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Kershaw : Fonctionnalisme et intentionnalisme

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Message par Bergame Dim 20 Avr 2008 - 16:14

On utilise en histoire les termes "fonctionnalisme" et "intentionnalisme" pour désigner deux modèles historiographiques, deux manières d'écrire l'histoire.
Il faut d'abord noter qu'ils sont, je crois, plutôt mal employés dans cette discipline. A l'origine en effet, le terme "fonctionnalisme" renvoie à un courant des sciences sociales qui trouve sa première formalisation avec un ethnologue, Bronislaw Malinowski, et "intentionnalisme" réfère d'emblée à la phénoménologie. Et il ne me semble pas qu'il y ait beaucoup d'émules de Parsons ou de Husserl en histoire. Mais disons pour faire simple que ce sont les deux termes employés pour qualifier dans cette discipline les deux positions classiques en sciences sociales, l'une qui met plutôt l'accent sur les actions des individus conçues comme réalisation de leur volonté, de leur intention, et l'autre qui met plutôt l'accent sur le contexte historique et l'enchainement des évènements. En sociologie ou en économie, on parlera plutôt d'individualisme (méthodologique) et de holisme.

L'une et l'autre approche sont donc deux "manières d'écrire" l'histoire, c'est-à-dire deux manières d'agencer les faits historiques entre eux, de les comprendre et de les expliquer. Car aucun historien ne se limite jamais à une énumération des faits, et l'histoire n'est pas une stérile relation chronologique. Naturellement, cela a été la revendication d'un certain courant positiviste, par exemple à la fin du XIXe s., qui pensait ainsi dépasser les contradictions que suscitait le débat historiographique post-kantien. Leopold von Ranke prétendait ainsi qu'il fallait s'efforcer de relater l'histoire "telle qu'elle s'est réellement déroulée". Il me semble toutefois que l'école historiciste "compréhensive" d'abord (Weber, Aron), la tradition herméneutique ensuite (Gadamer, Ricoeur), ainsi que l'annexion du positivisme historique par le marxisme et la déshérence actuelle de celui-ci, ont contribué, chacun à leur manière, à asseoir aujourd'hui l'idée que toute histoire comporte un moment interprétatif : L'histoire est un discours qui vise à rendre compte du passé, à lui donner un sens, et ce sens passe par la mise en perspective et en relation de différents faits isolés et choisis au sein du magma de l'empirie (la formule est de Weber). Et il en est alors de l'histoire comme de toute science sociale.

L'approche intentionnaliste tend plutôt à présenter les faits historiques comme le résultat de la volonté des individus -pas de tous, bien entendu, souvent de ceux qui sont "aux commandes". Elle a longtemps constitué le paradigme dominant en histoire, et en particulier en histoire politique.
L'approche fonctionnaliste, au contraire, tend plutôt à considérer que les évènements ne dépendent pas uniquement -et même, pas surtout- de la volonté des individus, et qu'il existe un environnement, un contexte, avec lequel ils doivent composer -quelqu'ils soient- voire, éventuellement, qui s'impose à eux.

Un exemple évidemment fort pour marquer les différences entre ces deux approches peut être celui de la Solution Finale, tel qu'il est analysé au chap. 5 de Qu'est-ce que le Nazisme ? de Ian Kershaw : Pour les intentionnalistes, l'Holocauste est le résultat de la volonté pleine et entière de Hitler, qui l'avait programmée dès Mein Kampf, et qui s'emploiera petit à petit à convaincre ses partenaires au sein du régime de sa supérieure efficacité et de son inéluctabilité. Les fonctionnalistes, eux, notent que, certes, l'idéologie nazie s'est structurée autour de la dénonciation d'un "problème juif", mais que plusieurs solutions successives seront évoquées et étudiées pour y répondre (tournant particulièrement autour de l'expulsion massive). Selon eux, la Solution Finale ne s'impose que peu à peu, sous la pression des évènements et à mesure que les autres propositions apparaissent impraticables.

Ces deux approches peuvent sembler complémentaires. Disons en tous cas qu'elles partent de postulats différents, et sont donc incommensurables l'une à l'autre : Elles étudient le même objet selon deux perspectives différentes. Par conséquent, sur le strict plan épistémologique, il est impossible de considérer que l'une est plus valide que l'autre.
Mais elles sont aussi opposables, et ce de deux manières :
- Moralement.
- Idéologiquement.

Moralement : Les fonctionnalistes reprochent aux intentionnalistes de diaboliser Hitler pour mieux épargner les autres acteurs du nazisme : Si tout est issu de la volonté du Führer, les autres ne sont pas coupables, ou le sont moins. L'éventuelle responsabilité des cadres du parti, des alliés -typiquement : les milieux d'affaire et l'armée- voire de la population allemande dans son ensemble, est écartée : Tout est de la faute d'Hitler, et uniquement de sa faute.
A l'inverse, les intentionnalistes reprochent aux fonctionnalistes d'exonérer trop facilement Hitler de ses responsabilités, Hitler et éventuellement les autres dignitaires nazis : Si c'est de la faute de tout le monde, c'est de la faute de personne. Par ailleurs, en mettant l'accent sur le contexte et l'environnement, les fonctionnalistes limitent la capacité de choix des acteurs, et donc, leur responsabilité personnelle dans les évènements.

Idéologiquement : Il y a donc des courants, des historiens qui partagent plutôt une approche, ou plutôt l'autre. Il n'est pas inopportun de mentionner que ces approches historiographiques recouvrent aussi souvent des positions politico-idéologiques -souvent, mais pas toujours. Traditionnellement, les fonctionnalistes, qui mettent en relief des formes de déterminismes impactant la libre volonté des acteurs et leur capacité de décision, sont plutôt positionnés "à gauche". A l'inverse, les intentionnalistes, qui insistent sur la responsabilité individuelle des acteurs, et conçoivent les évènements historiques comme la conséquence de leurs décisions, sont plutôt positionnés "à droite".

Pour rester sur notre exemple, notons que la notoriété de Ian Kershaw résulte, au moins en partie, de son souci de dépasser l'opposition entre ces deux approches, qu'il juge, chacune de leur côté, insatisfaisantes -puisque partiales. Comme un certain nombre de théoriciens anglo-saxons -dont le chef de file pourrait être Anthony Giddens- Kershaw conçoit les évènements et l'environnement comme des "structures" qui constituent, non pas des forces coercitives s'imposant aux individus, mais des résistances à leurs actions, en même temps que leur horizon téléologique. Dans son "Hitler", Kershaw revisite donc la notion wéberienne de "chef charismatique", et se donne pour ambition quasi-anthropologique d'étudier comment un homme porteur d'une idéologie (Weltanschauung) aussi structurée et radicale que celle qui s'exprime dans Mein Kampf va interagir avec son environnement jusqu'à prendre le pouvoir dans un pays tel que l'Allemagne, dominer l'Europe, puis sombrer.
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Message par Plus Oultre Dim 20 Avr 2008 - 17:24

Excellent résumé, qui a surtout la vertu de montrer, contre certaines idées reçues, que l'historien n'est pas seulement cet empiriste forcené et bas de plafond étranger à toute forme de pensée générale ou conceptuelle.
L'écriture de l'histoire, en ce qu'elle rend compte de choses humaines, charrie toujours avec soi une certaine sociologie, une certaine philosophie, une certaine Weltanschauung : on ne peut pas écrire quoi que ce soit en histoire sans reproduire cette vision du monde, sans prendre parti.
Ceci pour nuancer une certaine vision du scribe-historien consignant platement les faits passés - vision que j'ai souvent retrouvée chez les étudiants en philo justement, mais qui n'a pas l'air très partagée ici, tant mieux !

Ensuite, dans quelle mesure les fonctionnalistes sont-ils "de gauche" et les intentionnalistes "de droite", cela me paraît - très - intéressant à débattre. Et cette ligne de fracture entre fonctionnalistes et intentionnalistes est-elle la seule valable, par ailleurs ? On pourrait trouver des failles qui en dérivent, ou des oppositions structurantes de toute autre nature. Qu'en penses-tu ?
L'intéressant aussi, c'est que ces lignes de fracture, ou ces frontières, fluctuent avec les paradigmes scientifiques : même les "gauchistes scientifiques" en histoire, par exemple les plus fervents et systématiques bourdieusiens, ressentent aujourd'hui le besoin de laisser de l'initiative à l'inidividu : on lâche du lest, on change d'échelle, on nuance. Par souci scientifique, par mode intellectuelle aussi.
A cet égard les années 80 ont constitué, à ce qu'il me semble, un vrai tournant : une sorte de redécouverte de l'individu derrière l'obsolescence et l'érosion de l'architecture structuraliste.
D'où le retour au biographique, à l'histoire politique, l'émergence de la micro-histoire, etc.
Je ne sais pas ce que tu en penses, et ce qu'en pense quiconque voudra bien rentrer dans le débat, mais ce tournant m'apparaît toujours comme un énorme paradoxe : au moment où l'Occident (spécialement l'Europe et la France) entre dans une crise économique/sociale sans précédent (le choc pétrolier : 1973, la décennie chômage, la prise de conscience de la mondialisation économique, et par là de ce que le capitalisme à ce stade de développement lie ensemble la planète entière et l'entraîne vers un avenir commun, etc), qui pourrait renforcer cette impression très forte que l'homme n'est pas libre de son destin, mais toujours déjà déterminé, on change de paradigme en sciences sociales, on redécouvre l'individu, sa part de liberté, son irréductibilité radicale.
Peut-être, finalement, que les grandes orientations prises en sciences sociales ne sont pas explicables, ou pas seulement explicables par le contexte socio-politique qui les voit fleurir. Qu'en dit Kuhn, que je n'ai pas lu, mais qui semble être la référence sur le sujet ?
Avec l'exemple de Giddens, on pourrait aussi nuancer : Giddens étant en Angleterre le théoricien de cette fameuse "troisième voie" (le blairisme comme synthèse du socialisme et du libéralisme), on peut y voir comme un écho à ses propres propositions épistémologiques.

A partir de ce qu'on pourrait appeler "la synthèse giddensienne" justement (on peut y croire ou pas), et pour conclure, j'aimerais aussi parler de la "conversion du regard" d'un certain nombre d'historiens et de sociologues.
On pourrait parler à leur propos, dans le cas du contexte, non plus de "résistances", mais d'"interactions" : l'idée, qui repose sur une sociologie qui a certainement une désignation que j'ignore, est celle d'un individu non pas tyrannisé par des structures, non pas maître tout-puissant de son destin, et pas plus encore affronté à des "résistances" extérieures - mais tout à la fois agi et agissant par/sur ce qui lui est extérieur.
C'est l'idée, par exemple, que l'individu, par son action propre, contribue à façonner la période qui l'a façonné (vieux poncif des biographies). A ce stade de l'analyse, il n'y a plus d'ignorance réciproque de l'individu et des structures, des "enceintes" ou du "discours" qui le déterminent, mais bien communicabilité et interaction dynamique.
Je me demande à quel point c'est faire du vieux avec du neuf et dans le fond je me dis : rien de neuf sous le soleil (rappelons au besoin la biographie, telle qu'elle se pratique depuis si longtemps).
Vous aurez peut-être une idée... Wink

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Message par Vargas Lun 21 Avr 2008 - 10:34

Petite question au passage :

Je mets peut-être les pieds dans le plat, mais Hannah Arendt et le thème de la banalité du mal ont interagit avec ce débat, notamment au sein du fonctionnalisme ?

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Message par Plus Oultre Lun 21 Avr 2008 - 14:39

Certainement, mais alors en jouant le rôle de trouble-fête traditionnellement réservé aux philosophes et à la philosophie Wink
D'ailleurs j'ai remarqué qu'invoquer Arendt dans les débats historiographiques fait un peu "arme du pauvre" aux yeux des historiens... Regard amusé ou moue dubitative. Vieille défiance envers la philosophie, refus de penser avec Arendt, je ne sais pas...

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