Antihistoricisme de Camus (polémique avec Sartre)

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Message par Vargas Jeu 6 Sep 2007 - 15:59

NB : Ayant trouvé les réponses de Camus et Sartre en espagnol, les citations qui en sont tirées peuvent ne pas correspondre complètement aux originales.

L’homme révolté, débuté en 1947 et publié en 1951, a reçu un très bon accueil en général tant à gauche qu’à droite politiquement. Sauf par quelques uns comme Breton et les surréalistes pour les théories de l’art et les marxistes dont l’idéologie est critiquée dans cet essai.

Camus y pose le problème de la révolution comme révolte historique.
Au regard des évènements passés, presque exclusivement à partir de 1789, il la juge comme une révolte toujours pervertie dans les faits (à l’exception de La Commune, qu’il qualifie de révolution révoltée), altérée par « la préoccupation de diviniser l’espèce ».
Dès lors, le poids de l’Histoire finit par amener la révolution à renier le mouvement initial. S’il y a dénonciation, c’est en rapport avec le meurtre qui devient justifié.

Le but de cette analyse n’est pas de faire la description cent fois entamée du phénomène révolutionnaire, ni d’édifier une fois encore le recensement des causes économiques et historiques. Il s’agit de retrouver dans quelques faits logiques le fil logique, l’illustration et les thèmes constants de la révolte métaphysique.
Les faits révolutionnaires deviennent donc la matière à partir de laquelle il va tenter d’exprimer la révolte métaphysique, l’approche historique n’étant pas ce qui le préoccupe ici.

Cette approche se résume à une réduction de l’Histoire, pas à sa négation puisque le problème que se pose Camus relève bien plus d’une universalité humaine, d’un sentiment actuel que de la compréhension et de l’interprétation du passé.
Par cette approche, les faits historiques sont subordonnés mais l’importance d’en avoir la connaissance demeure (l’ignorer serait « nier le réel en choisissant l’inefficacité de l’abstention »).
L’opposition méthodique amène ici à choisir un raisonnement plus inductif que déductif, donc non scientifique.

Mais cette opposition en cache une autre plus fondamentale entre la réflexion camusienne et les philosophies de l’Histoire d’Hegel et de Marx.
Du point de vue du marxisme, la faiblesse du livre est évidente :
les infrastructures et les superstructures en sont complètement absentes.
Et pour cause : Camus n’y croit pas.
(NB : il a été adhérent au PC Algérien de 1935 à 37, année où ce dernier a justifié sur ordre du PCF les inégalités politiques constitutives du fait colonial).

Dans les faits, l’auteur ne veut pas de révolution car elle nécessiterait le meurtre et parce qu’elle trahit nécessairement le but premier inscrit dans la révolte.
Il ne s’agit donc pas de condamner la révolution, de se ranger auprès des conservateurs, des socialistes césariens autoritaires ou ceux traitres réformistes.
De même, si réformisme implique d’abandonner l’idée de révolte, ce n’est pas non plus une solution viable.
Du point de vue pratique, et c’est le reproche fondamental qui lui est fait, cet essai n’apporte donc rien.

Du moins à première à vue. Car dépassé la conscience des limites inhérentes à ces positions, il s’agit d’agir en révolté, quitte à paraître comme un Mario Vargas Llosa auprès de ses amis opposés à la société bourgeoise en demandant de la tempérance quant aux moyens violents et le refus du pragmatisme qui irait à l’encontre de l’homme, et comme agitateur libertaire auprès de la bourgeoisie.

Or, cette position ne peut être tenu qu’en exigeant de soi d’aiguiser incessamment sa conscience politique.
Car ce qui doit définir l’homme révolté c’est bien d’agir, vivre dans la lucidité et son refus du statut quo, comme celui du nihilisme révolutionnaire.
Parce que c’est préférable à une paix ou à une victoire illusoire.
Ainsi, Camus reste fidèle au mythe de Sisyphe. Ces efforts répétés patiemment, indéfiniment, tout en sachant qu’on part vaincu d’avance et qu'ils paraissent inutiles sont peut-être les seuls qui permettent d’amener une révolution, par les mentalités et non par le mensonge et les armes.

Car, l’une des autres intentions qui conduit Camus à écrire cet essai est celle de condamner ce qu’il sentait comme l’un des risques majeurs de son époque et qui est pour lui hérité de la révolution bourgeoise de 1789 qui n’a que mieux répandu la déshumanisation par l’économie ("Le Progrès, trop robot pour etre vrai", dixit Prévert) :
- la quête de l’efficience à la racine du Mal historique,
- le pragmatisme prétendant avoir fait la synthèse du machiavélisme et de la pratique, (la fin ne justifie pas les moyens. L’homme seul est une fin, répond-il),
- le messianisme historique qui, en définitive, assassina irrémédiablement l’utopie (d’ou la tentative du philosophe marxiste Ernst Bloch, Le principe Espérance, écrit de 1938 à 47, revu jusqu'en 59).

Voila donc le véritable chiasme qui sépare Camus de l’historicisme.
Aussi s’en prend-il à Hegel qui permet de justifier si magnifiquement les totalitarismes du XXème siècle.
Camus va jusqu’à faire de Staline un élève qui a trop bien lu Hegel.
Mais les limites de Camus se font ici sentir.
Il n’est pas philosophe, lui-meme refuse cette étiquette, et ses attaques sont maladroites, ses critiques touchent à des points secondaires comme s’il n’arrivait pas à faire le tour de l’édifice hégélien pour pouvoir l’assiéger, parce que Camus ne sait pas tuer ce qu’il combat : ce qui se prétend plus grand que l’homme.

Néanmoins, ce n’est pas tant s’opposer radicalement et idéologiquement que d’affirmer la nécessité d’y faire face, que de constater et de prévenir les conséquences catastrophiques sur le long terme pour souhaiter une approche responsable en partant du présent POUR la préservation à long terme.
Camus, dans Combat, Novembre 1948 a écrit:Ce qui frappe le plus, en effet, dans le monde ou nous vivons, c’est d’abord en général que la plupart des hommes sont privés d’avenir. Il n’y a pas de projection valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens. Eh bien ! Les hommes de ma génération et de celle qui entre aujourd’hui dans les ateliers et les facultés ont vécu et vivent comme des chiens.


Survivre n’est pas vivre.
Vivre dans la culpabilité, et pire, dans la négation de sa culpabilité, c’est s’aveugler.
Le règne de l’efficacité, de l’efficience, rendrait-il quasiment impossible la forme de lucidité nécessaire à la révolte, puisque ce serait dormir ?
C’est peut-être ce qui fait réagir Camus.
Il exprime la nécessité des connaissances historiques parallèlement à une haine de la fatalité, des interprétations historiques, ce qu’il est bien dur de concilier.

Or, il reproche au stalinisme comme au courant existentialiste d’enfermer l’être dans l’Histoire.
A un degré bien moindre pour ce dernier : l’enfermer dans Ses contradictions.
Mais n’est-ce pas aussi le cas de Camus qui essaie d’en sortir ?
Le fait d’en avoir conscience ne le dédouane pas sur ce point.
Ainsi, il a qualifié son engagement dans la résistance d’ obligation.
Contraint par les évènements, il ne s’agissait pas tant pour lui d’agir dans l’histoire que de tout faire pour qu’il n’y en ait pas un vainqueur totalitaire définitif.

N’y a-t-il pas ici un point dérangeant ?
Sisyphe ne serait- il pas devenu amoureux de son rocher ?


Dernière édition par le Jeu 6 Sep 2007 - 16:23, édité 1 fois
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Message par Vargas Jeu 6 Sep 2007 - 16:17

L'article de Jeanson

En mai 1952 parait dans le journal Les Temps Modernes auquel Camus a participé et dont Sartre est le directeur l’article de Francis Jeanson "Albert Camus ou l’âme révoltée" au sujet de L’homme révolté.
Il reproche à l’auteur de faire le jeu des conservateurs, évoque le fait que la droite ait bien accueilli son livre.

En effet le livre a été plébiscité par presque tout le monde non pas tant pour la qualité de la réflexion que pour des raisons diverses et partisanes.
Camus se mettant en marge, chacun y voit un rapprochement avec ses propres positions ou encore les armes pour critiquer ses adversaires respectifs.

Ainsi Jeanson relève sa démarche antihistoriciste, la faiblesse intellectuelle et politique de ses reproches à l’encontre d’Hegel et le fait que sa critique du marxisme soit bien mal venue quand il s’agit de lutter contre la société bourgeoise.
Autre point : son style trop (bien) écrit qui cache la pauvreté du fond (on lui retourne sa critique sur l’insuffisance de l’art réaliste et de l’art formel).
En somme, c’est l’inefficacité et la complaisance de l’œuvre qui est mise en avant.


Réponse de Camus à Sartre

Le 30 juin 1952, Camus, ne prenant même pas la peine de répondre directement à Jeanson envoie sa réplique à Sartre, son ami de 10 ans qu’il vouvoie et nomme "Monsieur le Directeur".
Quelques extraits répondant à l’accusation d’antihistoricisme :
[…]En effet, l’homme révolté se propose - près d’une centaine de citations pourront le prouver si nécessaire - de démontrer que l’antihistoricisme pur, tout du moins dans le monde actuel, est aussi dangereux que l’historicisme pur. […] Il s’éloigne de la réalité celui qui veut considérer l’histoire comme un tout qui se suffit à lui-meme. […]servir l’histoire pour l’histoire meme conduit à un certain nihilisme.
Il se borne à exprimer les déformations qu’il lui semble avoir été faites de son livre, répond aux attaques, en particulier par rapport au marxisme, refusant qu’on le protège, évoquant la question des camps de concentration soviétique dont le groupe des Temps Modernes a atténué l’importance (un point qui n’est pas à l’honneur de Sartre ; son silence parfois son réductionnisme sur la terreur soviétique jusqu’à la répression de l’insurrection hongroise en 1956 quand il se détache du marxisme).

Camus note aussi le fait que l’article de Jeanson prend la position du marxisme orthodoxe qui rétorque à sa critique alors que Camus évoque aussi la Ière Internationale, Bakounine et que La pensée du midi située à la fin de l’essai est consacrée au syndicalisme révolutionnaire.
Car la polémique est aussi une dispute entre sympathisants marxistes et sympathisant libertaire sans qu’aucun ne soient complètement marxiste ou libertaire.

Camus se sent profondément touché par ces critiques en raison de la place que tient ce livre dans son cheminement :
du cycle de l’absurde (L’étranger ; Le mythe de Sisyphe ; 1942, Caligula, écrit en 39, réécrit en 44) au cycle de la révolte (l'Etat de siège,48 ; Les Justes,50 ;L’homme révolté,51), cet essai tient une place centrale, peut-être celui ou il espérait le plus que se ferait sentir au lecteur cette idée que « l’une des seules positions philosophique cohérentes, c’est la révolte », et comment la réaliser.


Réponse de Sartre

La réponse de Sartre est publiée avec celle de Camus dans Les Temps Modernes.
Elle confirme la fin de leur amitié. Sartre souligne la vanité, la « démesure méditerranéenne qui déguise [ses] difficultés intérieures », comme le mépris par omission qu’il y a à ne pas répondre directement à Jeanson.
La réponse de Camus vise à donner des leçons quand, dans le même temps, il oublie de passer par l’autocritique.
Les critiques de Jeanson visaient souvent ceux qu’étudie Camus dans son livre plutot que l’auteur lui-même : hors nombreux demeurent des criminels.

Vanité aussi de se prendre pour le meilleur interprète des nantis, des victimes de la société bourgeoise sous prétexte qu’il n’est subordonné à aucune idéologie.

Il est possible que vous ayez été pauvre, mais vous ne l’etes plus, vous etes un bourgeois, comme Jeanson et comme moi. [ …]Comprenez-moi : je ne vous nie pas le droit d’en parler [de la misère]. Mais si vous le faits, que ce soit comme nous-mêmes, à votre compte et à vos risques et périls, en acceptant d’emblée la possibilité d’être démenti.
Sartre lui reproche d’avoir changé :
il dénonçait par tous les moyens l’usage de la violence et voilà qu’il veut nous faire supporter au nom de la morale des violences vertueuses.
« Vous étiez le premier serviteur du moralisme et, maintenant, vous l’utilisez, lui. ».
Sartre le qualifie d’humaniste, de moraliste mais lui rappelle ses lacunes comme penseur, critique l’approche trop métaphysique d’un thème qui demeure historique.

Il condamne la caricature de gardien du temple marxiste que Camus fait du journal et rappelle que le problème des camps soviétiques a été abordé peu auparavant dans Les Temps modernes mais s’interroge sur la véracité des informations (sic).

Le dernier tiers de sa réponse diminue les attaques personnelles pour mettre en avant les manques du livre, revient sur la critique d’Hegel et évoque son rapport à l’histoire :
Engagé dans l’histoire comme vous, je ne la vois pas de la même manière. Je ne doute pas du fait qu’en réalité, elle ait ce visage absurde et terrible pour ceux qui la regarde depuis l’enfer ; c’est parce que ceux-ci n’ont déjà plus rien de commun avec les hommes qui la font.

Il cite Camus et ce qui selon lui fait ses qualités à plusieurs reprise.
Ainsi il savait auparavant exprimer la possibilité du refus, dialecticité de l’absurde passant par l’opposition à l’expérience amère du refus, mais sombre dans une certaine complaisance dans cet essai, ce qui permet à leurs adversaires communs d’interpréter à leur guise ce qu’il a écrit.
Par exemple de penser "je suis lucide parce que je mets en critique cette société. Restons lucides, cela nous dédouanera d’agir. Contentons-nous de dénoncer faussement ce monde qui vaut moins que nous".
Enfin, il demande à Camus de ne pas répondre pour faire cesser la polémique, attitude que Camus suit.


Extrait de l’oraison écrite par Sartre à la mort de Camus :
Nous étions brouillés lui et moi, une brouille n’est rien tout juste une manière de vivre ensemble et sans se perdre de vue dans le monde étroit qui nous est donné. Cela ne m’empêchait pas de penser à lui, de sentir son regard sur la page du livre, sur le journal qu’il lisait et de me dire « Qu’en dit-il ? Qu’en dit-il en ce moment ? »

E. Wiesel : "Sartre était puissant. Et dangereux. Etre détesté par Sartre, c'était la mort. Malheureusement, dans la polémique avec Camus, c'est Sartre qui a gagné, parce qu'il était le plus méchant".
Bernard Henri Lévi, Le siècle de Sartre : " on a tout de même raison d’avoir tort avec Sartre que raison avec Camus. "
Danilo Kis, Conseils à un jeune écrivain : " Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison."
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Message par poussbois Ven 24 Aoû 2012 - 0:00

Un grand merci pour ces textes que je découvre après la réorganisation des messages et nos petites digressions... Si j'avais su que la totalité des arguments permettant de répondre aux agressions diverses étaient déjà présents ici-même, j'aurais économisé quelques heures de connexion. Wink

Je participe en tant que béotien et il s'agit plus d'une question que d'une contribution. Durant toutes mes lectures de Camus, j'ai effectivement senti chez lui une forme de rejet de l'histoire mais plus directement de la notion de progrès. Je n'ai pas le courage ce soir de refaire le tour de ses écrits, d'autant que mes prises de notes sont assez désastreuses et d'une inefficacité absolue, mais j'ai l'impression qu'il fait régulièrement référence à une nostalgie de la pensée grecque antique et d’une perception du temps de type cyclique.

Je me suis toujours demandé ce qui avait pu motiver cela dans une pensée moderne, surtout connaissant son attachement à l’histoire à laquelle il fait référence dans chacun de ses livres et que ta citation confirme : l’historicisme comme l’anti-historicisme sont deux extrêmes dans lesquels il ne veut pas tomber. Ce n’est pas que c’est une idée inopérante, je radote mais l’écologie moderne est une preuve possible de cette option, mais il était alors loin d’avoir accès à des théories qui ne se sont développées qu’au cours des années 60 et 70.

Intuitivement, j’ai l’impression que ce qui intéresse Camus, c’est l’histoire morale, l’éducation, qui est la seule preuve de progrès. J’imagine qu’il n’est pas le seul à avoir eu cette idée et que le progrès marxiste ou hégelien (auxquels je n’ai pas accès) n'est pas uniquement matériel, politique ou économique et qu’il comporte également une phase de développement personnel. Du coup, je suis un peu perdu. Je comprends bien quand tu en parles les différences qu’il peut y avoir entre Sartre et Camus sur le sujet, mais je ne vois pas ce qui peut in fine les opposer fondamentalement. Sartre penserait dans le cadre d’un progrès absolu et inexorable, Camus dans le cadre d’un progrès moral qu’il faudrait mériter et arracher à la logique nihiliste ?

Là encore, on retombe sur la remarque d’Euthyphron : Sartre serait bien le plus athée des deux !

J’aime bien la phrase de BHL. Sortie de son contexte, on a du mal à croire qu’un homme intelligent est capable d’écrire des âneries pareilles. Il a écrit cela au premier degré ? Ou juste pour rappeler l’ambiance qui régnait au début des années 60 à St-Germain ?

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Message par Courtial Sam 25 Aoû 2012 - 2:24

Sartre- Camus, OK. Mais si on compliquait un peu, avec Merleau, en plus ?
Trouvé ceci sur le Net :

Jean-Louis Prat a écrit:Comme celui de Sartre, l’engagement politique de Merleau-Ponty suscite encore des polémiques récurrentes, et d’autant plus confuses qu’elles ne tiennent plus compte de la simple chronologie, ni de situations qui ont beaucoup changé entre 1945 et 1953 - ce qu’illustre fort bien le livre où Michel Onfray, dans le but très louable de rendre justice à Camus, dresse un réquisitoire contre Sartre, Beauvoir, Jeanson et... Merleau-Ponty, embarqué malgré lui dans la querelle autour de L’Homme révolté, où il n’a joué aucun rôle : "On connaît la polémique ayant opposé Camus et Les Temps modernes. Les attaques de la part de Sartre, Beauvoir et Merleau-Ponty, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont guère résisté à l’occupant nazi, montrent qu’ils ne comprirent pas plus qu’il fallait également lutter contre le socialisme des camps parce qu’il présentait un danger totalitaire semblable à celui du fascisme brun." [L’ordre libertaire, OL, p. 330]


Mais Onfray téléscope le conflit de 1952, dont Merleau est absent, avec l’altercation qui oppose Camus et Merleau, en 1946, et qu’il présente de façon très fantaisiste : "Lorsque Camus se fâche avec Sartre et Beauvoir, à l’issue d’une soirée trop arrosée chez les Vian, mi-novembre 1946, parce qu’il estime fort justement [souligné par Onfray] que, soutenu par Sartre, Merleau-Ponty justifie les camps soviétiques dans un article intitulé Le Yogi et le Commissaire, il se lève, sort, claque la porte derrière lui, et poursuivi par Sartre et Vian, refuse de revenir" [OL, p. 486] : l’article incriminé portait sur les procès de Moscou, vus à travers le prisme d’un roman de Koestler, Le zéro et l’infini - ce qu’un lapsus d’Onfray, à son corps défendant, signale à ses lecteurs : il confond, en effet, le titre d’un essai de Koestler avec celui d’un autre article de Merleau, "Le Yogi et le Prolétaire", qui parodie justement celui de Koestler.


Consultons à présent la version de Sartre, publiée dans Situations IV [et reprise dans 2010, p. 1069-1070] : "Un soir, chez Boris Vian, Camus prit Merleau à partie et lui reprocha de justifier les procès. Ce fut pénible : je les revois encore, Camus révolté, Merleau-Ponty courtois et ferme, un peu pâle, l’un se permettant, l’autre s’interdisant les fastes de la violence. Tout d’un coup, Camus se détourna et sortit. Je lui courus après, accompagné de Jacques Bost, nous le rejoignîmes dans la rue déserte ; j’essayai tant bien que mal de lui expliquer la pensée de Merleau, ce que celui-ci n’avait pas daigné faire. Avec ce seul résultat que nous nous séparâmes brouillés ; il fallut plus de six mois et le hasard d’une rencontre pour nous rapprocher. Ce souvenir ne m’est pas agréable : quel sot projet que d’offrir mes bons offices ! Il est vrai : j’étais à la droite de Merleau, à la gauche de Camus ; quel humour noir me souffla de faire le médiateur entre deux amis qui devaient un peu plus tard me reprocher l’un après l’autre mon amitié pour les communistes et qui sont tous deux morts, irréconciliés ?"
Une fois n’est pas coutume, c’est la version de Sartre qu’il nous faut retenir. Le différend concerne les procès de Moscou, et reprend un problème qu’auraient pu illustrer la morale de Kant et celle de Max Weber, mais aussi bien une fable de La Fontaine, où il est question d’un ours... Une chose est certaine : elle ne portait pas sur les camps soviétiques, qui n’étaient pas encore objet de polémique : celle-ci devait surgir, comme Onfray le sait bien, avec le livre de Rousset, et le témoignage de Margaret Buber-Neumann, porté à l’occasion du procès Kravchenko - en 1949 ! Merleau-Ponty, alors, aura déjà écrit, dans un éditorial de 1948, que : "A mesure que nous sommes mieux renseignés sur l’importance relative du travail forcé et du travail libre en URSS, sur le volume du travail concentrationnaire, sur la quasi-autonomie du système policier, il devient toujours plus difficile de voir l’URSS comme transition vers le socialisme ou même comme Etat ouvrier dégénéré. (...) C’est la perspective marxiste elle-même qui serait alors remise en question, puisque les faits feraient apparaître, en marge de l’alternative marxiste, capitalisme ou socialisme, un type de société qui ne se laisse définir par aucun des deux concepts." [Signes, "La politique paranoïaque", p. 327 et 325 : nous avons interverti l’ordre des citations, mais chacun reste libre de consulter le texte, et de voir que nous ne l’avons pas trafiqué]


Thèse qui sera reprise, en 1950, dans le fameux éditorial, signé TM, où Merleau écrira "qu’il n’y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp", mais où Onfray ne veut voir qu’un "réquisitoire contre David Rousset", et un "plaidoyer pour l’Union soviétique des camps"... [OL, p. 329]. Merleau refusait certes de "confondre le communisme et le fascisme" : "Jamais nazi ne s’est encombré d’idées telles que : reconnaissance de l’homme par l’homme, internationalisme, société sans classes. Il est vrai que ces idées ne trouvent dans le communisme d’aujourd’hui qu’un porteur infidèle (...) toujours est-il qu’elles y restent" - ce qui veut dire, en fait, qu’un communiste sincère n’a rien à voir avec un fasciste sincère, même si les deux régimes sont également odieux : "La décadence du communisme russe ne fait pas que la lutte des classes soit un mythe, que la "libre entreprise" soit possible ou souhaitable, ni en général que la critique marxiste soit caduque. D’où nous ne concluons pas qu’il faut montrer de l’indulgence au communisme mais on ne peut en aucun cas pactiser avec ses adversaires. La seule critique saine est donc celle qui vise dans l’URSS et hors de l’URSS l’exploitation et l’oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste." [Signes, p. 337-338]. Cette dernière phrase montre très clairement que le refus de pactiser avec les anticommunistes n’implique aucun soutien à "l’Union soviétique des camps", et n’a pas d’autre objet que d’échapper au piège tendu par ceux qui, alors, proposaient de s’entendre sur l’idée "que l’URSS est l’ennemi n°1" : "Non, bien sûr, nous n’acceptons pas, car cette formule a un corollaire : pour l’instant, pas d’ennemi hors de l’URSS ; elle veut donc dire qu’on renonce à discuter le monde non soviétique." [Signes, p. 339]


Quant aux "valeurs" respectives du nazisme et du communisme, notons ce qu’en dira, plus tard, Castoriadis : "A peu de choses près, le nazisme dit ce qu’il fait et fait ce qu’il dit. Le communisme est condamné à dire une chose et à faire le contraire : il parle de démocratie et instaure la tyrannie, il proclame l’égalité et réalise l’inégalité, il invoque la science et la vérité et pratique le mensonge et l’absurdité. C’est pourquoi il perd très vite son emprise sur les populations qu’il domine. Mais c’est pourquoi aussi les adhérents au communisme, en tout cas avant son arrivée au pouvoir, sont mus par des motivations très différentes de celles des nazis." [Une société à la dérive, p. 232]

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Message par poussbois Lun 27 Aoû 2012 - 22:56

Très intéressant. Où l'on voit un Sartre défendre les principes de l'amitié nécessaire et un Camus passionaria de la morale pure. Comme déjà dit, je ne pense pas à la lueur de ce que nous en rapportent les courriers et les biographies que ces deux-là se détestaient. Et puis, ça aussi je l'ai déjà signalé, Camus la joue à outrance sur le coup : il est le premier à dire qu'on se révolte à partir d'un seuil insupportable. Or, il est le dernier à définir ce seuil ou à imaginer que nous n'avons pas tous le même. Il a un petit côté donneur de leçon qui est peut-être un peu facile, mais qui explique aussi son manque d'influence et sa totale inefficacité politique.

N'en déplaise à Chut, j'ai retrouvé dans l'Homme Révolté les passages que je cherchais :

Les chrétiens ont, les premiers, considéré la vie humaine, et la suite des événements, comme une histoire qui se déroule à partir d'une origine vers une fin, au cours de laquelle l'homme gagne son salut ou mérite son châtiment. La philosophie de l'histoire est née d'une représentation chrétienne, surprenante pour un esprit grec. La notion grecque du devenir n'a rien de commun avec notre idée de l'évolution historique. La différence entre les deux est celle qui sépare un cercle d'une ligne droite. Les Grecs se représentaient le monde comme cyclique. Aristote, pour donner un exemple précis, ne se croyait pas postérieur à la guerre de Troie. Le christianisme a été obligé, pour s'étendre dans le monde méditerranéen, de s'helléniser et sa doctrine s'est du même coup assouplie. Mais son originalité est d'introduire dans le monde antique deux notions jamais liées jusque-là, celles d'histoire et de châtiment. Par l'idée de médiation, le christianisme est grec. Par la notion d'historicité, il est judaïque et se retrouvera dans l'idéologie allemande.
On aperçoit mieux cette coupure en soulignant l'hostilité des pensées historiques à l'égard de la nature, considérée par elles comme un objet, non de contemplation, mais de transformation. Pour les chrétiens comme pour les marxistes, il faut maîtriser la nature. Les Grecs sont d'avis qu'il vaut mieux lui obéir. L'amour antique du cosmos est ignoré des premiers chrétiens qui, du reste, attendaient avec impatience une fin du monde imminente. L'hellénisme, associé au christianisme, donnera ensuite l'admirable floraison albigeoise d'une part, saint François de l'autre. Mais avec l'Inquisition et le destruction de l'hérésie cathare, l'Église se sépara à nouveau du monde et de la beauté, et redonna à l'histoire sa primauté sur la nature. Jaspers a encore raison de dire : « C'est l'attitude chrétienne qui peu à peu vide le monde de sa substance... puisque la substance reposait sur un ensemble de symboles. » Ces symboles sont ceux du drame divin qui se déroule à travers les temps. La nature n'est plus que le décor de ce drame. Le bel équilibre de l'humain et de la nature, le consentement de l'homme au monde, qui soulève et fait resplendir toute la pensée antique, a été brisé, au profit de l'histoire, par le christianisme d'abord. […] Le dieu implacable des armées règne à nouveau, toute beauté est insultée comme source de jouissances oisives, la nature elle-même est asservie.

Désolé pour la longueur, mais d'une, je trouve ça très beau et de deux, je ne suis pas arrivé à réduire...

J'ai également cherché rapidement dans Sisyphe, mais rien de vraiment probant. Ce n'est pas directement abordé, mais on comprend toutefois que dans un monde absurde où l'on voit se répéter le supplice du rocher jusqu'à notre mort, la notion d'historicité est relativement peu opérationnelle.

Pour ce passage de l'Homme révolté, j'ai trouvé très intéressant le fait de mettre en perspective une pensée historique chrétienne et plus tard "occidentale" avec les pensées matérialistes grecques, mais aussi nietzschéenne. Cette historicité empêcherait notamment de consentir au réel et d'aimer son destin, il nous couperait du monde et détruirait l'harmonie philosophique créée par les Grecs et basée sur une construction de soi, au profit d'une modernité et d'un idéalisme sources d'autoritarisme et dangereux en cas de société athée.

Mais il complète plus loin :
A ce niveau, la seule histoire n'offre donc aucune fécondité. Elle n'est pas source de valeur, mais encore de nihilisme. Peut-on créer du moins la valeur contre l'histoire sur le seul plan de la réflexion éternelle ? Cela revient à ratifier l'injustice historique et la misère des hommes. La calomnie de ce monde ramène au nihilisme que Nietzsche à défini [le nihiliste n'est pas celui qui ne croit à rien, mais celui qui ne croit pas à ce qui est]. La pensée qui se forme avec la seule histoire comme celle qui se trouve contre toute histoire, enlève à l'homme le moyen ou la raison de vivre. La première le pousse à la déchéance du "pourquoi vivre" ; la seconde au "comment vivre". L'histoire nécessaire, non suffisante, n'est donc qu'une cause occasionnelle. Elle n'est pas absence de valeur ni valeur elle-même, ni même le matériau de la valeur. Elle est l'occasion parmi d'autres, où l'homme peut éprouver l'existence encore confuse d'une valeur qui lui sert à juger l'histoire. La révolte elle-même nous en fait la promesse".

Il ramène l'histoire au même niveau que les mythes, les contes et légendes, avec une valeur peut-être plus occidentale et une vocation à construire l'individu au regard des expériences passées. Or la construction individuelle, à l'inverse de la construction sociale et de la modernité, est un éternel recommencement, à chaque génération. C'est peut-être une option qui permet de retrouver cette pensée grecque de l'histoire.

On peut trouver cela maladroit, pauvre et manquant de références, mais je trouve cette position parfaitement opérationnelle et politiquement utile. Gros inconvénient, elle permet surtout de se retrouver dans le camp des perdants. Perdant magnifique peut-être, mais perdant tout de même. Et cela, l'histoire nous l'enseigne. La question est ce que l'on veut faire de sa vie : la réussir ou la rendre bonne ?

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