde est
un processus que l'homme peut maîtriser de bout en bout.


Toute utopie relève d'une telle confusion, c'est à dire d'une
volonté de transformer le monde comme l'on transformerait du bois pour
en faire une table.
C'est d'une telle confusion qu'est née l'image du philosophe-roi
chez Platon, c'est d'une telle confusion enfin que naissent les
totalitarismes.


Aujourd'hui nous sommes dans une situation où un renversement total
de la hiérarchie traditionnelle s'est opéré, l'activité suprême de
l'homme n'est plus l'action, ni même l'oeuvre, c'est le travail.


Ce qui relevait de l'oeuvre même s'est transformé, tant dans les
moyens de produire que dans le fruit de cette production et le rapport
que nous entretenons avec elle.

Le travail industriel voire à la chaîne est venu remplacer
l'oeuvre de l'artisan, si bien que le processus de création lui-même
est maintenant compris comme un travail.

De même, les produits qui relevaient habituellement de l'oeuvre ne sont plus destiné à l'usage mais à la consommation.

Il y a 100 ans à peine, quand nos ancêtres construisaient une
table, celle-ci était destinée à durer, à se transmettre dans la
famille de génération en génération, aujourd'hui si on fait 10 ans avec
une table Ikéa c'est déjà exceptionnel.

Pire encore avec les objets électroniques et numériques,
téléphones, ordinateurs, consoles de jeux, dont l'espérance de vie
dépasse rarement 3 ou 4 ans.

Les oeuvres d'art elles-mêmes, qui semblaient pourtant à l'abris
de la consommation peuvent aujourd'hui s'y adonner dans les rayons
"culturels" de Carrefour ou sur les chaînes musicales telles MTV ou
MCM.


On peut même se demander jusqu'à quel point la politique, qui
relevait de l'action n'est pas régie aujourd'hui par le travail, c'est-à-dire par l'économie.

Et c'est une critique qui vaut à droite comme à gauche car bien
que leurs conceptions de l'économie différent, c'est toujours néanmoins
une conception de l'économie quelconque qui fait leurs programmes dits
"politiques".



(Il faut bien que j'admette que je n'éprouve aucune
sympathie particulière à l'égard du travail, je ne le considère que
comme ce qui doit être fait mais pas du tout comme ce qui suffit à
s'accomplir dans son humanité.)
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- Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action - Empty Re: - Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action -

Message par Courtial Lun 12 Jan 2009 - 22:40

Confondre ces activité entre elle est une source de danger énorme, en particulier confondre l'action avec l'oeuvre.


En effet, il est tentant de voir la politique comme une oeuvre
parce que la première est toujours incertaine, alors que la seconde est
un processus que l'homme peut maîtriser de bout en bout.


Toute utopie relève d'une telle confusion, c'est à dire d'une
volonté de transformer le monde comme l'on transformerait du bois pour
en faire une table.
C'est d'une telle confusion qu'est née l'image du philosophe-roi
chez Platon, c'est d'une telle confusion enfin que naissent les
totalitarismes.



Ce que tu dis d'Arendt me paraît exact sur sa théorie, mais j'ai des questions sur le fond. La confusion entre l'action et la production, oui. Tu cites Platon, qui, dans le Politique, compare celui-ci à une sorte d'artisan (un tisserand). Ce qu'elle dit d'Aristote me semble encore plus intéressant : il se serait trompé - alors même qu'il a le plus rigoureusement distingué ces deux domaines, par exemple dans l'Ethique à Nicomaque, livre VI, chapitres 3 et 4) - dès le départ, en commençant par penser l'action en termes de finalité (toute action se fait en vue d'une fin : point de départ de l'Ethique, même jeu dans la Politique).
Ca, je crois l'avoir bien entendu. Mais quand je considère les arguments qu'Arendt fait valoir, je suis un peu gêné. Et par ailleurs, la conséquence que tu en tires ne fait qu'accroître ma perplexité.
Je reprends ces deux points :
1) Pourquoi Platon et Aristote se gourrent-ils quand ils pensent l'action, la pratique humaine en termes de finalité? Parce qu'ils la confondent avec l'oeuvre. L'artiste veut produire un résultat, un "produit fini" dans lequel son activité se résorbe, se concentre, se résume et inscrit sa trace. Elle est alors vraiment une fin en ce qu'elle existera telle quelle, sans modification ultérieure (je laisse de côté bien sûr les facteurs naturels qui font que les toiles se détériorent avec le temps, que les statues s'effritent, etc.).
OK, alors pourquoi est-ce que c'est une erreur de voir les choses ainsi? A mon souvenir - tu corrigeras si nécessaire, ta lecture semble plus "fraîche" que la mienne -, parce que le caractère fondamental de l'action, c'est qu'on ne peut précisément jamais l'arrêter sur une "fin". Toute action humaine produit d'autres effets à l'infini, elle induit d'autres actions qui auront à leur tour des conséquences, etc. Par conséquent, nous passons ici au règne de l'infini.
L'argument paraît puissant, mais je n'ai jamais réussi - et c'est mon objection - à me déprendre de l'idée qu'Arendt se livre ici à une confusion grossière entre les deux sens du mot "fin", à savoir celui de l'arrêt, de la limite, de la destruction, et celle d'objectif, de but, de finalité.
2) Ma deuxième objection t'est plutôt adressée à toi : le lien avec le totalitarisme m'échappe. Celui-ci consisterait essentiellement à considérer l'action (politique) comme une oeuvre? La grande oeuvre du Führer, etc. Peut-être dans le sens où je l'ai évoqué : un système achevé, fini, parfait, auquel il n'y a plus rien à toucher, etc. C'est ainsi que tu l'entends?

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- Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action - Empty Re: - Arendt : le Travail, l'Oeuvre et l'Action -

Message par Ragnell Ven 16 Jan 2009 - 23:08

Pouvez-vous me donner la référence de la critique de Arendt
portant sur l'EN VI 3-4 que vous citez, histoire que je puisse mettre la
main dessus parce que je dois bien avouer que sur le moment et présentée
ainsi, la critique m'échappe un peu.


Je ne crois pas qu'Arendt nie le fait que toute activité humaine, y
compris les activités qui relèvent de l'action, soit ordonnée à une
certaine fin, à un certain télos.


En effet, il est bien évident que l'homme qui se lance dans l'action politique le fait selon une certaine fin.

Cependant il démarre ce faisant une série qui lui échappe de plus
en plus à mesure qu'elle se confronte à la pluralité des fins des
autres hommes avec lesquels il interagit.

Et dans la mesure où cette série lui échappe elle s'arrêtera
effectivement Dieu seul sait quand, nous plaçant ainsi sous le règne de
l'infini comme vous le notez.


Ainsi, il nous faut bien conclure que dans le domaine politique, il
ne peut y avoir de véritable adéquation entre la fin poursuivie
initialement par celui qui agit et le résultat de cette action,
toujours incertain.

Il ne semble donc pas en effet que l'objectif initial puisse se retrouver dans un achèvement final.


Cependant il s'agit peut-être là d'une mauvaise conclusion dans la
mesure où l'accomplissement de l'action ne se trouve peut-être pas tant
dans un résultat extérieur à l'action mais plutôt dans l'action
elle-même.

Dès lors, en considérant l'action comme une fin en soi, son
accomplissement paraît envisageable et ce me semble être là quelque
chose qui peut être pensé tant chez Arendt que chez Aristote (en tout
cas, au livre VI de l'Ethique à Nicomaque, c'est très clair).


De plus, si la confusion entre les 2 sens de "fin" est possible en
français, elle me paraît beaucoup plus difficile en anglais, langue
dans laquelle Arendt a rédigé la plupart de ses ouvrages.



Pour la question du lien entre confusion action/oeuvre et
totalitarisme, il est effectivement de l'ordre de celui que vous
envisagez.


En ne comprenant l'incertitude de la politique que comme un
obstacle et non comme ce qui est l'essence même de la politique, on
peut être tenté de voir la politique comme une oeuvre, c'est à dire
comme un processus de création que l'on maîtrise du début à la fin.


Ainsi, dès que l'on veut appliquer un tel processus à la politique,
il s'agit d'abord de faire disparaître ce qui est à l'origine de son
incertitude, à savoir la pluralité des hommes et de leurs objectifs.


Je pense que dès lors vous pouvez deviner par vous-même ce que cela implique et où cela conduit.
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Message par Courtial Sam 17 Jan 2009 - 16:29

"Le bienfaiteur selon Aristote aime son "ouvrage", la vie du bénéficiaire qu'il a "faite", comme le poète aime ses poèmes ; et le philosophe rappelle à ses lecteurs que l'amour du poète pour son oeuvre est à peine moins passionné que celui d'une mère pour ses enfants. Cette explication montre nettement qu'Aristote considère l'agir en termes d'ouvrage accompli (en dépit de son insistance à vouloir distinguer entre action et fabrication, praxis et poièsis)"

C'est moi qui souligne, ceci est dans Condition de l'homme moderne, section l'Action, sous l'intertitre "Solution des grecs" (p.255 dans la trad. Agora Pocket).
Elle met là une note avec la référence Eth.Nic, 1168 a 13., qui nous renvoie au livre IX (sur la bienfaisance). Elle ne cite donc pas explicitement VI, 3-4, c'est moi qui, par erreur, l'ai interpolé là - mais c'est bien bien à cette place qu'Aristote opère la distinction incriminée. Drôle de manoeuvre d'Arendt, en tous cas, qui dit en gros qu'Aristote n'arrive pas à maintenir sa propre distinction.

Très juste, votre remarque sur l'anglophonie, qui exclut en effet mon "interprétation". Je devrais peut-être changer de cible et viser le traducteur (Fradier) comme coupable de la confusion?

Pour le totalitarisme, je suis tout à fait d'accord avec ce que vous en dîtes cette fois, en le liant à l'idée d'une négation de la pluralité.
A vrai dire, ce qui me gênait dans le fait de le relier à l'assignation du politique à la réalisation d'une oeuvre en tant que produit fini, c'est qu'Arendt ne cesse de dire (dans les Origines du totalitarisme), que le fascisme (ou le communisme), c'est essentiellement une politique du mouvement avant tout, tout le reste y étant subordonné. Toutes les institutions que Hitler (ou Staline) avaient eux-mêmes mis en place n'avaient à leurs propres yeux aucune valeur, étaient destinées à être perpétuellement dépassées.

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