La mamie qui habitait près de chez nous
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La mamie qui habitait près de chez nous
Elle est partie ce matin et c’est moi qui ai découvert son corps inerte et comme blanchi, pétrifié dans son dernier sommeil.
Cette dernière vision de la mamie ne m’intéresse guère, je voudrais vous parler de ce qu’elle fut, vivante. Enfin, je veux dire ce qu’elle fut pour moi, car elle avait beaucoup d’amis qui pourraient mieux que moi témoigner et raconter sa vie.
J’étais un drôle d’oiseau pour la mamie, car je suis un intellectuel. Elle avait compris que je lisais beaucoup, parce que parfois, en passant son nez à la fenêtre, elle voyait le bout de mes pieds, allongés sur le pouf ou bien parce qu’elle réceptionnait un colis qui contenait à sa grande surprise de nouveaux livres. Mamie avait donc entrepris de me faire lire sa bibliothèque.
C’était compliqué pour moi de communiquer avec mamie, je n’avais pas une voix qu’elle entendait, il me fallait répéter trois ou quatre fois chacune de mes phrases et souvent je me contentais d’une compréhension à la fois assez proche phonétiquement de ce que je lui disais et qui ne déformât pas trop mon propos.
Mais peut-être nous comprîmes-nous d’une autre manière.
Je n’en sais rien.
Beaucoup de gens veulent s’approprier le jugement favorable des défunts et emporter ainsi une petite louange posthume.
Je pense que la mamie m’a beaucoup critiqué et que je n’étais pas vraiment l’idéal d’homme qu’elle aurait voulu pour sa petite fille.
Quand je sortais de la fac, j’étais un brin prétentieux, mais j’ai appris durant ces quatre années montalbanaises à estimer les gens pragmatiques et ceux qui font mieux qu’ils ne disent.
A contrario, je me méfie aujourd’hui de ceux qui parlent trop bien et qui vivent en idées.
Mamie avait son franc-parler et ce qu’elle disait n’était pas toujours plaisant à entendre. Mais peut-être que la vie est ainsi faite et que les gens simples, qui vivent au plus près des réalités, savent mieux que les intellectuels comment il faut agir.
Les mots de mamie étaient décapants mais elle avait le cœur sur la main.
Peut-être un peu trop… Mais en même temps, je crois qu’elle était comme ça, que c’était sa raison d’être.
Elle me faisait penser à un personnage de roman, obstinée et téméraire, toujours au cœur des événements, au cœur de l’action.
Mamie était aussi d’un autre temps.
Peut-être qu’il serait bon pour nous de nous souvenir et de nous recueillir sur ce passé de temps en temps.
Bien sûr tout n’était pas parfait, les gens étaient moins tolérants et il n’était pas bien difficile d’être critiqué pour peu qu’on ne coïncide pas avec la vision étroite qu’ils se faisaient du monde. En même temps, c’était des êtres qui travaillaient tout le temps, qui ne connaissait pas ou peu ce que nous appelons les loisirs et pour qui l’effort était vital. On était vite des fainéants à leurs yeux et des enfants gâtés parce que leur vie a été plus dure et qu’à travers les difficultés qu’ils ont surmontées, ils se sont bonifiés.
Je respecte ces valeurs, parce que la vie m’a appris, parfois à mes dépens, que seul ce qui est difficile a du prix.
Voilà ce que notre temps devrait méditer auprès des anciens : la vie facile ne nous rend pas meilleurs.
Bien sûr le monde a changé et personne ne voudrait revenir en arrière.
Le confort que nous offre notre temps est précieux.
Mais si cela doit corrompre nos comportements et nous faire croire que tout nous est dû, si cela nous fait oublier et perdre la valeur des choses, alors comment nous rendrons-nous dignes de nos ancêtres ?
J’avais écrit un poème en pensant à la vie que menaient mes arrière-grands-parents, qui se prête bien à ce que j’essaie de dire à propos de mamie Renée.
Rumeur d’un autre temps
Dans la contrée ainsi disposée
L’autarcie d’un cycle long
Vieux savoirs à présent cachés
Lointaines connaissances délaissées
En notre mode de consommation
Le vieil Art de tout récupérer
Les greniers féconds et débordants
Les fruits et les corvées
Les écrevisses dans l’évier
Ces odeurs si précieuses
Un temps toujours préoccupé
Loin des civilisations de loisirs
Et sociétés en divertissement
Un autre monde se dispensait
J’emploie le mot contrée en songeant à la philosophie de Heidegger. En effet, les intellectuels, qui ont fait de bonnes études, promeuvent une certaine vision de l’espace, celle de Descartes et de la géométrie, où une chose est située dans un repère orthonormé en trois dimensions. Un espace neutre et impersonnel. Heidegger déconstruit cet espace géométrique en le rapportant aux préoccupations des êtres humains et finalement nous rapproche de l’ancien monde, où tout avait un intérêt pratique. Les gens savaient chasser, pêcher, jardiner, bricoler, construire, coudre : le monde était peuplé de choses à faire. Ainsi l’espace n’était pas tout à fait le même que celui que nous expérimentons de nos jours. L’espace moderne est essentiellement lié à notre quantité de temps disponible et nous le traversons le plus vite possible afin de pouvoir nous consacrer à ce que nous jugeons être le plus essentiel : notre bien-être, nos loisirs, nos moments à nous.
Cet espace rationnalisé est celui des GPS, des grandes surfaces (où tout ce qui est désirable est rassemblé) et des livraisons à domicile (où l’espace est livré à des commis).
Bref, l’espace est un problème pour les modernes qui voudraient avoir tout à disposition le plus vite possible.
D’aucuns diraient que le monde s’est désenchanté, parce que les vieilles superstitions et les dieux ont été balayés par le souffle des sciences. Mais c’est surtout que le monde a cessé de nous préoccuper. Tout est devenu une marchandise neutre et objective, qui vaut tant et surtout coûte tant. Mais finalement au-delà de son prix, nous n’en connaissons rien. Et finalement son prix correspond pour nous à des heures de travail, un salaire etc. Nous ne savons plus rien faire de nos mains ni rien faire du monde qui nous entoure. Ce savoir perdu, qui est un travail de la main, a dépeuplé le monde, car nos mains ne sont plus familières des tâches qui lui donnaient sa présence. Ce n’est pas notre regard objectivant qui peut rendre compte du monde des anciens mais regardez leurs mains travailler ou usées par l’effort et vous comprendrez qu’ils étaient loin des considérations de décoration intérieure qui occupent tant notre époque.
Heidegger permet de penser ce monde à portée de main alors que toute notre époque se concentre davantage sur l’aspect visuel et un peu désincarné de l’espace.
Quand je dis désincarné, je veux dire par là qu’un savoir de la main s’est perdu, qu’on ne sait plus y faire, qu’on ne pratique plus, qu’on veut jouir sans effort, que le sens même de l’effort est perdu.
Les anciens avaient tort de vilipender les jeunes générations en leur reprochant d’être fainéantes, comme si cela eut été une faute envers la morale, la société ou bien les autres. C’était surtout une faute envers eux-mêmes. Mais ils ne savaient pas bien expliquer, ils n’étaient pas pédagogues…
En réalité, on croit que l’on peut posséder les choses, parce qu’il suffirait de les acheter, mais c’est le soin que nous leur apportons qui leur donne une valeur, notre travail et plus particulièrement ce travail de la main dont nous pourrions donner un exemple avec le musicien : en effet, celui-ci ne possède pas son instrument, ce sont les heures passées à s’exercer qui se concrétisent dans chacun de ses morceaux. Il en va de même de l’artisan qui travaille ses matériaux.
Dans l’ancien temps, beaucoup de choses étaient gratuites mais il fallait se les approprier.
Voilà pourquoi nous parlons aussi d’autarcie dans notre poème.
Avant, les hommes savaient réparer ou rafistoler leurs affaires, ils ne jetaient pas tout pour racheter du neuf comme nous le faisons aujourd’hui parce que ça coûte aussi cher de le faire réparer.
Nous voyons avec ce dernier raisonnement que tout est devenu une question d’argent : la valeur des choses s’estime principalement en terme monétaire. Or, l’argent c’est l’équivalent universel : tout devient comparable à tout. Marx soulignait que ce qui était caché derrière cette norme objective, c’était le travail humain. Ce qui fixe le prix des choses, c’est le temps qu’un humain standard met à les produire. Mais cette valeur des choses semble être une propriété objective : de la même manière qu’elles ont un poids, un volume, elles semblent avoir un prix. C’est ce qu’on appelle le fétichisme de la marchandise.
Pour résumer, nous déléguons beaucoup plus aujourd’hui le travail et le soin que nos anciens apportaient à leur environnement. Et ce travail a comme disparu derrière les rayons où les marchandises s’accumulent en indiquant leur prix.
Toute la complexité des tâches du monde est devenue un simple rapport d’argent, rapport que l’on fait entre son salaire et le coût de la vie.
J’y vois un certain appauvrissement de nos existences.
Pourtant je ne suis pas manuel, comme on dit, mon truc à moi c’est les livres.
Mais écrire est un métier de la main, comme l’artiste ou l’artisan, voilà pourquoi je comprends cet ancien monde.
Je ne cherche pas à le ressusciter non plus mais simplement à le commémorer.
Aujourd’hui a eu lieu l’enterrement de mamie Renée.
Je ne vais pas souvent dans les églises.
Je suis comme partagé entre deux attitudes vis-à-vis de la religion.
La première attitude consiste à me moquer un peu des sophismes des prêtres. Par exemple, lorsque celui-ci se demandait comment la souffrance et la mort étaient possibles. « C’est un grand mystère », disait-il. Pourtant, cela n’est mystérieux que pour celui qui croit que Dieu a fait le monde pour lui. Sinon, la souffrance s’explique très bien et la mort aussi.
La seconde attitude consiste à me sentir étrangement proche des hommes d’église. J’aime la spiritualité et la profondeur, le sacré et la beauté. Je suis un être spirituel.
Au milieu des montalbanais, qui sont encore proches des valeurs du monde paysan, très ancrés dans la terre et pour qui la seule prière c’est le travail, je suis une sorte de prêtre.
Bien sûr je suis un philosophe et le mot Dieu ne signifie pas pour moi ce que les gens naïfs s’imaginent, à savoir, une sorte de Père à qui ils adressent des prières.
Mais le souci de l’Absolu est important pour moi, ainsi que la dimension métaphysique de l’existence.
Je sais qu’il n’y a rien après la mort et pourtant la mort n’est pas rien pour l’être humain.
Voilà pourquoi, malgré la tristesse que j’ai éprouvée à chaque enterrement, j’ai toujours eu l’impression d’être chez moi dans ces moments où les hommes prennent enfin la mesure de leur existence.
Cette tonalité solennelle, comme j’aimerais qu’elle ne nous quitte pas et qu’elle ne soit pas uniquement liée au malheur de perdre des êtres chers.
Comme j’aimerais pouvoir rendre la vie plus belle et plus digne d’être vécue.
Je me sens parfois semblable à Jésus, qui, d’une certaine manière, voulait aider ses semblables parce qu’il avait découvert certaines vérités. Lui aussi était sans doute un être spirituel. Lui aussi devait penser que la spiritualité aiderait ses semblables et que sa tâche n’était pas de ce monde.
Cela ne signifie pas qu’un autre monde existe, paradis ou fantasme, mais que l’homme ne peut pas se contenter de vivre, corporellement, et qu’il dépasse ou transcende les conditions matérielles de son existence dans la grâce et la beauté du monde qui s’offre à lui.
«Dichterisch wohnt der Mensch…»
«L’homme habite en poète»
Cette phrase de Hölderlin est vraiment l’essence et le cœur de la vérité que je voudrais formuler pour aider mes semblables et participer à la grande œuvre de l’humanité.
J’ai écrit tout mon respect pour le travail de la main et j’ai même écrit que mon travail sur les mots n’était pas foncièrement différent.
Pourtant il est difficile d’être reconnu à sa juste valeur par des gens qui nient ou refoulent leur spiritualité, comme si c’était là une perte de temps.
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font »
J’ai appris à me cacher et à vivre comme tout le monde.
Mais je sais au fond de mon cœur que ce n’est pas ma vocation.
Il y a bien du narcissisme et des douleurs que l’ego nous inflige.
Sinon la voie est simple et aisée.
Ceux qui n’ont pas compris penseront toujours que c’est une question d’ego et en réalité c’est leur propre volonté d’avoir raison et d’être dans le vrai qui les emporte contre nous.
Et si nous en souffrons encore c’est que nous avons nous-mêmes encore de l’ego.
Sinon nous comprenons et cela ne nous fait plus souffrir.
Jésus ne faisait pas de miracles mais il est le miracle : le Verbe.
À travers son exemple, assez simple pour pouvoir être compris de tout le monde, il sauve les hommes.
Je ne vois pas de plus parfaite illustration de la pensée et de la philosophie.
Nous travaillons, êtres spirituels et de mots, en Jésus Christ.
Du moins est-ce une manière de faire comprendre aux gens simples ce que nous faisons lorsqu’ils croient que nous perdons notre temps.
Je ne sais pas si mamie Renée aurait pu comprendre cela.
Voilà pourquoi je ne me suis jamais senti offusqué par ses remarques parfois déplaisantes.
Il est vrai que depuis qu’elle est partie j’ai du mal à dormir.
Quelque chose s’est ouvert en moi et je ne vois plus le monde tout à fait de la même manière.
Je repense à mes grands-mères, je repense à la mort.
La routine et les projets qui nous masquent l’essentiel se sont effondrés et je vois la beauté que j’ai besoin d’écrire.
Je ne sais pas si quelqu’un comprendra mais cela n’a pas vraiment d’importance.
Nous n’avons jamais compris, c’est le Sens lui-même qui nous comprend.
Être à l’écoute de ce Sens afin de mettre mes semblables, mes frères, sur la voie, voilà ce que j’ai entrepris.
Mais le jour se lève ; il faut tenter de vivre.
Cette dernière vision de la mamie ne m’intéresse guère, je voudrais vous parler de ce qu’elle fut, vivante. Enfin, je veux dire ce qu’elle fut pour moi, car elle avait beaucoup d’amis qui pourraient mieux que moi témoigner et raconter sa vie.
J’étais un drôle d’oiseau pour la mamie, car je suis un intellectuel. Elle avait compris que je lisais beaucoup, parce que parfois, en passant son nez à la fenêtre, elle voyait le bout de mes pieds, allongés sur le pouf ou bien parce qu’elle réceptionnait un colis qui contenait à sa grande surprise de nouveaux livres. Mamie avait donc entrepris de me faire lire sa bibliothèque.
C’était compliqué pour moi de communiquer avec mamie, je n’avais pas une voix qu’elle entendait, il me fallait répéter trois ou quatre fois chacune de mes phrases et souvent je me contentais d’une compréhension à la fois assez proche phonétiquement de ce que je lui disais et qui ne déformât pas trop mon propos.
Mais peut-être nous comprîmes-nous d’une autre manière.
Je n’en sais rien.
Beaucoup de gens veulent s’approprier le jugement favorable des défunts et emporter ainsi une petite louange posthume.
Je pense que la mamie m’a beaucoup critiqué et que je n’étais pas vraiment l’idéal d’homme qu’elle aurait voulu pour sa petite fille.
Quand je sortais de la fac, j’étais un brin prétentieux, mais j’ai appris durant ces quatre années montalbanaises à estimer les gens pragmatiques et ceux qui font mieux qu’ils ne disent.
A contrario, je me méfie aujourd’hui de ceux qui parlent trop bien et qui vivent en idées.
Mamie avait son franc-parler et ce qu’elle disait n’était pas toujours plaisant à entendre. Mais peut-être que la vie est ainsi faite et que les gens simples, qui vivent au plus près des réalités, savent mieux que les intellectuels comment il faut agir.
Les mots de mamie étaient décapants mais elle avait le cœur sur la main.
Peut-être un peu trop… Mais en même temps, je crois qu’elle était comme ça, que c’était sa raison d’être.
Elle me faisait penser à un personnage de roman, obstinée et téméraire, toujours au cœur des événements, au cœur de l’action.
Mamie était aussi d’un autre temps.
Peut-être qu’il serait bon pour nous de nous souvenir et de nous recueillir sur ce passé de temps en temps.
Bien sûr tout n’était pas parfait, les gens étaient moins tolérants et il n’était pas bien difficile d’être critiqué pour peu qu’on ne coïncide pas avec la vision étroite qu’ils se faisaient du monde. En même temps, c’était des êtres qui travaillaient tout le temps, qui ne connaissait pas ou peu ce que nous appelons les loisirs et pour qui l’effort était vital. On était vite des fainéants à leurs yeux et des enfants gâtés parce que leur vie a été plus dure et qu’à travers les difficultés qu’ils ont surmontées, ils se sont bonifiés.
Je respecte ces valeurs, parce que la vie m’a appris, parfois à mes dépens, que seul ce qui est difficile a du prix.
Voilà ce que notre temps devrait méditer auprès des anciens : la vie facile ne nous rend pas meilleurs.
Bien sûr le monde a changé et personne ne voudrait revenir en arrière.
Le confort que nous offre notre temps est précieux.
Mais si cela doit corrompre nos comportements et nous faire croire que tout nous est dû, si cela nous fait oublier et perdre la valeur des choses, alors comment nous rendrons-nous dignes de nos ancêtres ?
J’avais écrit un poème en pensant à la vie que menaient mes arrière-grands-parents, qui se prête bien à ce que j’essaie de dire à propos de mamie Renée.
Rumeur d’un autre temps
Dans la contrée ainsi disposée
L’autarcie d’un cycle long
Vieux savoirs à présent cachés
Lointaines connaissances délaissées
En notre mode de consommation
Le vieil Art de tout récupérer
Les greniers féconds et débordants
Les fruits et les corvées
Les écrevisses dans l’évier
Ces odeurs si précieuses
Un temps toujours préoccupé
Loin des civilisations de loisirs
Et sociétés en divertissement
Un autre monde se dispensait
J’emploie le mot contrée en songeant à la philosophie de Heidegger. En effet, les intellectuels, qui ont fait de bonnes études, promeuvent une certaine vision de l’espace, celle de Descartes et de la géométrie, où une chose est située dans un repère orthonormé en trois dimensions. Un espace neutre et impersonnel. Heidegger déconstruit cet espace géométrique en le rapportant aux préoccupations des êtres humains et finalement nous rapproche de l’ancien monde, où tout avait un intérêt pratique. Les gens savaient chasser, pêcher, jardiner, bricoler, construire, coudre : le monde était peuplé de choses à faire. Ainsi l’espace n’était pas tout à fait le même que celui que nous expérimentons de nos jours. L’espace moderne est essentiellement lié à notre quantité de temps disponible et nous le traversons le plus vite possible afin de pouvoir nous consacrer à ce que nous jugeons être le plus essentiel : notre bien-être, nos loisirs, nos moments à nous.
Cet espace rationnalisé est celui des GPS, des grandes surfaces (où tout ce qui est désirable est rassemblé) et des livraisons à domicile (où l’espace est livré à des commis).
Bref, l’espace est un problème pour les modernes qui voudraient avoir tout à disposition le plus vite possible.
D’aucuns diraient que le monde s’est désenchanté, parce que les vieilles superstitions et les dieux ont été balayés par le souffle des sciences. Mais c’est surtout que le monde a cessé de nous préoccuper. Tout est devenu une marchandise neutre et objective, qui vaut tant et surtout coûte tant. Mais finalement au-delà de son prix, nous n’en connaissons rien. Et finalement son prix correspond pour nous à des heures de travail, un salaire etc. Nous ne savons plus rien faire de nos mains ni rien faire du monde qui nous entoure. Ce savoir perdu, qui est un travail de la main, a dépeuplé le monde, car nos mains ne sont plus familières des tâches qui lui donnaient sa présence. Ce n’est pas notre regard objectivant qui peut rendre compte du monde des anciens mais regardez leurs mains travailler ou usées par l’effort et vous comprendrez qu’ils étaient loin des considérations de décoration intérieure qui occupent tant notre époque.
Heidegger permet de penser ce monde à portée de main alors que toute notre époque se concentre davantage sur l’aspect visuel et un peu désincarné de l’espace.
Quand je dis désincarné, je veux dire par là qu’un savoir de la main s’est perdu, qu’on ne sait plus y faire, qu’on ne pratique plus, qu’on veut jouir sans effort, que le sens même de l’effort est perdu.
Les anciens avaient tort de vilipender les jeunes générations en leur reprochant d’être fainéantes, comme si cela eut été une faute envers la morale, la société ou bien les autres. C’était surtout une faute envers eux-mêmes. Mais ils ne savaient pas bien expliquer, ils n’étaient pas pédagogues…
En réalité, on croit que l’on peut posséder les choses, parce qu’il suffirait de les acheter, mais c’est le soin que nous leur apportons qui leur donne une valeur, notre travail et plus particulièrement ce travail de la main dont nous pourrions donner un exemple avec le musicien : en effet, celui-ci ne possède pas son instrument, ce sont les heures passées à s’exercer qui se concrétisent dans chacun de ses morceaux. Il en va de même de l’artisan qui travaille ses matériaux.
Dans l’ancien temps, beaucoup de choses étaient gratuites mais il fallait se les approprier.
Voilà pourquoi nous parlons aussi d’autarcie dans notre poème.
Avant, les hommes savaient réparer ou rafistoler leurs affaires, ils ne jetaient pas tout pour racheter du neuf comme nous le faisons aujourd’hui parce que ça coûte aussi cher de le faire réparer.
Nous voyons avec ce dernier raisonnement que tout est devenu une question d’argent : la valeur des choses s’estime principalement en terme monétaire. Or, l’argent c’est l’équivalent universel : tout devient comparable à tout. Marx soulignait que ce qui était caché derrière cette norme objective, c’était le travail humain. Ce qui fixe le prix des choses, c’est le temps qu’un humain standard met à les produire. Mais cette valeur des choses semble être une propriété objective : de la même manière qu’elles ont un poids, un volume, elles semblent avoir un prix. C’est ce qu’on appelle le fétichisme de la marchandise.
Pour résumer, nous déléguons beaucoup plus aujourd’hui le travail et le soin que nos anciens apportaient à leur environnement. Et ce travail a comme disparu derrière les rayons où les marchandises s’accumulent en indiquant leur prix.
Toute la complexité des tâches du monde est devenue un simple rapport d’argent, rapport que l’on fait entre son salaire et le coût de la vie.
J’y vois un certain appauvrissement de nos existences.
Pourtant je ne suis pas manuel, comme on dit, mon truc à moi c’est les livres.
Mais écrire est un métier de la main, comme l’artiste ou l’artisan, voilà pourquoi je comprends cet ancien monde.
Je ne cherche pas à le ressusciter non plus mais simplement à le commémorer.
Aujourd’hui a eu lieu l’enterrement de mamie Renée.
Je ne vais pas souvent dans les églises.
Je suis comme partagé entre deux attitudes vis-à-vis de la religion.
La première attitude consiste à me moquer un peu des sophismes des prêtres. Par exemple, lorsque celui-ci se demandait comment la souffrance et la mort étaient possibles. « C’est un grand mystère », disait-il. Pourtant, cela n’est mystérieux que pour celui qui croit que Dieu a fait le monde pour lui. Sinon, la souffrance s’explique très bien et la mort aussi.
La seconde attitude consiste à me sentir étrangement proche des hommes d’église. J’aime la spiritualité et la profondeur, le sacré et la beauté. Je suis un être spirituel.
Au milieu des montalbanais, qui sont encore proches des valeurs du monde paysan, très ancrés dans la terre et pour qui la seule prière c’est le travail, je suis une sorte de prêtre.
Bien sûr je suis un philosophe et le mot Dieu ne signifie pas pour moi ce que les gens naïfs s’imaginent, à savoir, une sorte de Père à qui ils adressent des prières.
Mais le souci de l’Absolu est important pour moi, ainsi que la dimension métaphysique de l’existence.
Je sais qu’il n’y a rien après la mort et pourtant la mort n’est pas rien pour l’être humain.
Voilà pourquoi, malgré la tristesse que j’ai éprouvée à chaque enterrement, j’ai toujours eu l’impression d’être chez moi dans ces moments où les hommes prennent enfin la mesure de leur existence.
Cette tonalité solennelle, comme j’aimerais qu’elle ne nous quitte pas et qu’elle ne soit pas uniquement liée au malheur de perdre des êtres chers.
Comme j’aimerais pouvoir rendre la vie plus belle et plus digne d’être vécue.
Je me sens parfois semblable à Jésus, qui, d’une certaine manière, voulait aider ses semblables parce qu’il avait découvert certaines vérités. Lui aussi était sans doute un être spirituel. Lui aussi devait penser que la spiritualité aiderait ses semblables et que sa tâche n’était pas de ce monde.
Cela ne signifie pas qu’un autre monde existe, paradis ou fantasme, mais que l’homme ne peut pas se contenter de vivre, corporellement, et qu’il dépasse ou transcende les conditions matérielles de son existence dans la grâce et la beauté du monde qui s’offre à lui.
«Dichterisch wohnt der Mensch…»
«L’homme habite en poète»
Cette phrase de Hölderlin est vraiment l’essence et le cœur de la vérité que je voudrais formuler pour aider mes semblables et participer à la grande œuvre de l’humanité.
J’ai écrit tout mon respect pour le travail de la main et j’ai même écrit que mon travail sur les mots n’était pas foncièrement différent.
Pourtant il est difficile d’être reconnu à sa juste valeur par des gens qui nient ou refoulent leur spiritualité, comme si c’était là une perte de temps.
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu'ils font »
J’ai appris à me cacher et à vivre comme tout le monde.
Mais je sais au fond de mon cœur que ce n’est pas ma vocation.
Il y a bien du narcissisme et des douleurs que l’ego nous inflige.
Sinon la voie est simple et aisée.
Ceux qui n’ont pas compris penseront toujours que c’est une question d’ego et en réalité c’est leur propre volonté d’avoir raison et d’être dans le vrai qui les emporte contre nous.
Et si nous en souffrons encore c’est que nous avons nous-mêmes encore de l’ego.
Sinon nous comprenons et cela ne nous fait plus souffrir.
Jésus ne faisait pas de miracles mais il est le miracle : le Verbe.
À travers son exemple, assez simple pour pouvoir être compris de tout le monde, il sauve les hommes.
Je ne vois pas de plus parfaite illustration de la pensée et de la philosophie.
Nous travaillons, êtres spirituels et de mots, en Jésus Christ.
Du moins est-ce une manière de faire comprendre aux gens simples ce que nous faisons lorsqu’ils croient que nous perdons notre temps.
Je ne sais pas si mamie Renée aurait pu comprendre cela.
Voilà pourquoi je ne me suis jamais senti offusqué par ses remarques parfois déplaisantes.
Il est vrai que depuis qu’elle est partie j’ai du mal à dormir.
Quelque chose s’est ouvert en moi et je ne vois plus le monde tout à fait de la même manière.
Je repense à mes grands-mères, je repense à la mort.
La routine et les projets qui nous masquent l’essentiel se sont effondrés et je vois la beauté que j’ai besoin d’écrire.
Je ne sais pas si quelqu’un comprendra mais cela n’a pas vraiment d’importance.
Nous n’avons jamais compris, c’est le Sens lui-même qui nous comprend.
Être à l’écoute de ce Sens afin de mettre mes semblables, mes frères, sur la voie, voilà ce que j’ai entrepris.
Mais le jour se lève ; il faut tenter de vivre.
Grégor- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 366
Date d'inscription : 14/04/2022
Re: La mamie qui habitait près de chez nous
.
Oui, beau texte.
.
Oui, beau texte.
.
_________________
Le matérialisme scientifique est une philosophie.
Le matérialisme scientifique n’est autre que la philosophie logiquement appropriée à l’activité scientifique.
Au nom de l'art, de la science et de la philosophie, ainsi soit-il.
Saint-Ex- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 2881
Localisation : Deux-Montagnes, près d'Oka
Date d'inscription : 01/07/2023
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