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Furet : L'idéologie égalitaire et la Terreur

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Message par Bergame Mer 2 Avr 2008 - 22:15

Aujourd'hui, les programmes scolaires adoptent largement comme modèle historiographique de la Révolution Française la lecture qu'en ont proposés un certain nombre d'historiens groupés autour de François Furet.
Ce modèle, c'est dans Penser la Révolution Française (collection Folio) paru en 1978, qu'il le présente pour la première fois. Et c'est lui que je propose de questionner ici.

Il faut d'abord comprendre, je crois, que pour Furet, la Révolution n'est pas à proprement parler un évènement ou une série d'évènements qui, par exemple, courraient entre 1789 et 1799 voire 1815. Ou plus exactement, Furet distingue "les révolutions" de 1789, 1830, 1848, etc., évènements historiques, et "la Révolution", qui n'est autre selon lui qu'un discours sur l'origine du monde moderne. En ce sens, ce n'est pas assez dire que la Révolution est cette période d'où seraient sorties la France et peut-être l'Europe que nous connaissons aujourd'hui, ce n'est pas assez dire qu'elle "explique" notre histoire contemporaine,

François Furet a écrit:
elle est notre histoire contemporaine.
[p.16]
Mythe des origines, la Révolution est donc un discours à multiples facettes. Il n'y a pas une Révolution, mais plusieurs, autant qu'il existe d'historiographies de la période :

François Furet a écrit:
De la Révolution française, il y a donc des histoires royalistes, des histoires libérales, des histoires jacobines, des histoires anarchistes ou libertaires, et cette liste n'est ni exclusive -car ces sensibilités ne sont pas toutes contradictoires- ni surtout limitative : mère de la civilisation politique dans laquelle nous sommes nés, la Révolution permet toutes les recherches de filiation.
Et en particulier, il y a une historiographie marxiste, qui voit dans 1789 la matrice de 1917. C'est contre cette historiographie que Furet écrit, tout particulièrement. Pour deux raisons essentielles.
D'abord parce que l'historiographie marxiste de la Révolution consiste en ce que Furet appelle une « théorie des circonstances » et qu'on appellerait aujourd'hui une théorie "fonctionnaliste" : Son modèle explicatif tend à privilégier les circonstances externes aux évènements historiques ainsi que leur enchaînement, tel que la guerre contre les monarchies européennes, la naissance de mouvements contre-révolutionnaires, etc. et ce, au détriment des décisions des acteurs historiques. Ce faisant, elle tend, selon ses détracteurs, à exonérer ces mêmes acteurs de leur responsabilité dans les évènements.
Ensuite, l’historiographie marxiste, en mettant l’accent sur les similitudes entre les deux révolutions, tend à légitimer la Révolution de 1917 et le régime soviétique. Ainsi, dit Furet, on justifie parfois les épurations à l'intérieur du parti comme une caractéristique commune aux deux histoires : Staline, comme Robespierre, a liquidé ses anciens compagnons au nom de la lutte contre la contre-révolution. C'est ce que Furet appelle "l'histoire téléologique" : La justification du présent par le passé.

Or, ainsi lancé à la recherche d'une historiographie alternative, c'est Tocqueville que Furet prétend retrouver. Pourquoi Tocqueville ? Parce que, selon Furet, il a le grand mérite, en particulier, de mettre l'accent, dans ses explications, sur la signification historique de la Révolution, plus que sur les évènements et les acteurs. Cette signification de la Révolution, dit Furet, est à deux temps. D'abord, elle se constitue comme une "dialectique continuité-rupture" par rapport à l'Ancien Régime : Continuité dans les faits, la Révolution n'est une rupture par rapport à l'Ancien Régime que dans les esprits. Et ensuite, et plus précisément, cette rupture se fonde sur

François Furet a écrit:
un conflit de valeurs enfoui dans les profondeurs de la société globale, et notamment à l'intérieur de chaque individu "éclairé", entre l'individualisme démocratique et l'esprit de caste nobiliaire.
[p.246]
En fondant ses analyses sur cette double dialectique, continuité/rupture et démocratisme/aristocratisme, Tocqueville, dit Furet, est conduit à étudier "l'idéologie révolutionnaire", et particulièrement, à insister sur "l'illusion de la Révolution française sur elle-même".

Par parenthèses, il me semble important de noter que Furet ne s'illusionne pas, en revanche, sur la force des convictions démocratiques de Tocqueville. Il relève que cet "aristocrate de coeur" et d'origine n'a jamais abandonné la thèse, classique depuis Boulainvilliers, qui fait de la noblesse française la descendante des envahisseurs Germains, et du Tiers Etat le rejeton de la plèbe gallo-romaine asservie (p.242). Il note même l'évolution de Tocqueville vis-à-vis du concept de démocratie, sur la période des vingt années qui sépare De la Démocratie en Amérique et L'Ancien Régime et la Révolution. C'est qu'entre les deux, le député de la république des notables a vécu l'explosion "populaire et socialiste" de 1848 qui, dit Furet, l'a "rempli d'horreur" (p.230).

J'ai donc tenté de faire émerger comment Furet réinvestissait la notion tocquevillienne "d'idéologie révolutionnaire" et prétendait retrouver cette idée qu'entre les intentions des révolutionnaires et le bilan de la Révolution existe un gouffre.

Voyons d'abord comment Furet définit l'"idéologie révolutionnaire".

François Furet a écrit:
L'ancienne société était celle du privilège, la Révolution fonde l'égalité. Ainsi se constitue une idéologie de la rupture radicale avec le passé, un formidable dynamisme culturel de l'égalité.
[p.49]
L'"idéologie révolutionnaire" de Furet, c'est donc une "idéologie égalitaire". Et comme le Tocqueville de L'Ancien Régime et la Révolution, il rapproche rapidement, dans le texte, cette "idéologie égalitaire" d'une "politique démocratique" :

François Furet a écrit:
Ce que les Français inaugurent à la fin du XVIIIe siècle, ce n'est pas la politique comme champ laïcisé et distinct de la réflexion critique, c'est la politique démocratique comme idéologie nationale. [...]
L'expression "politique démocratique" ne renvoie pas ici à un ensemble de règles ou de procédures destinées à organiser [...] le fonctionnement des pouvoirs publics. Elle désigne un système de croyances qui constitue la légitimité nouvelle née de la Révolution, et selon lequel le "peuple", pour instaurer la liberté et l'égalité qui sont les finalités de l'action collective, doit briser la résistance de ses ennemis.
[p.50-51]
Notons donc comme se profile déjà, à l'horizon de cette "politique démocratique", l'extermination de l'Ennemi. La question est : Qui est l'ennemi ? A partir de là, la démonstration est serrée -et plutôt fine, clairement.

François Furet a écrit:
La naissance de la "politique démocratique" [...] est en effet inséparable d'un terrain culturel commun par lequel l'action recoupe les conflits de valeurs [Cela n'est pas neuf, dit Furet, mais :] Ce qui est nouveau, dans la version laïcisée de l'idéologie révolutionnaire, qui fonde la politique moderne, c'est que l'action épuise le monde des valeurs, donc le sens de l'existence.
[p.90, c'est Furet qui souligne]
Notons comme Furet ne démontre pas, ici, il pose. Et il pose que le sens de l'existence humaine à l'ère moderne est tout entier investi ("épuise") dans la réalisation de valeurs conflictuelles. C'est un postulat très lourd, que de réduire la signification de l'existence humaine à une seule dimension, et pourtant, Furet se contente de l'exposer en quelques lignes.
Toujours est-il que les conséquences logiques de cette prise de position ne tardent pas à apparaitre :

François Furet a écrit:
Cette eschatologie laïque, promise à l'avenir que l'on sait, est l'immense force à l'oeuvre dans la Révolution française [...] A partir de là, tout un système d'interprétation naît et s'enrichit des premières victoires de la Révolution, et se constitue en un credo dont l'acceptation ou le rejet sépare les bons et les méchants.
[ibid.]
Bien évidemment, à partir du moment où l'existence humaine toute entière est investie dans la réalisation de l'une ou l'autre des valeurs conflictuelles, il ne peut y avoir de juste milieu et il ne peut y avoir de modération : On est avec les mêmes -ceux qui partagent mes valeurs- contre les autres -ceux qui combattent nos valeurs. Nous sommes les bons, et ils sont les méchants.
Le dogme (notons le vocabulaire religieux) dont il est ici question est donc une idéologie qui vise à distinguer les bons et les méchants à partir de leur adhésion à l'une ou l'autre de ces valeurs "totales" dont la réalisation épuise le sens de l'existence humaine.
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Message par Bergame Dim 20 Avr 2008 - 16:59

(suite)


Alors quelles sont ces valeurs ? Nous en connaissons déjà une (phrase suivante dans le texte) :

François Furet a écrit:
Au centre de ce credo, l'idée d'égalité, bien sûr, vécue comme l'inverse de l'ancienne société, pensée comme la condition et la fin du nouveau pacte social.
Et quelle est l'autre ? C'est là où la démonstration devient particulièrement complexe. Puisque, selon Furet, la valeur contraire de l'égalité, ce n'est pas la hiérarchie comme on pourrait s'y attendre, c'est plus fin que ça : C'est le "complot aristocratique".
Ici, la démonstration de Furet vise à montrer que l'Ennemi de la "politique démocratique" révolutionnaire, ce n'est pas exactement l'aristocratie, c'est la représentation que les révolutionnaires se font de l'aristocratie. Et cette représentation, elle prend systématiquement la forme du "complot". Pourquoi, on ne sait pas, du moins Furet ne le dit pas. Ce qu'il dit c'est :

François Furet a écrit:
On n'en finirait pas de recenser les usages et les acceptions de l'idée de complot dans l'idéologie révolutionnaire : c'est véritablement une notion centrale et polymorphe, par rapport à laquelle s'organise et se pense l'action ; c'est elle qui dynamise l'ensemble de convictions et de croyances caractéristiques des hommes de cette époque, et c'est elle aussi qui permet à tout coup l'interprétation-justification de ce qui s'est passé.
[c'est moi qui souligne]
Notons ici combien Furet force encore le trait : L'existence humaine à l'ère moderne est tout entière investie dans la réalisation de valeurs antagonistes, et le "complot aristocratique" constitue, pour les révolutionnaires, l'unique grille de lecture et d'interprétation des évènements.
Continuons.
Furet a donc identifié le véritable Ennemi de la Révolution :

François Furet a écrit:
En somme, le complot figure pour la Révolution le seul adversaire qui soit à sa mesure puisqu'il est taillé sur elle. Abstrait, omniprésent, matriciel, comme elle, mais caché, alors qu'elle est publique, pervers, alors qu'elle est bonne, néfaste, alors qu'elle apporte le bonheur social. Son négatif, son envers, son antiprincipe.
[p.91-92]
Comprenons bien : Le "complot aristocratique" est précisément l'antiprincipe de la "politique démocratique" car tous deux sont des discours, et uniquement des discours :

François Furet a écrit:
Si l'idée de complot est taillée dans la même étoffe que la conscience révolutionnaire, c'est qu'elle est une partie essentielle de ce qui est le fond même de cette conscience : un discours imaginaire sur le pouvoir.
Et plus explicite encore, dans le même paragraphe :

François Furet a écrit:
Comme la volonté du peuple, le complot est un délire sur le pouvoir ; ils composent les deux faces de ce qu'on pourrait appeler l'imaginaire démocratique du pouvoir.
Si quelqu'un avait l'idée un jour de questionner le démocratisme de Furet, je pense qu'il pourrait citer cette phrase. Qualifier le principe de la volonté populaire de "délire sur le pouvoir", c'est quand même, là encore, une proposition lourde de conséquences.
Bref, abrégeons, on l'a compris, l'Ennemi de la Révolution, selon Furet, est imaginaire et construit par l'idéologie révolutionnaire elle-même, en tant que partie de cette idéologie :

François Furet a écrit:
A l'époque où elle n'a encore que des adversaires très faibles, et peu organisés -en 1789-1790-, la Révolution s'invente de formidables ennemis : à tout credo manichéen il faut sa part de dure malédiction à vaincre.
Toutefois, on en vient finalement à la fameuse valeur ainsi érigée en Ennemi :

François Furet a écrit:
L'aristocratie, c'est l'envers de l'égalité, comme le complot est un pouvoir inverse de celui du peuple. C'est l'inégalité, le privilège, la société désintégrée en corps séparés et rivaux, l'univers du rang et de la différence. [...]
Le "complot aristocratique" constitue ainsi le levier d'une idéologie égalitaire à la fois fondée sur l'exclusion et fortement intégratrice.
[p.93]
Voila donc ce qu'est l'Ennemi de la Révolution. On en arrive bien à l'idée que l'envers de l'égalité, c'est l'inégalité, bien évidemment, mais on comprend aussi l'intéret d'être passé par le détour du "complot" : L'Ennemi de la Révolution est créé de toutes pièces par la Révolution elle-même. Ce n'est pas un adversaire qu'en quelque sorte, on pourrait qualifier d'"objectif", ce n'est pas même, à vrai dire, un ennemi qui, selon les propres postulats de Furet, défendrait véritablement l'inégalité ou la hiérarchie en tant que valeur suprême, et que les révolutionnaires auraient donc des raisons de combattre. Non, c'est un ennemi "idéologique", créé par l'idéologie elle-même.

Est-il besoin de continuer à citer Furet pour comprendre que, selon lui, la Terreur est simplement la mise en forme par l'action de la lutte contre cet Ennemi imaginaire ? J'ai déjà été long.
Toujours est-il que l'horizon de la pensée de Furet est assez clair : A rebours de toutes ces historiographies qui présentaient les Révolutionnaires français comme de glorieux patriotes défendant les germes naissants de la démocratie contre les régimes autocratiques du reste de l'Europe, il s'agit de montrer comment l'Idée d'égalité les posséda telle une succube et obscurcit leur raison, leur désignant à la destruction toujours plus de victimes innocentes.
Car, comme chacun sait, et comme le rappelle à tous propos le modèle explicatif désormais bien connu de "l'effet pervers", l'enfer est pavé de bonnes intentions, et les révolutions commencées dans l'espoir et l'enthousiasme finissent immanquablement dans la violence et les larmes -doctrine typique des historiographies conservatrices, disait Martin Malia.

Bref. Penser la Révolution Française fut publié en 1978. Il était sans doute très justifié, à l'époque, de montrer comment le matérialisme scientifique et historique s'était dégradé en une vulgaire idéologie de la domination, justifiant encore, chez certains, une dictature totalitaire. Il était sans doute judicieux, alors, de proposer une relecture de cet évènement fondateur qu'est la Révolution Française, qui prenne le contrepied des grilles de lecture marxistes et invite par exemple à repenser la Terreur à la lumière du Goulag, fut-ce en vertu d'"une identité dans le projet". Mais il est peut-être temps, aujourd'hui, de passer à autre chose. Car cela fera bientôt 20 ans que la Guerre Froide est terminée, et les interprétations historiographiques et sociologiques fondées sur la critique des "idéologies" apparaissent désormais quelque peu obsolètes.
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Message par Vargas Lun 21 Avr 2008 - 10:24

Un grand merci pour ce sujet :)

J'avais lu L'Ancien Régime de Tocqueville et avait été sensible à cette mise en évidence d'une rupture/continuité.
Cette lecture vient de prendre une nouvelle mesure avec ceci.

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Paul Valéry, Poésie et pensées abstraites
(cité par Herbert Marcuse, in L'homme unidimensionnel)

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