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La Question de la Technique

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Message par Bergame Dim 14 Sep 2008 - 13:15

En novembre 1953 a lieu à Munich un colloque intitulé : "Les arts à l'époque de la technique". Friedrich Georg Jünger, Emil Pretorius, Romano Guardini y prononcent chacun une conférences, mais si ce colloque mérite sa mention dans l'histoire de la pensée du XXe siècle, c'est parce qu'il fut l'occasion de deux conférences devenues particulièrement célèbres par la suite, celle de Werner Heisenberg le 17 et celle de Martin Heidegger le lendemain. Il me semble qu'il n'est pas inutile de les examiner l'une après l'autre, même si c'est celle de Heidegger qui nous intéresse au premier titre. D'une part, parce que Heidegger cite plusieurs fois Heisenberg au cours de sa propre conférence ; ensuite parce que, peut-être même le texte de Heidegger est-il une réponse à celui de Heisenberg, et ce, même si elle est aussi la prolongation de réflexions initiées depuis 1949 et que Heidegger suivra d'ailleurs au-delà de cette conférence.
J'ai donc essayé de reprendre les deux textes.
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Message par Bergame Dim 14 Sep 2008 - 16:44



La Nature dans la Physique Contemporaine

Werner Heisenberg





Heisenberg part d'abord d'une question relativement commune : L'attitude de l'homme moderne à l'égard de la nature se différencie-t-elle radicalement ou non de celle de l'homme d'autrefois ? A condition que la réponse soit positive, il pose d'emblée que la représentation de la nature véhiculée par les sciences de la nature n'en est sans doute pas la cause. En revanche, et c'est là l'origine de son questionnement philosophique,
on est en droit de supposer que les changements des bases de la science moderne de la nature sont un symptôme des transformations profondes des fondements de notre existence qui à leur tour provoquent certainement des réactions dans tous les autres domaines de la vie.
C'est donc dans cette perspective que Heisenberg se propose de rechercher quelles transformations se sont produites dans l'image de la nature fournie par la science.

La première partie du texte constitue ainsi une étude synthétique d'histoire des sciences, attentive à la représentation de la nature. Heisenberg note donc que jusqu'au XVIIe siècle, la science est encore tributaire de la représentation moyen-ageuse qui envisage la nature comme l'oeuvre de Dieu. Je ne résiste pas, avec Heisenberg, au plaisir de citer Kepler, qui termine le dernier volume de son Harmonie Cosmique par ces mots :
Je te remercie, mon Dieu, notre créateur, de m'avoir laissé voir la beauté de ta création et je me réjouis des oeuvres de tes mains. Vois, j'ai achevé l'oeuvre à laquelle je me suis senti appelé, j'ai fait valoir le talent que tu m'as donné ; j'ai annoncé aux hommes la splendeur de tes oeuvres : dans la mesure où mon esprit limité a pu les comprendre, les hommes en liront ici les preuves.
[C'est moi qui souligne]
Au passage, on pourra apprécier l'intérêt de l'analyse de Max Weber sur le Beruf de l'homme de science.

Mais, continue Heisenberg, déjà chez Newton l'univers n'est-il plus seulement oeuvre de Dieu, concevable comme totalité finie -d'ailleurs Koyré désignera également Newton comme la charnière qui fait passer "du monde clos à l'univers infini". C'est que la science ayant considérablement élargi les dimensions de l'univers, Dieu semble désormais si haut dans le ciel, si loin de la terre, que considérer la terre indépendamment de Dieu peut avoir un sens. C'est à cette époque, dit-il, que naît l'idée d'une conception "objective" de la nature, tant d'ailleurs dans les sciences que dans les arts. Autant dire, pour reprendre les termes nietzschéens de la discussion, que pour Heisenberg, "Dieu est mort" signifie que Dieu s'est peu à peu éloigné de l'horizon des hommes.
C'est donc Newton qui accomplit le pas décisif. En montrant que ce sont les mêmes lois qui régissent la chute d'une pierre et le mouvement de la lune autour de la terre, il incite à une démarche articulée sur deux moments : La théorie mathématique, et la vérification empirique. Or, cette phase de vérification passe par l'utilisation d'instruments techniques de plus en plus perfectionnés. Ainsi :
En tant que la nature est un objet de recherche pour les sciences, la signification du terme "nature" se transforma ; il devint le nom collectif de tous les domaines de l'expérience où l'homme peut accéder à l'aide de la science et de la technique, indépendamment du fait que pour l'expérience immédiate, ces domaines apparaissent ou non comme "nature".
Toutefois, cet "élargissement du concept de nature" à l'activité humaine n'est pas encore un abandon de principe des buts premiers de la science. En effet, au XVIIIe, la nature semblait se dérouler selon des lois dans l'espace et dans le temps : En décrivant les phénomènes, on pouvait faire abstraction de l'homme et de son intervention, du moins en principe.
Par ailleurs, on considérait la matière, inaltérable dans sa masse, et susceptible d'être mue par des forces, comme l'élément constant dans la transformation. Ainsi l'hypothèse de l'atome, empruntée à l'Antiquité, servit de principe à l'expérimentation en chimie et à son explication, et prépara à la conception de l'atome comme moellon inaltérable de la matière. Naquit alors l'image simplifiée de la nature selon le matérialisme du XIXe s.

C'est cette conception d'un univers matérialiste qui sera peu à peu remise en cause, montre Heisenberg.
D'abord, avec le développement de la science de l'électricité, qui introduit un élément abstrait. On tenta d'ailleurs de revenir à la conception matérialiste, en faisant l'hypothèse d'un éther qui, devait en quelque sorte porter les champs électriques.
Mais avec la découverte de la radioactivité, c'est ensuite la conception de l'atome comme élément premier de la matière qui est remise en cause. Là encore, protons, neutrons, électrons seront d'abord désignés comme la dernière réalité objective.
Toutefois, c'est au cours du XXe siècle que se produisent les transformations les plus profondes dans les fondements de la physique de l'atome, qui nous éloignent de la conception réaliste de la philosophie atomiste antique. Au niveau des "particules élémentaires" en effet, chaque processus d'observation provoque des perturbations considérables de l'observé. Par conséquent, la question de savoir si ces particules existent "en elles-mêmes" dans l'espace et dans le temps ne peut plus être posée sous cette forme ; on ne peut plus parler que d'évènements qui se déroulent lorsque, par l'action réciproque de la particule et de n'importe quel autre système physique -par exemple des instruments de mesure-, on tente de connaître le comportement de cette particule.
La conception de la réalité objective s'est donc étrangement dissoute, non pas dans le brouillard d'une nouvelle conception de la réalité obscure ou mal comprise, mais dans la clarté transparente d'une mathématique qui ne représente plus le comportement de la particule élémentaire mais la connaissance que nous en possédons.
Bref, désormais il n'est plus question d'une nature "en soi", et les sciences de la nature présupposent toujours l'homme.

Qu'en est-il donc maintenant de la technique ?
La technique, pose Heisenberg, est condition et conséquence des sciences de la nature.
"Condition" parce que le développement scientifique passe par un perfectionnement des moyens d'observation.
"Conséquence" parce que l'exploitation technique des forces naturelles ne devient possible que par une connaissance approfondie dans le domaine concerné.
Heisenberg esquisse alors une nouvelle histoire, celle de la technique. Elle est d'abord "imitation de la main de l'homme", avec les métiers à tisser, les systèmes de poulies, etc. L'introduction de la machine à vapeur ne change pas encore ce principe ; sauf en ce point précis que :
désormais les forces naturelles concentrées dans le charbon pouvaient être mises à la disposition de l'homme et remplacer le travail manuel.
Mais la transformation décisive du caractère de la technique a lieu avec le développement de l'électrotechnique, car alors, il ne s'agit plus que de l'exploitation de forces naturelles que, pourtant, et c'est là que réside le paradoxe, le hiatus entre la science et la technique, l'homme connait à peine.

Ce qui constitue donc la rupture dans le cours de cette histoire, c'est d'une part, le fait que la technique consiste, à l'ère moderne, en une exploitation de la nature dont les forces sont utilisées pour, non plus prolonger le corps humain mais le remplacer ; et que d'autre part, cette exploitation s'accompagne d'une certaine ignorance, une ignorance de la chose en tant qu'objet. Or, cette ignorance et cette proximité tout à la fois ont quelque chose d'"effrayant", continue Heisenberg, effrayant à ce point que, dit-il :
Regarder l'intérerieur d'un appareil électrique compliqué nous est parfois aussi pénible qu'assister à une opération chirurgicale.
Je confesse beaucoup aimer cette métaphore étonnante. Elle résume le sentiment d'"horreur sacrée" qui est au fondement de l'appréciation d'Heisenberg sur la technique :
Dans l'avenir, les nombreux appareils techniques seront peut-être aussi inséparables de l'homme que la coquille, de l'escargot ou la toile, de l'araignée. Mais même en ce cas ces appareils seraient des parties de l'organisme humain, plutôt que des parties de la nature environnante.
[Souligné dans le texte]
La technique transforme le monde. Immanquablement, elle montre à l'homme l'aspect scientifique de l'univers, et par la même opération, marque l'univers du sceau de l'homme. Le but est connu : "Augmenter le pouvoir matériel de l'homme". Et la valeur de ce but est aussi peu contestable que la valeur de la connaissance de la nature pour la science : "Savoir, c'est pouvoir." Mais il est également caractéristique du développement de la technique que le processus soit souvent lié au but d'ensemble de manière si indirecte, qu'on ne peut guère le considérer comme une partie d'un plan conscient élaboré en vue d'une fin. Alors la technique
apparait plutôt comme un évènement biologique à grande échelle au cours duquel les structures internes de l'organisme humain sont transportées de plus en plus dans le monde environnant l'homme ; c'est donc un processus biologique qui par sa nature même se trouve soustrait au contrôle de l'homme.
Appréhender le phénomène technique comme un processus biologique permet alors à Heisenberg de poser la question fort intéressante de l'adaptation de l'espèce humaine à cette modification de son environnement. Mais il est symptomatique qu'il ne fasse qu'évoquer cette question, et ce, à mon avis, pour une bonne raison : elle risque de l'entrainer dans une autocontradiction qui consisterait en quelque sorte à re-naturaliser l'environnement humain.
Aussi choisit-il sans doute d'approfondir la réflexion sur la situation "absolument nouvelle" dans laquelle se trouve aujourd'hui l'espèce humaine. La nouveauté de la situation, elle peut se caractériser ainsi : Pour la première fois au cours de l'histoire de l'humanité, l'homme se retrouve, sur cette terre, seul avec lui-même, ayant vaincu ses prédateurs, maitrisé les maladies, la faim, le froid, etc. Et Heisenberg note d'ailleurs que ces résultats sont naturellement sanctionnés par un accroissement considérable de la population de l'espèce.
Mais la signification de cette situation dépasse largement la démographie :
Autrefois, l'homme était face à face avec la nature ; habitée par des créatures de toute espèce, elle constituait un royaume qui vivait selon ses propres lois ; l'homme devait de quelque manière s'y adapter. Aujourd'hui, nous vivons dans un monde si totalement transformé par lui que nous rencontrons partout les structures dont il est l'auteur [...] de sorte que l'homme ne rencontre plus que lui-même.
Le discours de Heisenberg n'a pas à proprement parler de visée critique. C'est un scientifique qui parle, et qui cherche des ressources pour appréhender cette "nouvelle situation" dans laquelle se trouve plongée l'espèce humaine. Car on l'a dit en introduction, il s'agit in fine de comprendre comment les transformations de la condition humaine affectent les présupposés de base des sciences de la nature. Aussi Heisenberg s'engage-t-il maintenant dans un examen du concept de "vérité scientifique", qu'on peut rapidement résumer ainsi : La vérité scientifique est toujours transitoire, et par conséquent, il est impossible de fonder sur la connaissance scientifique une pratique ou une politique. On pourrait aisément objecter que cela n'est pas "impossible", et que Heisenberg définit alors plutôt une éthique.

Cette impression sera d'ailleurs renforcée par la conclusion. Heiseberg y définit ce qui, selon lui, constitue le "danger" de notre époque. Pour cela, il réinvestit la métaphore traditionnelle du navire et son capitaine :
L'humanité se trouve dans la situation d'un capitaine dont le bateau serait construit avec une si grande quantité d'acier et de fer que la boussole de son compas, au lieu d'indiquer le Nord, ne s'orienterait que vers la masse de fer du bateau. Un tel bateau n'arriverait nulle part ; livré au vent et au courant, tout ce qu'il peut faire, c'est de tourner en rond [...] A vrai dire, le danger existe tant que le capitaine ignore que son compas ne réagit plus à la force magnétique de la terre. Au moment où il le comprend, le danger est déjà à moitié écarté. Car le capitaine qui, ne désirant pas tourner en rond, veut atteindre un but connu ou inconnu, trouvera moyen de diriger son bateau, soit en utilisant de nouveaux compas modernes qui ne réagissent pas à la masse de fer du bateau, soit en s'orientant par les étoiles comme on le faisait autrefois [...] De toutes façons, la prise de conscience des limites de l'espoir qu'exprime la croyance au progrès contient le désir de ne pas tourner en rond, mas d'atteindre un but. Dans la mesure où nous reconnaissons cette limite, elle devient le premier point fixe qui permet une orientation nouvelle.

Sans doute la tâche de notre époque est-elle de savoir s'accomoder de la nouvelle situation qu'impose le développement effarant de la technique dans tous les domaines de la vie, dit Heisenberg. La voie qu'il propose est donc celle de penser la limite de la technique et de la science, en "espérant" que cette limite ne coincide pas avec la limite du domaine de la vie :
L'espace dans lequel l'homme se développe en tant qu'être spirituel a plus de dimensions que celle-là seule où son activité s'est déployée au cours des derniers siècles.

Il sera, je crois, intéressant de chercher si Heidegger pense également le danger de la technique en termes de "limite".
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Message par Bergame Sam 27 Sep 2008 - 22:23

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La Question de la Technique

Martin Heidegger



Heidegger, quant à lui, choisit de questionner, non pas la technique, mais l'essence (Wesen) de la technique. Car il part du principe que ce sont là deux choses différentes. "L'essence de la technique n'est absolument rien de technique".
Questionner, dit-il, c'est travailler à un chemin, le construire. Aussi, pour progresser sur ce chemin, faut-il commencer par interroger : "Qu'est-ce que la technique ?"

Heidegger commence donc par qualifier la représentation courante de la technique, ce qu'il appelle sa conception instrumentale et anthropologique : La technique est à la fois une activité humaine, et un moyen en vue d'une fin. Cette conception, dit-il, est exacte, au sens où elle est adéquate à ce qui est devant nous, sous nos yeux. Mais elle n'est pas encore vraie, au sens qu'elle ne dévoile rien de l'essence de ce qui est présent. La méthode pour parvenir à l'essence va donc consister à chercher le vrai à travers l'exact. Il s'agit de questionner cette conception instrumentale de la technique.

Ce qui est moyen en vue d'une fin est cause d'un effet. Mais la fin aussi est une cause. Il faut donc comprendre ce qu'est une cause. Heidegger remonte alors à la doctrine aristotélicienne des quatre causes : Efficiente, formelle, matérielle, finale. Quel est le caractère commun qui les constitue comme "causes" ?
"Cause" en grec, se dit aition, "ce qui répond d'une autre chose". Heidegger traduit ce "répondre" par Verschulden, introduisant ainsi l'idée d'une dette ou d'une faute (Schuld, schuldig = "coupable"). Au passage, on notera donc la proposition rapidement évoquée ici par Heidegger de l'existence d'un lien étymologique entre causalité et morale, qui manifeste un en-deça.
En fait, les quatre modes de "l'acte-dont-on-répond" se caractérisent par ce qu'ils conduisent quelque chose vers son "apparaître", ils ont le sens d'un "faire-venir" (Veranlassung) à la présence. C'est donc ce "faire-venir" qui exprime l'essence de la causalité telle que les Grecs l'entendaient.
Il faut ici noter que Heidegger a un peu chamboulé la doctrine aristotélicienne en cours de route. Cause matérielle et cause formelle sont associées l'une à l'autre, et une autre cause est introduite qui est tout simplement l'homme. C'est l'homme, dit Heidegger, qui "fait venir", qui "pro-duit" comme on le verra à l'instant, retrouvant ainsi par là-même la double conception commune de la technique, instrumentale mais aussi activité spécifiquement humaine.

Car en effet, la production au sens où l'entendaient les Grecs, poiesis, est un "faire-venir". Or, dit Heidegger, la fabrication artisanale, l'acte poétique, et même la physis, en tant qu'elle est ce par quoi la chose s'ouvre d'elle-même, sont poiesis, c'est-à-dire "ce qui a lieu pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non-caché". Cette arrivée dans le non-caché, c'est ce que les Grecs appelaient aletheia, "dévoilement" ou encore "vérité".

Pourquoi cette longue introduction ? "En quoi l'essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement ? Réponse : en tout." La tekhnè est un mode du dévoilement, elle a profondément à voir avec la poiesis, elle est non seulement le "faire" de l'artisan, mais aussi l'art au sens le plus élevé du terme.

Qui construit une maison ou un bateau, qui façonne une coupe sacrificielle dévoile la chose à pro-duire suivant les perspectives des quatre modalités du "faire-venir". Ce dévoilement rassemble au préalable l'apparence extérieure et la matière du bateau ou de la maison, dans la perspective de la chose achevée et complètement vue, et il arrête à partir de là les modalités de la fabrication. Ainsi le point décisif, dans la tekhnè, ne réside aucunement dans l'action de faire et de manier, pas davantage dans l'utilisation de moyens, mais dans le dévoilement dont nous parlons. C'est comme dévoilement, non comme fabrication, que la tekhnè est une pro-duction.
La technique est donc un mode du dévoilement. Toutefois, demande Heidegger, n'y a-t-il pas une différence entre la technique antique, telle que les Grecs la comprenaient donc, et la technique moderne ?
Ici, la démonstration de Heidegger n'est pas simple. Disons que ce qui, à ses yeux, semble distinguer la technique moderne de la tekhnè grecque , c'est que la première est liée à la science moderne, exacte, de la nature, à la fois comme fondement théorique et comme moyen de son progrès -ainsi que le précisait Heisenberg. Par conséquent, la technique moderne n'est pas pro-duction au sens grec.

Elle est pro-vocation (Herausfordern, qui signifie également "extraire"), elle met en demeure (stellt) la nature de répondre en commettant, mettant à disposition (bestellen) une énergie qui sera accumulée et stockée. Ce qui est alors stocké, disons, ce qui est alors dévoilé comme mis à disposition, c'est le "fonds" (Bestand) :

Le charbon extrait (gefördert) dans le bassin houiller n'est pas "mis là" pour qu'il soit simplement là et qu'il soit là n'importe où. Il est stocké, c'est-à-dire qu'il est sur place pour que la chaleur solaire emmagasinée en lui puisse être "commise" (bestellt). Celle-ci est provoquée (herausgefördert) à livrer une forte chaleur, laquelle est commise à la livraison de la vapeur, dont la pression actionne un mécanisme et par là maintient une fabrique en activité.

De toute évidence, ce qui est là au sens du Bestand n'est plus en face de nous comme objet (Gegenstand). On retrouve donc ici une réminiscence du thème hégélien de l'abolition de la frontière sujet/objet par le processus de consommation. Et de toute évidence, c'est l'homme qui accomplit l'interpellation provoquante par laquelle ce qu'on appelle le réel est dévoilé comme fonds.
Pourtant, Heidegger pose que l'homme ne dispose point de la non-occultation dans laquelle le réel se montre ou se dérobe :

Si depuis Platon le réel se montre dans la lumière d'idées, ce n'est pas Platon qui est en cause. Le penseur a seulement répondu à ce qui se déclarait en lui.
Par conséquent, l'homme est lui-même pro-voqué, et c'est seulement lorsqu'il est dévoilé comme fonds, "matériel humain", qu'il peut prendre part au commettre comme dévoilement, libération, mise à disposition des énergies naturelles.
Dans un passage très poétique, Heidegger évoque donc un "appel de la non-occultation". Lorsque l'homme est ainsi occupé à la découverte de la nature, à son dévoilement, par la science ou par l'art, il répond à l'appel :

Partout où l'homme ouvre son oeil et son oreille, déverrouille son coeur, se donne à la pensée et considération d'un but, partout où il forme et oeuvre, demande et rend grâces, il se trouve déjà conduit dans le non-caché.

La technique et l'essence de la technique sont donc deux choses différentes. Si la technique est une activité humaine, l'essence de la technique moderne n'a rien d'humain. Elle pro-voque l'homme dans le commettre (Bestellen), elle le rassemble et le met à disposition de dévoiler le réel comme fonds. Heidegger la nomme Gestell.
Le terme joue sur la racine ge- qui indique en effet une qualité "rassemblante" et sur les différents sens du verbe stellen qui, comme on l'a vu plus haut, signifie "réquérir", "mettre en demeure", en quelque sorte : Demander des comptes. André Préau, traducteur de l'édition Tel, propose de transcrire Gestell par "Arraisonnement" :

La technique arraisonne la nature, elle l'arrête et l'inspecte, et elle l'ar-raisonne, c'est-à-dire la met à la raison, en la mettant au régime de la raison, qui exige de toute chose qu'elle rende raison, qu'elle livre sa raison.
[Note du traducteur]

Mais, continue Heidegger, Gestell conserve aussi quelque chose d'un autre sens de Stellen, celui qu'on retrouve dans herstellen ("ériger", "fabriquer") ou darstellen ("mettre sous les yeux, "exposer", par exemple, chez Kant, exposer un développement théorique). C'est-à-dire ce qui, au sens de la poiesis, fait venir la chose présente dans la non-occultation.
Heidegger exploite ce second sens de Stellen pour proposer que ce n'est pas tant la représentation de la nature au fondement de la science physique qui a partie liée avec la technique comme le propose Heisenberg, mais l'essence de la technique qui, à travers la physique théorique moderne, exige que la nature se montre comme un complexe calculable et prévisible de forces. En vérité, peu importe comment la nature répond à l'appel, l'essentiel est qu'elle réponde d'une manière saisissable et commettable.
Par conséquent, l'idée selon laquelle la technique est science naturelle appliquée réfère à une apparence trompeuse. Car là même où la technique est la plus apparente, dans son "progrès", la fabrication de moteurs, l'électrotechnique, la technologie de l'atome, l'essence de la technique se cache toujours. Le point est, je crois, fondamental chez Heidegger :

Tout ce qui est essentiel (Wesende), et non pas seulement l'essence de la technique moderne, se tient partout en retrait le plus longtemps possible. Néanmoins, sous le rapport de sa puissance rectrice, il demeure ce qui précède toute autre chose : ce qui vient des tout premiers temps.
Dira-t-on que le Gestell, en tant qu'essence, constitue une origine, l'origine d'une histoire particulière, en l'occurence celle de la technique moderne ? Mais il faudrait alors comprendre qu'il existe une autre histoire, parallèle, celle de la technique antique ? Nous y reviendrons.
Toujours est-il que le Gestell appelle, questionne, requiert de l'homme qu'il se mette en route sur le chemin du dévoilement. Il l'envoie donc (schicken) vers le dévoilement. Cet envoi, formé sur la même racine ge- et qui met l'homme en chemin, c'est le Geschick, "destin". C'est à partir de ce destin, dit Heidegger, que toute histoire se détermine.

L'histoire (Geschichte) n'est pas seulement l'objet de l'"histoire" (Historie), pas plus qu'elle n'est seulement l'accomplissement de l'activité humaine. Celle-ci ne devient historique que lorsqu'elle est à la fois docile au destin et dispensé par lui (geschicklich).
Ce destin, toutefois, n'est pas une fatalité. Au contraire, c'est parce que l'être de l'homme est toujours régi par le destin du dévoilement qu'il est libre, en ce sens qu'il est à l'écoute de ce qui demande à être libéré, dévoilé.

L'acte du dévoilement, c'est-à-dire de la vérité, est ce à quoi la liberté est unie par la parenté la plus proche et la plus intime. Tout dévoilement appartient à une mise à l'abri et à une occultation. Mais ce qui libère, le secret, est caché et toujours en train de se cacher [...] La liberté est ce qui cache en éclairant et dans la clarté duquel flotte ce voile qui cache l'être profond (Wesende) de toute vérité et fait apparaitre le voile comme ce qui cache.
Par conséquent, dire que le Gestell est un mode du dévoilement, c'est dire bien autre chose que, par exemple : La technique est la fatalité de notre époque. En fait, l'homme est pris entre deux possibilités : Placé sur le chemin du dévoilement, il peut continuer à faire sans cesse progresser ce qui a été dévoilé dans le "commettre". Mais il se ferme alors une autre possibilité :

Que l'homme se dirige plutôt, et davantage, et d'une façon toujours plus originelle, vers l'être du non-caché et sa non-occultation, pour percevoir comme sa propre essence son appartenance au dévoilement.
Ainsi le destin (Geschick) est-il un danger (Gefahr). Il est même, dit Heidegger, le danger. En tant que tel, il se montre de deux manières différentes.


Dernière édition par Bergame le Mer 8 Déc 2010 - 13:34, édité 1 fois
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Message par Bergame Sam 27 Sep 2008 - 22:59

Le danger est d'abord que, en tant que l'homme est lui-même pro-voqué et lancé ainsi sur le chemin du dévoilement, le non-caché ne représente même plus pour lui un objet, disons : à tout le moins un objet de recherche, mais qu'il ne le concerne plus qu'en tant que fonds commettable. En quelque sorte, c'est en ce sens que Heidegger réinterprète l'exposé de Heisenberg : L'abolition de la frontière sujet-objet signifie, d'un côté que l'objet n'existe plus en tant que posé devant l'homme, mais également, de l'autre : que l'homme va vers ce point où lui-même ne doit plus être pris que comme fonds. Et pourtant, dit Heidegger, c'est précisément cet homme si menacé qui pose au seigneur et maitre de la terre.
Toujours est-il que cette abolition sujet-objet est à l'origine du phénomène que, comme le dit Heisenberg, l'homme, désormais, ne rencontre partout que lui-même. Mais ce phénomène, ajoute Heidegger, n'est qu'illusion. Car en vérité, l'homme ne se rencontre plus lui-même nulle part, à savoir, il ne rencontre plus nulle part son être. Au fondement de cette illusion, il y a la non-conscience du destin :

L'homme se conforme d'une façon si décidée à la pro-vocation de l'Arraisonnement qu'il ne perçoit pas celui-ci comme un appel exigeant, qu'il ne se voit pas lui-même comme celui auquel cet appel s'adresse.
Autrement dit, l'homme continue de se représenter le phénomène de la technique comme étant du domaine de l'objet, selon la conception instrumentale commune. Mais en vérité, c'est à lui que s'adresse originellement l'appel pro-voquant du Gestell. C'est l'homme au premier chef que la technique menace, parce qu'en son essence, elle n'a rien d'humain. Et on pourra noter avec intérêt que c'était déjà le fond du propos de Heisenberg, lorsqu'il parlait de "processus biologique".

Mais il est aussi un second danger : Que l'Arraisonnement cache tout autre mode du dévoilement. Je disais qu'il existait deux histoires parallèles, et deux origines. Là où le Gestell domine, il masque cet autre mode du dévoilement qui, au sens de la poiesis, produit et fait paraître la chose présente. Le danger, en fait, est que l'homme soit détourné d'un dévoilement plus originel et de l'appel d'une vérité plus originelle.

Le Gestell nous masque l'éclat et la puissance de la vérité.

Gestell, Geschick, Gefahr, trois puissances "rassemblantes", trois manières de signifier le péril que recèle notre époque. Heidegger propose alors les fameux vers de Hölderlin :

    Mais là où il y a danger, là aussi
    Croît ce qui sauve
Et se fondant sur cette indication du poète qui donne ainsi à voir le chemin du dévoilement, il propose que c'est en la naissance même de l'Arraisonnement que doit croître ce qui sauve, c'est-à-dire, en tant qu'il est essence.

Or qu'est-ce donc qu'une essence ? Ce n'est pas au sens de la quiddité, ce que quelque chose est, que l'Arraisonnement est essence. Ce n'est pas non plus au sens d'un concept général, au sens du genre ou même d'un ensemble. C'est en tant qu'il est un mode "destinal" du dévoilement. Or, la poiesis aussi, est un mode destinal du dévoilement.

Le dévoilement est ce destin qui, chaque fois, subitement et d'une façon inexplicable pour toute pensée, se répartit en dévoilement pro-ducteur et en dévoilement pro-voquant et se donne à l'homme en partage. Dans le dévoilement pro-ducteur, le dévoilement pro-voquant a son origine qui est liée au destin. Mais en même temps, par l'effet du destin, l'Arraisonnement rend méconnaissable la poiesis.
On retrouve bien ici cette idée, centrale chez Heidegger, que se qui se révèle d'abord est toujours ce qui est le moins essentiel, le moins originaire.
Reste toutefois la question : Qu'est-ce que l'essence ? Retrouvant Socrate et Platon, Heidegger propose que l'essence, ce qui est au sens fort, c'est ce qui dure. Mais qui dure, non pas au sens de la permanence d'une idée, mais au double sens d'être accordé et d'accorder :

Seul dure ce qui a été accordé. Ce qui dure à l'origine, à partir de l'aube des temps, c'est cela même qui accorde. (Nur das Gewährte währt. Das anfänglich aus der Frühe währende ist das Gewährende).
On notera, encore, le préfixe ge-, et le sens de Gewähr, "garantie", "assurance" : Ce qui dure, c'est ce qui constitue pour les autres choses la garantie de leur être.

Tout destin de dévoilement se produit donc à partir de l'acte qui accorde, et en tant que tel. Car il apporte à l'homme la part que celui-ci prend au dévoilement, et le détermine à la plus haute dignité de son être, à son rôle, qui est de veiller sur la non-occultation et l'occultation de tout être sur cette terre. Mais un pas plus loin, c'est précisément dans le Gestell que se manifeste l'appartenance la plus intime de l'homme au Gewährende. Car en tant que danger, le Gestell lui accorde de persister dans ce rôle qui est le sien, et de s'établir durablement dans son être.
Pour cela, l'homme doit être attentif, à l'écoute, capable de percevoir ce qui, dans la technique, est essentiel. Car :

Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Nous passons à côté de l’essence de la technique.

Le Gestell est donc d'une grande ambiguïté. Il est danger, il est le danger, mais il est aussi ce par quoi l'homme accède à la plus haute dignité de son être. Si tant est, bien sûr, que l'homme sache être à l'écoute de ce qui, dans la technique, appelle, son essence. Car ce qui appelle demande à être dévoilé d'une façon plus originelle. Qu'y a-t-il donc de plus originel que le Gestell ?

Il fut un temps où la tekhnè ne désignait pas seulement ce qu'on appelle aujourd'hui "technique", mais également l'art. Et c'est parce qu'il était un dévoilement pro-ducteur, et qu'à ce titre, il était partie de la poiesis qu'on appelait l'art du nom de tekhnè. Finalement, le nom de poiesis fut donné à ce dévoilement qui pénètre et régit tout l'art du beau : la poésie.
L'essence de la technique n'a donc rien de technique. En prendre conscience, c'est réaliser que "l'explication décisive" doit avoir lieu dans un domaine qui soit apparenté à cette essence, mais qui n'en soit pas moins foncièrement différent d'elle. Car le danger peut finalement s'exprimer ainsi : Que partout s'installe la technique, et que son essence déploie son être jusque dans l'avènement de la vérité.
C'est donc dans l'art que doit avoir lieu l'explication décisive. Car c'est l'activité dont l'essence est la poésie, mode du dévoilement par lequel l'être essentiel apparaît dans le Beau. Et le questionnement sur la technique doit s'accompagner d'un questionnement sur l'art. L'esthétique ne masque-t-il pas l'être essentiel de l'art ? N'est-ce pas lui qui devrait être appelé à protéger la croissance de "ce qui sauve", à diriger le regard vers "ce qui accorde" ?

Plus nous approchons du danger, et plus clairement les chemins menant vers "ce qui sauve" commencent à s'éclairer. Plus aussi nous questionnons.
Car questionner, c'est avancer sur le chemin du dévoilement.
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