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Le retour

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Message par denis_h Ven 20 Sep 2024 - 17:23


Le retour, par Denis_H

Je quittai l’hôpital vers onze heures du matin, alors que j’y étais entré la veille vers dix-huit heures. On m’avait fait plusieurs examens à mon arrivée, et j’avais dormi dans une chambre individuelle. L’opération avait eu lieu au petit matin, on m’avait transporté sur un brancard jusqu’à la salle de chirurgie où après anesthésie générale, je subis l’intervention : un curetage de la prostate. Ce n’était pas la première fois, mes problèmes remontaient à plusieurs années, depuis qu’on avait détecté la présence de sang dans mes urines. A mon âge les problèmes de prostate sont plutôt fréquents, mais là il s’agissait d’une détérioration irréversible de certains tissus organiques, qui entraînerait probablement ma fin de vie à plus ou moins long terme. Subir une opération avec anesthésie générale à quatre-vingt-un ans n’est pas une mince affaire. Je me sentais diminué et endolori en franchissant les portes du bloc. J’étais vêtu d’un costume trois pièces en flanelle grise et avais mis une cravate. Cela semblera absurde de mettre une cravate pour aller se faire opérer de la prostate, mais c’est ce que j’avais fait, Dieu sait pourquoi. Peut-être essayai-je d’être élégant, comme pour me rendre à mon propre enterrement. Je portais aussi un petit bagage contenant mes affaires de toilette et un pyjama. Le taxi attendait à l’heure prévue sur l’esplanade du bâtiment. Mon corps étant perclus de courbatures, je mis un temps assez long à m’installer sur la banquette arrière puis indiquait au chauffeur la destination, l’emplacement de mon domicile. La course devait prendre une quarantaine de minutes et le chauffeur me stipula qu’il devrait me laisser à la petite gare de P. où un autre client l’attendrait. La gare se situait à environ vingt minutes de marche de ma résidence, ce n’était donc pas un gros problème, n’était mon état de grande faiblesse physique qui aurait de préférence nécessité un transport direct de porte à porte. Enfin, je n’avais plus le choix maintenant et ne souhaitai pas argumenter avec ce chauffeur acariâtre dans l’état où j’étais. Il faudrait marcher un peu, voilà tout.
Ma femme m’attendait pour le déjeuner. Je lui avais téléphoné de l’hôpital pour lui dire que l’opération s’était bien déroulée. J’avais senti une inquiétude dans sa voix, peut-être provoquée par ma difficulté à parler fort et clairement dans l’appareil. Elle non plus n’allait pas très bien. Une intervention à la hanche l’avait laissée semi-handicapée, incapable de se déplacer plus de quelques mètres sans utiliser un déambulateur. J’étais son troisième mari : le premier était décédé, elle avait divorcé du second puis m’avait épousé. Voilà une femme qui tenait à vivre en couple et pour qui la solitude était inenvisageable, quand bien même ses remariages successifs auraient pu déplaire dans son milieu : celui de la haute bourgeoisie. Il était probable qu’elle ne survivrait pas longtemps après ma disparition, si je partais le premier. Nous n’avions pas d’enfant, car une malformation inopérable de son appareil génital le lui interdisait. Alors notre amour s’était reporté sur un petit chien que nous avions acheté et baptisé Zozo, qui nous apportait la compagnie d’un être vivant et joyeux, toujours heureux de nous voir, dont nous nous occupions le mieux possible. Zozo n’était pas très propre, il faisait ses besoins un peu n’importe où dans la maison, ce qui faisait enrager la femme de ménage. De plus il se mettait parfois à aboyer sans raison et ne manquait pas de renverser des objets en courant partout et en glissant sur les parquets. Mais nous l’aimons comme notre enfant et avons même acheté une concession spéciale au cimetière de P. pour l’enterrer à nos côtés dans le caveau. La femme de ménage mentionnée plus haut s’appelle Martha. Elle vient chaque vendredi nous apporter des courses et faire le nécessaire pour conserver la propreté de la maison. C’est une femme attentionnée, méritante, qui nous a été envoyée par la mairie de P. pour nous aider dans notre vie quotidienne, alors que nous sommes de moins en moins capables de nous déplacer. Nous sommes aujourd’hui lundi et il est probable que ma femme soit en train de regarder sa série préférée à la télévision, Les feux de l’amour, pendant que Zozo tournicote ici et là en essayant d’attirer son attention, tâche impossible tant ce feuilleton passionne ma femme jusqu’à la plonger dans un véritable état d’hypnose.
On s’étonnera peut-être que ma femme, issue d’un milieu social très aisé, se passionne pour un programme aussi plébéien que Les feux de l’amour, série bas de gamme mettant en scène de poussives intrigues familiales ponctuées de dialogues médiocres. C’est justement une particularité de notre couple que nous ne nous intéressons pas du tout à la culture et encore moins aux beaux-arts, leur préférant les émissions ordinaires de la télévision. Musique, peinture, littérature, etc. nous semblaient des luxes sophistiqués pour esthètes spécialistes, et c’est avec une simplicité un peu bonhomme que nous laissions tout cela à des gens qui sans doute avaient du temps et de l’énergie à perdre, s’adonnant à ce que nous appelions la comédie de la culture : une forme de grégarité et de sociabilité permettant à des individus de se réunir et de se reconnaître autour de certaines valeurs artistiques jugées incontournables, mais qui nous laissaient indifférents ma femme et moi. Tout au plus appréciions-nous vaguement, de loin, l’architecture ou le design, l’art-déco. En fait, toute notre attention s’était depuis longtemps tournée vers la gastronomie, les restaurants, le vin, autant de plaisirs immédiats et irréfutables qui ne demandent pas de compétences particulières ni d’efforts intellectuels. La télévision apportait un agréable délassement lorsque j’avais terminé mes démarches quotidiennes liées à la gestion de notre patrimoine immobilier, une trentaine d’appartements répartis un peu partout en province, et bien sûr il fallait s’occuper de Zozo, lui donner à manger, lui faire faire sa promenade. Ainsi allait le cours tranquille de notre vie : les tâches quotidiennes, la télévision, Martha le vendredi, Zozo, parfois une sortie au restaurant, c’était bien suffisant à notre bonheur. Réfractaires aux nouvelles technologies, nous n’avions ni téléphone portable, ni ordinateur, nous contentant d’un téléphone fixe et d’un faxe pour régler les affaires courantes, depuis que j’avais pris ma retraite puis revendu l’entreprise que je dirigeais dans le passé, une fabrique de lentilles d’optiques. Beaucoup de gens en viennent aux outils numériques par le biais de leurs enfants et petits-enfants, ce qui n’était pas notre cas.
La gare de P. était une modeste bâtisse située en périphérie de la bourgade. Le soleil commençait à chauffer en cette matinée de mi-aout et les deux quais ainsi que le parking sur lequel me laissa le taxi étaient déserts. Plusieurs routes et chemins bordés de buissons permettaient de se rendre à la ville. L’un d’eux menait à mon domicile, situé à l’écart de l’agglomération dans un lotissement d’une dizaine de villas de standing disposées le long d’une allée et séparées les unes des autres par de grands jardins et propriétés entretenus avec soin. Nous connaissions à peine de vue les autres habitants et n’avions tissé aucune relation de voisinage avec eux. Je m’assis sur un banc en métal au bord du parking, réfléchissant au trajet pédestre qui m’attendait pour retourner chez moi. C’était une petite route forestière descendante, goudronnée et sinueuse, sans trottoir, qu’il me faudrait parcourir en marchant sur la bordure à côtés des arbres qui me feraient un peu d’ombre. Parfois une percée dans la végétation rendait possible une vision plus large du paysage campagnard que traversait la route, un quadrillage de clairières, de bosquets qui laissaient pressentir par leurs colorations ocres et cuivrées les futurs assombrissements de l’automne naissant. Mes chaussures de ville n’étaient pas adaptées pour une longue marche et la chaleur commençait à taper. Je retirai ma veste, la posai à côté de mon sac de toilette sur le banc. Quelques minutes passèrent, puis je me mis en route.
Dès les premières dizaines de mètres de ma progression, il m’apparut que j’avais péché par excès d’optimisme en estimant pouvoir être rentré à la villa en une vingtaine de minutes, car mes jambes fatiguées ne me permettaient d’avancer que très lentement, en boitant. A chaque pas je ressentais une douleur dans le bas-ventre et à l’entrecuisse qui ne laissait présager rien de bon et me forçait périodiquement à m’arrêter. Si seulement une voiture avait pu passer et me prendre comme passager, cela aurait été drôle de faire du stop, à mon âge. Mais non. On était à la mi-août et la route restait déserte et vide. J’estimai qu’à l’allure où je me trainais, il me faudrait au minimum trente-cinq à quarante minutes. Ma femme allait peut-être s’inquiéter. Ah je n’y pouvais plus rien maintenant, il fallait avancer, tant bien que mal. D’ailleurs la pente descendante était plutôt un avantage, j’économisais des forces en me laissant un peu aller lorsque les douleurs n’étaient pas trop fortes. La nature qui environnait la route avait pris un aspect touffu, inquiétant. Je me maintenais dans l’étroit ruban d’ombre qui s’étirait en lisière des frondaisons, un peu à l’abri de la chaleur du soleil, immobile et morne, qui semblait comme un œil observant le paysage. Le soleil noir de la mélancolie, pensai-je en marchant, les mots d’un poème que m’avait parfois cité mon frère cadet René, qui vivait dans la capitale, et qui était, lui, féru de poésie. Le pire est que lui-même écrivait des poèmes et avait poussé le ridicule jusqu’à faire publier ses textes en recueils et à m’en offrir un, à l’occasion d’une réunion familiale. J’en avais vite abandonné la lecture en découvrant cette bouillie sentimentalo-hermétique qui m’avait donné la nausée, et bien sûr n’en avais jamais reparlé. Mon frère René qui était instituteur, père de deux enfants, m’avait souvent exhorté à lire de la poésie, m’expliquant que tout homme a une partie poétique, un être poétique en lui qu’il tenait à chacun de faire croître afin d’accéder à une existence plus riche, plus digne d’être vécue. Il ne comprenait pas, cet humaniste, que j’avais autre chose à faire et à penser, comme par exemple diriger l’entreprise d’optique que notre père nous avait laissée et dont il m’avait prudemment abandonné l’entière responsabilité, alors que lui devait éduquer ses deux filles et se consacrer à sa vocation d’instituteur. Je ne les voyais plus, lui et sa famille, depuis plusieurs années. De quoi aurais-je pu leur parler ? de mon patrimoine immobilier ? de la passion de ma femme pour Les feux de l’amour ? de la santé de Zozo ? Non, il m’aurait gargarisé ainsi que ma femme de ses histoires de poésie et autres fadaises que je n’avais plus la patience d’écouter. D’ailleurs il ne nous téléphonait plus que rarement. La conversation était toujours poussive et vite écourtée, une fois évacuées les politesses d’usage. René avait toujours aimé les enfants, c’était pour ainsi dire l’ami des enfants, leur confident. Il semblait avoir un talent particulier pour que les chères petites têtes blondes, filles et garçons, l’écoutent et le prennent comme ami. Et bien sûr, moi le frère ainé sans enfant et inculte, le philistin, je sentais clairement dans son attitude à mon égard de la condescendance, voire de la pitié.
De la sueur me coulait du front dans les yeux, je devais me passer un mouchoir sur le visage pour continuer à y voir clair. D’autre part, j’éprouvais des vertiges, dus aux remontées de l’anesthésie, et pour couronner le tout, j’avais de plus en plus envie d’aller aux cabinets. Pour me réconforter je me disais que ce n’était qu’un mauvais moment à passer et que je serai bientôt de retour à la villa où ma femme et Zozo, dont j’imaginai déjà les aboiements de joie, m’attendaient. Je n’avais pas de montre et estimai difficilement le temps déjà passé à cheminer ainsi avec peine. La route se poursuivait avec monotonie en légère descente parfois sinueuse. Tout était silencieux hormis quelques bruits lointains de moteurs me parvenant parfois comme étouffés par la chaleur. J’eus alors une sensation d’humidité au niveau du bassin et vis avec inquiétude qu’une auréole rouge sombre s’étendait sur mon pantalon de flanelle. Était-ce une hémorragie provoquée par ce surcroît d’activité physique ? je n’en savais rien, mais mes douleurs ne se calmaient pas. Il n’y avait malheureusement aucun banc aux lisières de la forêt et m’asseoir par terre pour me reposer se révélerait fatal, faute de pouvoir me relever seul. Je pouvais juste m’appuyer contre un tronc d’arbre pour reprendre un peu mon souffle avant de continuer. Retourner en arrière pour revenir à la gare était impensable, tant la remontée me fatiguerait, et puis je ne voyais pas bien ce que je pourrais faire de plus une fois revenu à mon point de départ. Prendre le risque d’attendre un autre taxi ? Non, personne ne passait par ici en ce moment, il fallait poursuivre.
Soudain une douleur atroce me déchira le bas-ventre et me coupa le souffle. Je vacillai sous le choc, agrippait un arbre sur le bas-côté de la route pour ne pas m’effondrer. Pour la première fois depuis le début du trajet je pensai que je n’arriverai peut-être pas à me tirer de ce mauvais pas. Mes vieux organes fatigués et malmenés allaient-ils résister ? Non de Dieu, c’était trop con, mourir ainsi stupidement sur une route déserte ! J’imaginais ma femme et Zozo qui m’attendaient, peut-être allaient-ils appeler des secours ou prendre des nouvelles auprès de l’hôpital ? On leur dirait que j’étais parti en taxi et ils n’en sauraient pas plus. Merde. Que dirait René en apprenant ma mort stupide ? Aurait-il des regrets ou du chagrin ? Et la mort en elle-même, comment cela se passait-il ? un grand vide, puis plus rien ? Bien que peu porté sur les bondieuseries, J’avais de plus en plus tendance à penser, en vieillissant, que les êtres humains ne se réduisent pas à un agrégat d’atomes mais doivent aussi receler ce que les religieux appellent une âme. Alors la mort ne serait pas la fin, mais plutôt un passage, une transformation… Quoi qu’il en soit, le moment n’était sans doute pas encore venu pour moi. Hélas, j’avais fait sous moi lors de l’attaque. Mon pantalon était maintenant maculé de sang, de chiasse, de pisse et de sueur. Quelles humiliations la vieillesse ne réserve-t-elle pas à ceux qui n’ont pas la chance de conserver une bonne santé. J'avais encore à peu près toute ma tête, mais le corps ne suivait plus.
Et pourtant. Pourtant, j’avais encore une sorte d’espérance. Ce n’est tout de même pas possible que la vie, tout le merveilleux contenu de ma vie, se termine aussi minablement. Des images du passé me revenaient en tête, les somptueuses fêtes que nous organisions moi et ma femme à la villa. Comme les lumières tamisées émanant des lustres en cristal accompagnaient bien la blancheur de son visage d’ange ! J’aimais beaucoup fumer à l’époque, des Marlboro rouges. L’un de mes grands plaisirs était d’observer la vapeur de cigarette se répandre dans l’espace telle une chevelure de spectre, ou la toile évanescente d’une araignée translucide. Mais voilà que je me mets à poétiser comme René, maintenant, en repensant à tout ça ! Nous faisions livrer un buffet complet de victuailles luxueuses, avec foie gras, caviar, champagne, langoustines … Pour la musique, nous avions engagé un quatuor à cordes qui nous enivrait de valses viennoises, rien que ça ! C’était des grands moments ces fêtes, il y avait des gens de ma belle-famille, tous de grands bourgeois ; quelques amis, aujourd’hui perdus de vue ou morts ; René, accompagné de sa femme, qui insistait toujours pour lire des poèmes à la cantonade ; et puis Toto, le prédécesseur de Zozo, qui se tortillait d’excitation sur le sol, tant la présence de tous ces invités le changeait du calme habituel régnant à la villa. Hélas, Toto était mort depuis longtemps. Il avait fallu le faire piquer suite à une paralysie totale de son arrière-train. On avait choisi de l’enterrer dans la propriété. Est-ce que moi aussi je subirai le même sort ? Autant que faire se peut, je préférais crever naturellement, par mes propres moyens, dans mon sommeil par exemple. Mais ce n’est pas si simple qu’on le croit de mourir. Et il y beau temps qu’aucune fête ne se déroule plus chez nous, comme si la villa s’était transformée en un vaste tombeau.
J’eus alors une idée, presque une illumination : j’avais fait mon temps. Ma disparition ne serait somme toute qu’un micro-évènement, dérisoire dans la cosmogonie universelle. Il fallait que je me laisse aller, c’est tout. J’allai quitter la route pour m’enfoncer dans la forêt ombreuse et parfumée. Les arbres seraient mes derniers compagnons. Au bout d’un certain temps à progresser dans la verdure, l’épuisement me gagnerait puis je m’allongerai de tout mon long sur le sol feuillu, dans l’humus, le lichen, les champignons, les fougères. L’esprit de la forêt m’accueillerait dans son sein maternel. Ce serait le dernier seuil. Adieu ma femme, René, Martha, Zozo. La fin viendrait, irrémédiable, paisible. Mais ce n’est pas ce qui arriva. Au bout d’une dizaine de mètres de pénible avancée dans le sous-bois, alors que les feuilles, les brindilles craquaient sous mes pieds, j’éprouvai une curieuse impression. Quelqu’un ou quelque chose m’observait. C’est alors que je le vis. A pas plus de quelques enjambées de moi se tenait un renard, immobile à côté d’une souche vermoulue, qui me regardait fixement, à la façon d’un gardien. Je ne parvenais pas à déchiffrer l’énigme de ce regard matois. Cet animal avait-il peur de moi ? Je ne le pense pas. Ta place n’est pas ici. Les mots avaient résonné dans ma tête, presque impulsés du dehors par je ne sais quelle entité sylvestre, avec la netteté d’un commandement que rien ne me permettait de mettre en doute. Je regagnai donc la route et me remis en marche.
Puisque mon ami le renard m’avait ordonné de continuer, je n’avais pas le choix, n’est-ce pas ? Ça devenait amusant cette affaire : est-ce que le vieux allait caner avant de rentrer chez lui, ou pas ? Suspense ! Les paris sont ouverts ! Avec mon costard cravate, mon pantalon crotté, je me devais de faire bonne figure et de continuer à avancer. Mine de rien j’avais déjà fait une bonne partie du trajet, clopin-clopant. Qu’aurait dit mon René me voyant dans cette situation, je n’en savais rien. C’était plutôt une petite nature, le René. Sensible, genre chouchou à sa maman. Il n’avait pas fait son service militaire : objecteur de conscience, rien que ça ! Il avait écrit au ministère des armées qu’il refusait de manier des armes à feu, ça avait marché. Un pacifiste, René, un gentil socialiste, pas trotskiste pour un sou, Dieu merci. Dans la famille et la belle-famille nous étions tous des gaullistes à l’ancienne, proches de Jacques Chirac, haïssant les proto-fascistes d’extrême-droite qui n’avaient toujours pas digéré la guerre d’Algérie, et méprisant les nouveaux riches du néo-libéralisme mondialiste, leur vulgarité bling-bling. Seul René avait éprouvé le besoin de se distinguer en votant à gauche. Quel zazou. Il fallait toujours qu’il remette sur le tapis ses idéaux de conscience sociale progressiste, lui qui n’avait pas la moindre notion solide d’économie. J’essayais de lui expliquer que la croissance et la production de nouvelles richesses sont indispensables à la bonne santé du pays, mais rien à faire, il fallait encore qu’il objecte, et ci et ça, la répartition plus juste des bénéfices du capital, l’écologie, l’égalité homme-femme… on en finissait pas. J’étais patron, lui instituteur, on ne pouvait pas se comprendre. Et puis il y avait sa poésie. Il prenait ça très au sérieux, achetait des revues, se rendait à des lectures. Est-ce que tu vas faire tourner l’économie avec ta foutue poésie ? que je lui disais. Mais rien à faire, il n’en démordait pas, le frangin. Têtu comme une mule. Mais toujours poli, posé, avec ses petites lunettes rondes d’intellectuel. C’est sans doute sa politesse qui nous a permis de ne pas nous brouiller définitivement. Ses deux filles vont sûrement devenir écoféministes et voter Mélenchon, ou pire. Amen. Ce n’est pas de mon ressort après tout. Il faut dire aussi que je lui avais mené la vie dure à René, quand on était gamins, lui et sa délicatesse de premier communiant à sa maman. Il m’énervait avec ses grands airs, alors je lui donnais des gifles de temps en temps, ça le faisait redescendre sur terre, cet idéaliste. Mais après tout qu’importe, c’était mon frère. Non. C’est mon frère. Je lui passerai un coup de fil si j’arrivai à m’en sortir.
Toujours en douce pente descendante, la route continuait à sinuer. Quelle tête ferait ma femme en me voyant dans cet état misérable. Je prendrai de suite une douche et téléphonerai à mon généraliste pour lui dire que ça n’allait pas. J’avais le même généraliste depuis quinze ans. Il m’arrivait de penser qu’il ne s’intéressait plus beaucoup à ma santé d’octogénaire, me préférant des patients plus jeunes. Mais c’était hors de question pour moi de changer de praticien. Au moins lui me connaissait-il un peu. Bientôt les arbres bordant la route se firent plus clairsemés. Soudainement, à ma droite, s’ouvrit une vaste clairière nappée d’un gazon fraichement tondu. Je savais que j’approchais maintenant du terrain de golf sur lequel les riches propriétaires de P. venaient se détendre et pratiquer leur sport favori. Ce loisir de snob ne m’avait jamais intéressé, tout au plus regardais-je parfois à la télévision un match de foot ou de rugby, du tennis, mais cela m’ennuyait, je finissais souvent par somnoler et m’endormir. Je me rendis compte que j’avais de plus en plus de mal à respirer. Un mince filet de bave commençait à couler de ma bouche. Mes jambes flageolaient. Pourquoi avait-il fallu que ce taxi me laisse à la gare et m’oblige ainsi à rentrer à pieds ? La route finit par s’aplanir. Je constatai avec un immense soulagement que j’arrivai enfin dans l’allée aux villas, qui devait faire dans les deux kilomètres de long. Tous les deux-cents mètres, un vaste portail donnait accès à une demeure cossue et à sa propriété. Je ne connaissais pas nos voisins, chacun vivait en vase clos ici. Ma villa était la quatrième. J’eus la bonne surprise de constater que le portail était ouvert. Sans doute ma femme s’attendait-elle à ce que le taxi qui me ramène entre dans le jardin pour me laisser juste devant la porte d’entrée principale. Le bâtiment était dans un style moderne, carré, plat, sans étage. Il y avait aussi un grand sous-sol de cent-cinquante mètres carrés, qui ne nous servait pas à grand-chose. Une fois nous y avions mis Zozo pour le punir d’avoir mangé un billet de cent euros qui trainait sur une des tables basses du salon. Il avait tellement hurlé à la mort qu’on l’avait tout de suite repris avec nous. L’hiver le chauffage nous coûtait une fortune et nous avions fini par ne chauffer que les parties de la maison que nous utilisions, pas plus d’un quart de la surface totale. Quelle incongruité d’avoir un si grand logement quand on est que deux. Chaque pas vers l’entrée me cisaillait la jambe gauche. Il faudra que j’appelle René, pensai-je, que je lui dise que je suis désolé pour les claques que je lui ai données quand nous étions enfants, en fait parce que j’étais jaloux que notre mère le préfère, lui, le petit dernier. Et aussi que je lui dise qu’il fait un beau métier, alors que moi j’ai passé toute ma vie à accumuler mécaniquement de l’argent par cupidité, dont je n’ai jamais su profiter, dont je ne profiterai même pas, car maintenant j’allais crever, tout bonnement. La seule chance pour que tout ça n’ait pas été vain et absurde, c’était que les filles de René finissent par hériter de notre patrimoine, je devais le dire tout de suite à ma femme, c’était important. La porte d’entrée, imposante, était verrouillée. Je cherchai avec fébrilité la clé dans mon sac de toilette, ne la trouvai pas, malgré mes efforts. Alors que j’actionnai la sonnerie, les aboiements de Zozo retentirent, si familiers. Je sentis un brouillard noir s’accumuler dans mon cerveau. C’est au moment précis où ma femme ouvrit que mes jambes ne me portèrent plus et que je m’effondrai au sol. La dernière chose que je vis fut Zozo qui se précipitait sur moi, ses gros yeux marron pleins de joie et d’amour. Puis ce fut la nuit.

[Paris, juillet 2024]
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Message par alain Ven 20 Sep 2024 - 18:41

Le texte m' a bien intéressé.
Moi qui en suis à 71 au compteur, j' ai le sentiment d'  aborder  cette phase où " ces choses de la vie " commencent vraiment à m' intéresser.
Face au méfaits de la vieillesse - la nature doit avoir ses raisons mais ca me fait une belle jambe - je trouve pas mal de conserver une certaine " classe " dans ce qu' on fait et dans  ce qu' on dit.
Je préfère  parler de " classe " plutot que de " dignité ".
Le coup de la cravate, c' est pas mal.

Sauf que, je ne suis malheureusement pas propriétaire de 30 villas. 
Mais je suis toujours actif, bien plus qu' avant, et malgré ma retraite dérisoire, le pognon rentre.
Je me fais des petits plaisirs ... 
Je suis par exemple, en ce moment même, entraîn de deguster une coupe Colonnel ( glace ).
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Message par denis_h Ven 20 Sep 2024 - 20:19

alain a écrit:Le texte m' a bien intéressé.

merci beaucoup pour ta lecture, alain. je n'ai donc pas travaillé pour rien.
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Message par alain Ven 20 Sep 2024 - 22:10

denis_h a écrit:
alain a écrit:Le texte m' a bien intéressé.

merci beaucoup pour ta lecture, alain. je n'ai donc pas travaillé pour rien.
Non 👍🏻
Il y aura un autre épisode ? Une suite ?
Ou est ce la fin de la nouvelle et du personnage ?

Je suis un ancien de philoforum moi aussi  ( toniov ) -  bien que beaucoup moins pointu que vous en philosophie - mais je ne sais pas si tu étais sur philoforum, ou juste sur Digression ? ...
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Message par Vanleers Sam 21 Sep 2024 - 9:38

Vous n’êtes pas nouveau sur le forum et vous nous aviez parlé en 2022 de votre roman Joseph Karma en signalant une recension sur sitaudis où on lit que le livre a été écrit par un certain Denis Hamel né en 1973.
Le livre avait été présenté par l’éditeur Le petit pavé comme « un récit autobiographique en partie fictionnel ».
J’en déduis que le texte « Le retour » que vous publiez aujourd’hui sur le forum et qui met en scène un homme de 81 ans relève de la fiction.

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Message par denis_h Sam 21 Sep 2024 - 10:25

vanleers,

c'est exact. il s'agit d'une fiction, mais comme toujours inspirée par des faits réels.

le concept de base du récit, le vieil homme devant rentrer chez lui à pieds après l'opération, vient d'une mésaventure qui est arrivée il y a des années à un de mes oncles, aujourd'hui décédé.

après, la psychologie du bonhomme et les autres détails sont de mon cru.

carver dit que pour écrire une bonne histoire, il faut une petite base réel et beaucoup d'imagination.
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Message par denis_h Sam 21 Sep 2024 - 10:30

alain a écrit:
denis_h a écrit:
alain a écrit:Le texte m' a bien intéressé.

merci beaucoup pour ta lecture, alain. je n'ai donc pas travaillé pour rien.
Non 👍🏻
Il y aura un autre épisode ? Une suite ?
Ou est ce la fin de la nouvelle et du personnage ?

Je suis un ancien de philoforum moi aussi  ( toniov ) -  bien que beaucoup moins pointu que vous en philosophie - mais je ne sais pas si tu étais sur philoforum, ou juste sur Digression ? ...

non, alain, aucune suite de prévue.

par contre j'ai une novella qui doit paraître sous peu en revue papier. il s'agit cette fois d'un micro thriller paranoïaque se déroulant dans une sinistre bibliothèque souterraine, sur fond de suicide, d'alcoolisme et de sadomasochisme.

j'ai été un peu sur philoforum (le forum d'euterpe, c'est bien ça ?), mais je n'aimais pas la modération trop rigide à mon goût...
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Message par alain Sam 21 Sep 2024 - 13:07

Non, à mon époque, c' etait le forum  de Bldchamps , je crois.

Ton histoire est bien écrite, dans le sens où elle " accroche ". On a envie de suivre le personnage et on reste collé à la narration ( pour moi, en tout cas ).
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Message par Vanleers Sam 21 Sep 2024 - 16:32

denis_h a écrit:

par contre j'ai une novella qui doit paraître sous peu en revue papier. il s'agit cette fois d'un micro thriller paranoïaque se déroulant dans une sinistre bibliothèque souterraine, sur fond de suicide, d'alcoolisme et de sadomasochisme.


Probablement drôlissime.

Je n’ignore pas que vous avez publié plusieurs recueils de poésie, aussi est-il plaisant de lire sous votre plume, dans « Le retour » :

denis_h a écrit:Le soleil noir de la mélancolie, pensai-je en marchant, les mots d’un poème que m’avait parfois cité mon frère cadet René, qui vivait dans la capitale, et qui était, lui, féru de poésie. Le pire est que lui-même écrivait des poèmes et avait poussé le ridicule jusqu’à faire publier ses textes en recueils et à m’en offrir un, à l’occasion d’une réunion familiale. J’en avais vite abandonné la lecture en découvrant cette bouillie sentimentalo-hermétique qui m’avait donné la nausée, et bien sûr n’en avais jamais reparlé.

Je ne doute pas de votre sens de l’humour.

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Message par denis_h Ven 27 Sep 2024 - 11:11

Vanleers a écrit:

Je ne doute pas de votre sens de l’humour.

ah, merci. le sens de l'humour, peut-être. disons que j'aime bien mettre des éléments comiques dans des situations apparemment sinistres ou désespérées.

il me semble que certains philosophes sont parfois comiques, mais c'est un comique involontaire. par exemple Descartes affirmant que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" etc...

(je me demandais, vanleers, comment vous faisiez pour articuler le sentiment de l'humour avec la philosophie spinoziste. en effet cette dernière me semble terriblement austère et monumentale. certes spinoza condamne les passions tristes, mais il me semble que du même coup il fait passer l'humour à la trappe...)
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Message par alain Ven 27 Sep 2024 - 11:41

denis_h a écrit:
Vanleers a écrit:

Je ne doute pas de votre sens de l’humour.

ah, merci. le sens de l'humour, peut-être. disons que j'aime bien mettre des éléments comiques dans des situations apparemment sinistres ou désespérées.

il me semble que certains philosophes sont parfois comiques, mais c'est un comique involontaire. par exemple Descartes affirmant que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée" etc...

(je me demandais, vanleers, comment vous faisiez pour articuler le sentiment de l'humour avec la philosophie spinoziste. en effet cette dernière me semble terriblement austère et monumentale. certes spinoza condamne les passions tristes, mais il me semble que du même coup il fait passer l'humour à la trappe...)
Y a t' il un seul philosophe qui ait le sens de l' humour ( à part Raymond Devos ) ?
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Message par denis_h Ven 27 Sep 2024 - 13:11

je ne pense pas qu'un philosophe se doive d'être drôle, ce n'est pas sa partie.

par contre, on peut demander si sa philosophie laisse une place à la possibilité de l'existence de l'humour.

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Message par alain Ven 27 Sep 2024 - 15:28

Si on cherche à définir ce qu' est l' humour n' en arrive t' on pas en fin de compte à la philosophie ?
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Message par Vanleers Ven 27 Sep 2024 - 16:10

denis_h a écrit:

(je me demandais, vanleers, comment vous faisiez pour articuler le sentiment de l'humour avec la philosophie spinoziste. en effet cette dernière me semble terriblement austère et monumentale. certes spinoza condamne les passions tristes, mais il me semble que du même coup il fait passer l'humour à la trappe...)

Gilles Deleuze parle de l’humour juif de Spinoza dans son cours de Vincennes du 9 Décembre 1980 :

Deleuze a écrit: Quand Spinoza rit, c’est sur le mode : Oh ! regardez celui-là, de quoi il est capable ! ho ho ! ça alors, on n’a jamais vu ça ! Ça peut être une vilenie atroce, fallait le faire, aller jusque-là. Ce n’est jamais un rire de satire, ce n’est jamais : voyez comme notre Nature est misérable ! Ce n’est pas le rire de l’ironie. C’est un type de rire complètement différent. Je dirais que c’est beaucoup plus l’humour juif. C’est très spinoziste ça, c’est vas-y, encore un pas de plus, ça j’aurais jamais cru qu’on aurait pu le faire ! C’est une espèce de rire très particulier et Spinoza est un des auteurs les plus gais du monde. […]
Et c’est à ça [l'homme du remords, de la satire] que Spinoza oppose la conception d’un homme fort un homme puissant, dont le rire n’est pas le même. C’est une espèce de rire très bienveillant, le rire de l’homme dit libre ou fort. Il dit : " Si c’est ça que tu veux, alors vas-y ! C’est rigolo, oui c’est rigolo ! " C’est le contraire de la satire. C’est le rire éthique.

Sans doute faut-il que le lecteur ait lui-même un certain sens de l’humour pour apprécier l’humour subtil de Spinoza.
Ce ne fut certainement pas le cas de Blyenbergh lorsqu’il lut la lettre que lui envoyait Spinoza :

Spinoza a écrit:[…] si quelque homme voit qu’il peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé en ne se pendant pas ; […] (lettre 23 à Blyenbergh).

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