La sensibilité est-elle une faiblesse?
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La sensibilité est-elle une faiblesse?
La sensibilité est-elle une faiblesse ?
(question du mois de Philosophie magazine n°123)
(question du mois de Philosophie magazine n°123)
Charles Pépin, le sophiste-chroniqueur répondant à chaque question du mois de Philosophie magazine, juge périmée l'idée présupposée dans la question posée : « Réduire la sensibilité à une faiblesse est une idée datée, qui ne peut s'entendre qu'au sein d'une vision rationaliste dépassée ». Comme tout sophiste, Pépin déprécie les grandes philosophies du passé, en particulier les philosophies idéalistes et austères, comme le platonisme et le stoïcisme. Les sophistes sont généralement des sensualistes, comme l'étaient les sophistes grecs.
Pépin fait donc l'apologie des sens, qui selon lui seraient intelligents et pensants : « S'émouvoir de la musique de Bach ou de Beethoven, c'est penser avec ses oreilles ». Depuis quand pense-t-on avec ses oreilles ! C'est un contresens grossier sur la contemplation esthétique. On n'écoute pas de la musique avec ses oreilles, mais avec son âme, surtout si c'est de la musique classique. Les sens sont des médiateurs neutres, insensibles au sens spirituel de ce qu'ils sentent. La beauté artistique ne s'adresse pas aux sens, mais à l'esprit. Bergson a montré que la musique est synthétisée par l'esprit, plus précisément par la mémoire, car l'ouïe ne perçoit qu'une note à la fois, alors que la mémoire, en raccordant les notes, entend la mélodie et l'harmonie.
Mais peut-on réduire la sensibilité aux sens ? N'est-ce pas un premier contresens sur la sensibilité ? Car nous avons tous les mêmes sens, sans avoir la même sensibilité. La sensibilité est donc spirituelle et non sensorielle. Si l'on doit néanmoins répondre à la question initiale d'un point de vue matériel, on dira que les sens sont à la fois une force, car ils sont nécessaires à notre survie, et une faiblesse, car ils nous rendent sensibles à la douleur. De plus, comme l'a dit Aristote, la sensibilité complète et aigüe de l'homme le prédispose à l'art et à la connaissance.
Cependant, le principal intérêt de la question est moral, sentimental et esthétique. D'un point de vue moral, la sensibilité a une forme féminine : la pitié, et une forme masculine : la justice.
La pitié, qui était perçue comme une faiblesse par les cultures gréco-romaines, qui lui préféraient la clémence et la magnanimité, est devenue avec le christianisme une valeur positive, réaffirmée par Rousseau, qui l'opposait à l'inhumanité du rationalisme et à l'obscurité de la théologie. La pitié est peut-être une faiblesse, mais elle est la condition de la société civile. C'est la pitié qui distingue la civilisation d'une société animale. Dès que la pitié apparaît dans une société, par exemple chez les primates ou les éléphants, lorsqu'un individu en console un autre ou le réconcilie avec le groupe, on peut parler de culture et de comportement civilisé. D'un point de vue social, la pitié est donc une force, car elle maintient la cohésion du groupe.
La pitié est féminine, parce qu'elle est une réaction sensible, alors que la justice est une idée et un jugement, bien que ce jugement puisse être intuitif. La plupart du temps, en effet, on ressent les injustices sans en avoir délibéré. La justice est alors un jugement intuitif. C'est en tant qu'idée intuitive que la justice est une forme de sensibilité. Cela explique aussi pourquoi l'on peut être plus ou moins sensible aux injustices. La justice parachève la pitié en codifiant la solidarité sociale à travers des lois. La pitié est donc le fondement de la société, et la justice son accomplissement. De ce point de vue, la justice est une force, mais d'un point de vue subjectif, elle peut être une faiblesse, car plus on est sensible à l'injustice, plus on en souffrira.
D'un point de vue érotique, la sensibilité est une faiblesse, parce qu'elle nous rend d'abord esclave de l'autre, mais c'est une faiblesse qui aspire à la domination et tend donc vers la force. En effet, l'amoureux ou l'amoureuse cherche à conquérir l'autre, à le posséder et à l'enchaîner (par le mariage, par exemple). C'est donc une dialectique du maître et de l'esclave, où l'esclave cherche à devenir le maître en asservissant son maître. L'amour est donc une faiblesse qui se transforme en force et en domination.
Enfin, d'un point de vue artistique, la sensibilité est une force, parce qu'elle nous pousse à créer, et une faiblesse, parce qu'elle nous rend mélancolique, la réalité n'étant jamais aussi belle ni aussi durable que la Beauté, qui est parfaite et éternelle. C'est le « secret douloureux » dont parle Baudelaire dans son poème La Vie antérieure.
Kokof- Digressi(f/ve)
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Date d'inscription : 07/03/2019
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