La dame du 19e siècle
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La dame du 19e siècle
.
(Exercice littéraire autour d'un petit fait réel - ça m'est vraiment arrivé tel que je le compte ici ...)
(J'avais déjà proposé ce texte du temps où je m'appelais Victor DiGiorgi, mais il me plait assez pour que je le replace en tant qu'Emmanuel)
.
LA DAME DU 19e SIÈCLE
Dans le train de Deux-Montagnes à Montréal
____________
Mon train roulait doucement vers la grande ville. À l'approche d'une gare, il a ralenti puis s'est immobilisé en grinçant. Les portes se sont ouvertes. Des gens ont envahi le wagon, à la recherche d'une place assise. Une bonne minute après, chacun avait trouvé place, lorsqu'une dame vêtue à l'ancienne, robe longue, collet monté haut le cou, coiffée d'un chapeau noir à voilette, est entrée dans le wagon, visiblement essoufflée par un pas trop pressé. Elle avait toute l'apparence des dames de la haute société de la fin du 19e siècle. Face à moi, le siège était inoccupé. Elle s'y est installée pendant que le train démarrait, puis, d'une voix vive, mais curieusement douce et rauque à la fois,
- J'ai failli le rater !
Et moi, un peu surpris,
- Ah! …
- Mais je l'ai attrapé quand même, ce train! De toute manière, je ne pouvais pas le rater, c'est mon jour de chance aujourd'hui! Hi Hi!
- Ah bon…
- Oui, parce que j'ai eu les résultats de mon analyse et tout va bien.
- De votre analyse ?
- Oui, de mon analyse médicale… J'ai une tumeur au cerveau et on m'a fait une ponction pour l'analyser. J'avais peur que ce soit un cancer, mais les résultats disent que c'est une tumeur pas dangereuse. Une tumeur bé..., euh..., bé-quelque-chose.
- Bénigne ?
- Oui! C'est ça! Une tumeur bénigne! Alors je suis contente comme tout. Et je vais m'inscrire à l'université. Je vais m'y réinscrire, en fait, parce que j'ai arrêté mes cours il y a longtemps, et aujourd'hui je suis tellement contente d'être en bonne santé que je vais les reprendre là où je les avais laissés. Ah que la vie est belle, parfois, n'est-ce pas ?
- Oui, la vie est belle, c'est vrai…
- Mais je n'ai pas toujours eu de la chance, vous savez! Ce n'est pas comme mon père… Lui, il a trouvé une nouvelle femme seulement deux ans après la mort de maman. Vous vous rendez compte ? Moi, mon mari est mort depuis plus de dix ans, et je n'ai pas encore trouvé de remplaçant. Et pourtant je suis jeune, je suis bien. Je suis loin d'être repoussante, non? Je ne comprends pas. Il y en a qui ont de la chance et d'autres non, que voulez-vous. Moi, mon père il a de la chance… Mais moi aussi aujourd'hui, parce que j'ai eu les résultats de mon analyse et tout va bien!
- Ah oui…
- Alors je vais me réinscrire à l'université.
- Ah! c'est bien ça…
- J'ai arrêté les cours il y a longtemps, mais je vais les reprendre là où je les avais laissés… Il y a longtemps… À l'époque, j'ai quitté l'université pour aller travailler. Et pour travailler, ça, j'ai travaillé. Ah ça oui… J'ai travaillé vingt ans. Oui! vingt ans, j'ai travaillé… Toujours dans la même compagnie, toujours, comme une abeille j'ai travaillé… Et maintenant, je retourne à l'université! J'ai le temps, maintenant… Vous savez pourquoi j'ai le temps? Parce que je viens de me faire mettre à la porte, dites! Eh oui, je suis au chômage… Vingt ans dans la même compagnie, et vous voyez, à la porte, sans tambour ni trompette, comme ça, sans raison, rien. Ah, je ne peux pas dire que j'ai de la chance, vous savez!
- Euh, oui en effet…
- Mais d'un autre côté, je vais vous dire, j'ai quand même pas mal de chance, parce que j'ai reçu le résultat de mes analyses!
- Ah oui, vos analyses, et tout va bien…
- Eh bien je croyais que j'avais un cancer au cerveau et ce n'est pas ça. C'est une tumeur. Mais une tumeur pas dangereuse. Une tumeur bé..., euh..., bé-quelque-chose. Le nom m'échappe…
- Une tumeur bénigne ?
- Oui! C'est ça! Une tumeur bénigne! Et je vais m'inscrire à l'université. Je vais m'y réinscrire, en fait, parce que j'avais arrêté mes cours il y a longtemps. Je suis tellement contente d'être en bonne santé que je vais les reprendre là où je les avais arrêtés. Pour moi, la vie est belle, je vous assure! Ce n'est pas comme le mois dernier. J'ai eu un accident de voiture au carrefour de derrière chez moi parce que je suis passée au rouge et qu'un camion de livraison de lait m'a heurtée de plein fouet. Il a complètement démoli ma voiture. Je ne sais pas comment je m'en suis sortie, je vous jure! Aujourd'hui, je devrais être morte. Oui, je devrais être morte. Mais j'ai de la chance, vous voyez, puisque je suis là, bien vivante. Mon père aussi, il a de la chance. Comme moi. Vous ne savez pas que seulement deux ans après la mort de maman, il a trouvé une autre femme pour la remplacer? Mais moi, je n'ai pas de chance, ça fait dix ans que mon mari est mort et je n'ai pas encore trouvé de remplaçant… Pourtant, j'ai tout pour plaire. Je ne comprends pas.
- La vie est bien étrange parfois…
- Oui, bien étrange… Moi, regardez, il y a trois semaines, je me mets à avoir mal à la tête comme si on me gonflait un ballon dans le crâne. Je vais chez le médecin. Il me dit ça c'est une tumeur, il faut faire une ponction et des analyses. Alors moi j'ai eu peur, parce que maman est morte d'un cancer au cerveau. Et mon père a trouvé une femme seulement deux ans après pour la remplacer. Je ne sais pas comment il a fait. Moi je n'y arrive pas. Et pourtant, j'ai tout pour me remarier facilement, vous savez. Je me suis dit, ça y est, le cancer c'est pour moi cette fois-ci. Alors je suis allée à la clinique de derrière chez moi, de l'autre côté du carrefour où j'ai eu un accident terrible, l'autre jour. J'ai traversé au rouge et un camion de lait m'a heurté tellement fort que je me demande comment j'ai eu la chance de m'en sortir. Je devrais être morte aujourd'hui. Mais je suis là, bien vivante, et comme j'ai le temps, je vais m'inscrire à l'université. En fait, je vais m'y réinscrire parce que j'ai déjà été étudiante à une époque où je n'étais pas obligée de travailler. Je suis bien contente. Si je n'avais pas autant de temps que maintenant, peut-être que je n'aurais jamais repris mes cours. Mais heureusement, j'ai été mise à la porte et j'ai le temps. Vingt ans j'ai travaillé dans la même compagnie, vous savez. Vingt ans, tous les jours ou presque. Ah les salauds quel malheur! Et en plus, aucun homme ne cherche à m'épouser. Et ça fait dix ans que ça dure. Mon père lui il a trouvé à se remarier au bout de deux ans seulement après la mort de maman. D'un cancer au cerveau. Alors moi j'ai eu peur et je suis allée voir le médecin qui m'a dit des analyses, il faut des analyses, et je suis allé à la clinique de derrière mon accident de voiture il m'ont fait des analyses je viens de recevoir les résultats et je n'ai pas de cancer c'est une tumeur, mais une tumeur bé… Euh, comment vous dites, déjà ?
- Une tumeur bénigne.
- C'est ça, une tumeur bénigne. Pas un cancer. Pas comme maman. Elle a eu un cancer au cerveau et elle en est morte. Mon mari aussi, il est mort d'un cancer. Mais lui, c'était la gorge, pas le cerveau. Il buvait beaucoup d'alcool et les médecins ont dit que ça lui avait comme arraché le larynx ou quelque chose comme ça. Mon mari il buvait, mais il ne me battait pas. C'est pas comme la voisine. Elle son mari ne buvait pas, mais il la battait sans arrêt. Tous les jours ça hurlait chez eux. Ah là là. Mais elle est encore mariée, elle, et elle ne se fait pas de soucis quand elle passe à la caisse de l'épicerie. Elle ne travaille pas, mais son mari lui donne l'argent et ça va, elle s'achète des robes, au moins. Moi, mon mari ne me battait pas, mais il buvait, et il a attrapé un cancer de la gorge à cause de ça. En attendant, ça fait dix ans qu'il est mort et pas un homme ne m'a proposé de me marier avec lui. Pourtant je ne suis pas mal. Non ? Je ne comprends pas. Mon père, lui, deux ans, pas plus, et hop, il a trouvé une femme pour remplacer maman. Morte d'un cancer à la tête, ma mère. Alors quand j'ai su que j'avais une tumeur au cerveau, je me suis dit c'est mon tour, tellement que je suis malchanceuse. Et puis non. Je suis allé à a clinique de derrière mon accident de voiture. Un camion de lait qui m'a tamponnée. Rien que d'y penser j'ai mal à la tête. Ils m'ont fait une ponction. Des analyses. Et puis vous voyez. Je n'ai rien. Ma santé est impeccable. Alors je vais m'inscrire à l'université. J'ai le temps pour ça. Je suis au chômage à cause de ces salauds qui m'ont jetée de leur compagnie après vingt ans que j'y ai travaillé comme une abeille tous les jours ou presque. Ah! je n'ai pas de chance. Et pourtant je suis encore vivante malgré mon accident. C'est de la chance, ça. Je croyais que j'avais un cancer au cerveau et puis non, c'est une tumeur bénigne, c'est comme ça que vous dites n'est-ce pas?
- Oui, une tumeur bé…
- Ah! Je vais rater la gare de l'université. Excusez-moi, monsieur, j'éprouve beaucoup de plaisir à vous parler et à vous écouter, mais il faut que je vous quitte. Ah là là, excusez-moi de vous laisser en plan si vite. Et à bientôt alors!
La dame s'est levée précipitamment. Son sac s'est ouvert et une enveloppe s'en est échappée.
Elle est tombée sous le siège où elle était assise un instant avant. Je me suis baissé pour la ramasser, la lui rendre. Mais quand je me suis redressé, elle avait déjà franchi la porte de sortie du wagon pour disparaître au milieu des gens pressés de la foule du quai de la gare.
Le train a redémarré. Il s'est mis à accélérer. Je tenais distraitement l'enveloppe. Je l'ai regardée. Elle était blanche, sans aucune inscription. Elle n'était pas cachetée. Dedans, il y avait des fils de safran, quelques pétales de fleurs séchés sur du papier et des timbres de France et d'Italie.
Depuis, chaque jour, à la même heure, je prends le même train.
Je reverrai peut-être la dame du 19e siècle, robe longue et chapeau noir à voilette.
L'enveloppe est toujours dans ma poche, un peu froissée.
Je la lui rendrai avec une gentillesse mesurée dans le geste et la voix.
Je l'écouterai attentivement, en me taisant beaucoup.
***
(Exercice littéraire autour d'un petit fait réel - ça m'est vraiment arrivé tel que je le compte ici ...)
(J'avais déjà proposé ce texte du temps où je m'appelais Victor DiGiorgi, mais il me plait assez pour que je le replace en tant qu'Emmanuel)
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LA DAME DU 19e SIÈCLE
Dans le train de Deux-Montagnes à Montréal
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Mon train roulait doucement vers la grande ville. À l'approche d'une gare, il a ralenti puis s'est immobilisé en grinçant. Les portes se sont ouvertes. Des gens ont envahi le wagon, à la recherche d'une place assise. Une bonne minute après, chacun avait trouvé place, lorsqu'une dame vêtue à l'ancienne, robe longue, collet monté haut le cou, coiffée d'un chapeau noir à voilette, est entrée dans le wagon, visiblement essoufflée par un pas trop pressé. Elle avait toute l'apparence des dames de la haute société de la fin du 19e siècle. Face à moi, le siège était inoccupé. Elle s'y est installée pendant que le train démarrait, puis, d'une voix vive, mais curieusement douce et rauque à la fois,
- J'ai failli le rater !
Et moi, un peu surpris,
- Ah! …
- Mais je l'ai attrapé quand même, ce train! De toute manière, je ne pouvais pas le rater, c'est mon jour de chance aujourd'hui! Hi Hi!
- Ah bon…
- Oui, parce que j'ai eu les résultats de mon analyse et tout va bien.
- De votre analyse ?
- Oui, de mon analyse médicale… J'ai une tumeur au cerveau et on m'a fait une ponction pour l'analyser. J'avais peur que ce soit un cancer, mais les résultats disent que c'est une tumeur pas dangereuse. Une tumeur bé..., euh..., bé-quelque-chose.
- Bénigne ?
- Oui! C'est ça! Une tumeur bénigne! Alors je suis contente comme tout. Et je vais m'inscrire à l'université. Je vais m'y réinscrire, en fait, parce que j'ai arrêté mes cours il y a longtemps, et aujourd'hui je suis tellement contente d'être en bonne santé que je vais les reprendre là où je les avais laissés. Ah que la vie est belle, parfois, n'est-ce pas ?
- Oui, la vie est belle, c'est vrai…
- Mais je n'ai pas toujours eu de la chance, vous savez! Ce n'est pas comme mon père… Lui, il a trouvé une nouvelle femme seulement deux ans après la mort de maman. Vous vous rendez compte ? Moi, mon mari est mort depuis plus de dix ans, et je n'ai pas encore trouvé de remplaçant. Et pourtant je suis jeune, je suis bien. Je suis loin d'être repoussante, non? Je ne comprends pas. Il y en a qui ont de la chance et d'autres non, que voulez-vous. Moi, mon père il a de la chance… Mais moi aussi aujourd'hui, parce que j'ai eu les résultats de mon analyse et tout va bien!
- Ah oui…
- Alors je vais me réinscrire à l'université.
- Ah! c'est bien ça…
- J'ai arrêté les cours il y a longtemps, mais je vais les reprendre là où je les avais laissés… Il y a longtemps… À l'époque, j'ai quitté l'université pour aller travailler. Et pour travailler, ça, j'ai travaillé. Ah ça oui… J'ai travaillé vingt ans. Oui! vingt ans, j'ai travaillé… Toujours dans la même compagnie, toujours, comme une abeille j'ai travaillé… Et maintenant, je retourne à l'université! J'ai le temps, maintenant… Vous savez pourquoi j'ai le temps? Parce que je viens de me faire mettre à la porte, dites! Eh oui, je suis au chômage… Vingt ans dans la même compagnie, et vous voyez, à la porte, sans tambour ni trompette, comme ça, sans raison, rien. Ah, je ne peux pas dire que j'ai de la chance, vous savez!
- Euh, oui en effet…
- Mais d'un autre côté, je vais vous dire, j'ai quand même pas mal de chance, parce que j'ai reçu le résultat de mes analyses!
- Ah oui, vos analyses, et tout va bien…
- Eh bien je croyais que j'avais un cancer au cerveau et ce n'est pas ça. C'est une tumeur. Mais une tumeur pas dangereuse. Une tumeur bé..., euh..., bé-quelque-chose. Le nom m'échappe…
- Une tumeur bénigne ?
- Oui! C'est ça! Une tumeur bénigne! Et je vais m'inscrire à l'université. Je vais m'y réinscrire, en fait, parce que j'avais arrêté mes cours il y a longtemps. Je suis tellement contente d'être en bonne santé que je vais les reprendre là où je les avais arrêtés. Pour moi, la vie est belle, je vous assure! Ce n'est pas comme le mois dernier. J'ai eu un accident de voiture au carrefour de derrière chez moi parce que je suis passée au rouge et qu'un camion de livraison de lait m'a heurtée de plein fouet. Il a complètement démoli ma voiture. Je ne sais pas comment je m'en suis sortie, je vous jure! Aujourd'hui, je devrais être morte. Oui, je devrais être morte. Mais j'ai de la chance, vous voyez, puisque je suis là, bien vivante. Mon père aussi, il a de la chance. Comme moi. Vous ne savez pas que seulement deux ans après la mort de maman, il a trouvé une autre femme pour la remplacer? Mais moi, je n'ai pas de chance, ça fait dix ans que mon mari est mort et je n'ai pas encore trouvé de remplaçant… Pourtant, j'ai tout pour plaire. Je ne comprends pas.
- La vie est bien étrange parfois…
- Oui, bien étrange… Moi, regardez, il y a trois semaines, je me mets à avoir mal à la tête comme si on me gonflait un ballon dans le crâne. Je vais chez le médecin. Il me dit ça c'est une tumeur, il faut faire une ponction et des analyses. Alors moi j'ai eu peur, parce que maman est morte d'un cancer au cerveau. Et mon père a trouvé une femme seulement deux ans après pour la remplacer. Je ne sais pas comment il a fait. Moi je n'y arrive pas. Et pourtant, j'ai tout pour me remarier facilement, vous savez. Je me suis dit, ça y est, le cancer c'est pour moi cette fois-ci. Alors je suis allée à la clinique de derrière chez moi, de l'autre côté du carrefour où j'ai eu un accident terrible, l'autre jour. J'ai traversé au rouge et un camion de lait m'a heurté tellement fort que je me demande comment j'ai eu la chance de m'en sortir. Je devrais être morte aujourd'hui. Mais je suis là, bien vivante, et comme j'ai le temps, je vais m'inscrire à l'université. En fait, je vais m'y réinscrire parce que j'ai déjà été étudiante à une époque où je n'étais pas obligée de travailler. Je suis bien contente. Si je n'avais pas autant de temps que maintenant, peut-être que je n'aurais jamais repris mes cours. Mais heureusement, j'ai été mise à la porte et j'ai le temps. Vingt ans j'ai travaillé dans la même compagnie, vous savez. Vingt ans, tous les jours ou presque. Ah les salauds quel malheur! Et en plus, aucun homme ne cherche à m'épouser. Et ça fait dix ans que ça dure. Mon père lui il a trouvé à se remarier au bout de deux ans seulement après la mort de maman. D'un cancer au cerveau. Alors moi j'ai eu peur et je suis allée voir le médecin qui m'a dit des analyses, il faut des analyses, et je suis allé à la clinique de derrière mon accident de voiture il m'ont fait des analyses je viens de recevoir les résultats et je n'ai pas de cancer c'est une tumeur, mais une tumeur bé… Euh, comment vous dites, déjà ?
- Une tumeur bénigne.
- C'est ça, une tumeur bénigne. Pas un cancer. Pas comme maman. Elle a eu un cancer au cerveau et elle en est morte. Mon mari aussi, il est mort d'un cancer. Mais lui, c'était la gorge, pas le cerveau. Il buvait beaucoup d'alcool et les médecins ont dit que ça lui avait comme arraché le larynx ou quelque chose comme ça. Mon mari il buvait, mais il ne me battait pas. C'est pas comme la voisine. Elle son mari ne buvait pas, mais il la battait sans arrêt. Tous les jours ça hurlait chez eux. Ah là là. Mais elle est encore mariée, elle, et elle ne se fait pas de soucis quand elle passe à la caisse de l'épicerie. Elle ne travaille pas, mais son mari lui donne l'argent et ça va, elle s'achète des robes, au moins. Moi, mon mari ne me battait pas, mais il buvait, et il a attrapé un cancer de la gorge à cause de ça. En attendant, ça fait dix ans qu'il est mort et pas un homme ne m'a proposé de me marier avec lui. Pourtant je ne suis pas mal. Non ? Je ne comprends pas. Mon père, lui, deux ans, pas plus, et hop, il a trouvé une femme pour remplacer maman. Morte d'un cancer à la tête, ma mère. Alors quand j'ai su que j'avais une tumeur au cerveau, je me suis dit c'est mon tour, tellement que je suis malchanceuse. Et puis non. Je suis allé à a clinique de derrière mon accident de voiture. Un camion de lait qui m'a tamponnée. Rien que d'y penser j'ai mal à la tête. Ils m'ont fait une ponction. Des analyses. Et puis vous voyez. Je n'ai rien. Ma santé est impeccable. Alors je vais m'inscrire à l'université. J'ai le temps pour ça. Je suis au chômage à cause de ces salauds qui m'ont jetée de leur compagnie après vingt ans que j'y ai travaillé comme une abeille tous les jours ou presque. Ah! je n'ai pas de chance. Et pourtant je suis encore vivante malgré mon accident. C'est de la chance, ça. Je croyais que j'avais un cancer au cerveau et puis non, c'est une tumeur bénigne, c'est comme ça que vous dites n'est-ce pas?
- Oui, une tumeur bé…
- Ah! Je vais rater la gare de l'université. Excusez-moi, monsieur, j'éprouve beaucoup de plaisir à vous parler et à vous écouter, mais il faut que je vous quitte. Ah là là, excusez-moi de vous laisser en plan si vite. Et à bientôt alors!
La dame s'est levée précipitamment. Son sac s'est ouvert et une enveloppe s'en est échappée.
Elle est tombée sous le siège où elle était assise un instant avant. Je me suis baissé pour la ramasser, la lui rendre. Mais quand je me suis redressé, elle avait déjà franchi la porte de sortie du wagon pour disparaître au milieu des gens pressés de la foule du quai de la gare.
Le train a redémarré. Il s'est mis à accélérer. Je tenais distraitement l'enveloppe. Je l'ai regardée. Elle était blanche, sans aucune inscription. Elle n'était pas cachetée. Dedans, il y avait des fils de safran, quelques pétales de fleurs séchés sur du papier et des timbres de France et d'Italie.
Depuis, chaque jour, à la même heure, je prends le même train.
Je reverrai peut-être la dame du 19e siècle, robe longue et chapeau noir à voilette.
L'enveloppe est toujours dans ma poche, un peu froissée.
Je la lui rendrai avec une gentillesse mesurée dans le geste et la voix.
Je l'écouterai attentivement, en me taisant beaucoup.
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Emmanuel- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 1321
Date d'inscription : 05/08/2018
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