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L'objet de l'art

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Message par Kokof Mar 4 Fév 2020 - 9:59

L’objet de l’art

Si l’art imite la nature, cette imitation sera forcément incomplète et inexacte (en raison des limites naturelles de l’artiste et du médium), et même si elle représentait fidèlement la nature, elle ne serait que la copie inutile d’une chose que l’on peut contempler directement. Mais la nature n’est pas contemplée pour les mêmes raisons ni de la même façon que l’art. Lorsque nous contemplons la nature, nous contemplons moins sa forme que son existence : c’est le miracle de l’être (dont la nature est une forme) que nous contemplons, c’est pourquoi même les phénomènes inesthétiques de la nature peuvent être contemplés avec plaisir en tant que manifestations de l’être. La beauté de l’être en tant qu’être est la beauté métaphysique. Si l’être est contemplé malgré la laideur de la chose, la chose est sublime (sa beauté étant purement métaphysique) ; si la chose est esthétique, elle est belle. Or même dans ce dernier cas, la beauté de la chose vient principalement de sa beauté métaphysique, c’est-à-dire de sa réalité objective, et non de sa beauté formelle.

La beauté artistique, au contraire, est purement formelle. L’art présente un objet sans objectivité immédiate (voire sans aucune objectivité, si la chose représentée est purement imaginaire), c’est-à-dire un pur objet, dont la beauté est, pour cette raison, purement esthétique ou formelle. L’art réduit donc la chose à un objet et fait ainsi abstraction de sa beauté métaphysique pour mettre en valeur sa beauté formelle. L’art de ce point de vue s’oppose à la métaphysique, car il fait abstraction de l’être. Mais sans la beauté métaphysique, le sublime est-il encore possible ? L’art est sublime soit lorsqu’il arrive à transfigurer l’horreur objective (historique ou naturelle) en la rendant aussi intelligible que sensible (opérant ainsi une catharsis de l’horreur), soit lorsqu’il représente le triomphe de la volonté sur le corps du sujet et sur la matière (par exemple, la foi comme volonté transcendant le sujet physique et le monde matériel est un thème potentiellement sublime). Le sublime est donc la beauté purement métaphysique de la matière, ou purement intelligible du sensible ou purement spirituelle de l’individu.

Mais l’objet d’art n’est-il qu’une copie morte (inanimée) de la nature ? L’art serait alors de la photographie et l’artiste ne serait qu’un artisan copiant la nature. En réalité, l’objet d’art est animé par la subjectivité de l’artiste, qui interprète intellectuellement et formellement l’objet. L’interprétation est donc l’essence spirituelle de l’art (les règles formelles constituent l’essence technique de l’art) et ce qui fait la singularité d’une œuvre (et la distingue notamment d’une copie de la nature). La forme de l’objet est donnée par la nature. Même les règles de composition, définissant la forme de l’art, sont données par la nature, par exemple l’étendue interne d’un poème dramatique correspond à une révolution terrestre (un jour). De ce point de vue, l’artiste doit apprendre à imiter la nature. Mais c’est l’interprétation qui distingue l’art de la nature. L’interprétation formelle est le style. L’interprétation intellectuelle est la thématisation de l’objet, qui met en valeur un caractère essentiel de cet objet (par exemple, Homère thématise Achille en soulignant davantage sa colère que sa force, davantage son caractère que son physique, et plus généralement thématise la guerre de Troie en la centrant sur Achille, qui serait donc le thème général de l’Iliade tandis que la colère d’Achille serait le thème complet).

Pour unifier son interprétation, l’artiste doit autant que possible styliser son thème, c’est-à-dire l’exprimer formellement, par exemple en poésie l’alexandrin est adapté à des thèmes épiques, graves et sublimes. Dans les arts purement formels comme la danse, l’architecture et la musique, cette unité est naturelle et il est impossible de dissocier le fond de la forme. Dans les autres arts, la stylisation du thème doit être réfléchie. En peinture, par exemple, l’artiste utilisera la couleur pour accompagner et renforcer le thème. Par ailleurs, la peinture est le seul art pouvant avoir pour thème le style, ce qui fait d’elle l’art formel par excellence. L’objet stylisé n’est alors que le thème accidentel de l’œuvre.
L’appropriation spirituelle de la nature (par l’interprétation) est donc ce qui distingue formellement l’art de la nature. Si l’interprétation est le propre de l’art (la forme existant aussi dans la nature), le formalisme soutenu par l’esthétique occidentale serait un contresens sur l’essence et la finalité de l’art : la beauté formelle est seulement un principe régulateur pour clarifier l’expression artistique. L’art doit être défini comme une interprétation sensible du monde.

Peut-on unifier à l’origine, en théorie, les deux principes de l’art, qui semblent s’opposer : l’art et la nature, le sujet et l’objet ? L’un ne s’affirme qu’aux dépens de l’autre : soit la subjectivité de l’artiste déforme ou réduit la nature, soit l’imitation de la nature réduit la liberté de l’artiste. La phénoménologie nous apprend à penser l’objet comme extension du sujet, comme expérience subjective. Le concept de vécu incarne cette vision, le participe passé (substantivé) marquant à la fois la présence du sujet (passif) et de l’objet (l’expérience). L’artiste, s’il avait pour objet le vécu, représenterait en même temps le sujet et l’objet, ou plutôt un objet imprégné de subjectivité ou un sujet marqué par son objet. Le vécu est pour nous la matière de l’art.

Nous inspirant de la phénoménologie, définie par Husserl comme la théorie descriptive de l’essence des purs vécus (où l’essence désigne la forme rationnelle de l’expérience), nous définissons ainsi l’art comme l’ensemble des techniques descriptives de l’essence des purs vécus (le pur vécu étant la forme subjective de l’expérience), où l’essence désigne la forme pathétique de l’expérience, c’est-à-dire ce qui dans le vécu affecte le sujet. Autrement dit, l’art ne décrit pas une chose mais une expérience (qui implique un sujet), et plus précisément une expérience pathétique. Par exemple, un homme primitif qui peindrait un bison ne peindrait pas, sauf pour s’exercer, le bison abstraitement, mais une expérience vivante autour du bison, par exemple le bison fuyant le chasseur. L’objet de la représentation n’est pas le bison (une chose) mais la fuite du bison (un mouvement) ou la chasse au bison (une action). La scène peinte est animée, parce qu’elle relate une expérience vécue, pathétique, parce qu’elle peint la réalité et non une version idéalisée ou pacifiée de la nature, et subjective, parce qu’elle est une expérience humaine. La matière de l’art n’est donc pas la nature, mais l’expérience. C’est cette origine empirique de l’art qui anime ses représentations.

L’objet de l’art n’est donc ni l’objet ni le sujet, mais leur rencontre (qui définit l’expérience). La subjectivité de l’art le distingue formellement de l’histoire et de la science, qui peuvent décrire et analyser objectivement l’expérience. L’expérience peinte par l’artiste peut être une expérience personnelle, rapportée ou imaginée. Lorsqu'elle est imaginée, l’artiste doit pouvoir s’identifier au sujet de l’expérience pour décrire celle-ci précisément.

Si l’art est l’évocation d’une expérience, il est une forme d’histoire (si l’expérience ayant inspiré l’art est réelle). Même si l’expérience évoquée a été déformée par la subjectivité de l’artiste et ne constitue pas rigoureusement un récit ou une peinture historique, le fond historique ou empirique de l’art est indéniable. De plus, parce qu’il est plus facile de raconter une expérience vécue ou d’interpréter l’histoire qu’inventer une expérience possible, une œuvre d’art est généralement inspirée du vécu personnel de l’artiste ou bien de l’histoire. L’objet de l’art serait donc en fait l’histoire (personnelle ou collective). L’art n’est pas une imitation mais une évocation. La différence en pratique est que l’artiste au lieu de peindre la nature, peint sa mémoire, il peint un monde intérieur et non extérieur, et au lieu de chercher une inspiration dans l’espace, la cherche dans le temps (dans sa mémoire). L’objet d’art est donc une réminiscence et non une imitation savante de la nature.

Comment distinguer alors l’art de l’histoire ? On considère généralement que l’art diffère de l’histoire par son caractère subjectif. Mais la subjectivité décrit plus objectivement l’expérience en tant que vécu que l’historiographie. L’art est donc dans son domaine aussi objectif que l’histoire. L’histoire est encore opposée à l’art parce qu’elle traiterait du particulier et l’art du général. Or nous avons vu que l’art évoque le particulier (une expérience, un fait historique) et non une généralité abstraite. Enfin nous avons vu que l’art, en tant que réminiscence, peint davantage le vécu que le possible (selon Aristote, la poésie a pour objet le possible).

L’art et l’histoire ont aussi en commun de raconter des événements, c’est-à-dire des faits singuliers et extraordinaires (c’est pourquoi l’art peut s’inspirer de l’histoire). C’est la singularité des faits (pour l’historien) ou des expériences (pour l’artiste) qui éveille le désir voire le besoin de les raconter (l’artiste est peut-être moins inspiré et enthousiasmé par son sujet que possédé et obsédé par lui). C’est aussi ce qui les rend intéressants (si l’histoire était, comme on le dit, la science du particulier, elle ne présenterait pas grand intérêt) ou divertissants (en ce qui concerne l’art), et instructifs (le singulier instruit en augmentant notre expérience ou nos connaissances). L’art ne peut instruire qu’à condition de divertir. Le spectateur n’est donc pas désintéressé. Ensuite, si l’art vient du besoin humain de s’exprimer, il n’a pas pour origine l’imitation, comme le soutient Aristote, mais l’expression en tant que moyen d’évacuer une surcharge émotionnelle ou mentale, ou de réguler ses obsessions. L’artiste n’imite pas ce qu’il voit, mais exprime ce qu’il ressent et plus précisément ce qui l’obsède. L’œuvre de l’artiste est souvent une variation sur un thème unique qui obsède l’artiste (par exemple, le cinéma d’Orson Welles est traversé par l’idée de culpabilité). De ce point de vue, l’œuvre d’art est moins une création qu’une répétition.

L’art et l’histoire ont pour objet le singulier, mais l’histoire raconte des événements collectifs, qui en tant qu’expériences communes sont des faits particuliers (qualitativement le particulier est commun, le singulier est subjectif), et l’art des événements intimes (ou des événements collectifs en tant qu’expériences intimes), qui en tant qu’expériences personnelles sont des faits singuliers. L’art est donc l’histoire des expériences singulières. Enfin, l’art et l’histoire sont tous les deux volontairement édifiants (contrairement au préjugé qui ferait de l’histoire une science purement positive). L’art et l’histoire sont donc deux formes d’histoire complémentaires.

En conclusion, l’objet de l’art n’est pas naturel mais historique, pas objectif mais subjectif, pas idéal mais empirique, pas universel mais singulier.

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Message par Kokof Mar 4 Fév 2020 - 10:20

Le vrai titre de l'essai est "L'objet de l'art".

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