La plus belle tragédie
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La plus belle tragédie
La plus belle tragédie
La question n’est pas nouvelle, elle apparaît dès l’Antiquité : la tragédie grecque avait la forme d’un concours, où une tragédie était primée après une journée de spectacle (présentant trois tragédies puis une comédie satirique). Aristote traite aussi cette question dans sa Poétique, où il fait l’éloge de l’Œdipe de Sophocle. Elire la plus belle tragédie, c’est élire en même temps le plus beau drame et la plus belle œuvre d’art. La tragédie surclasse en effet toutes les formes dramatiques : elle est plus intense et plus universelle que l’épopée (qui est généralement un mythe national), plus simple et plus virile que le roman (féminin par sa forme et par ses thèmes), enfin plus complexe et plus adulte que le conte (la tragédie est un conte pour adulte). Elle est plus philosophique que la poésie, mais conserve sa pureté formelle (mètre, rimes et rythme) et son oralité (contrairement à la littérature, qui est faite pour être lue). La plus belle tragédie serait donc la plus grande œuvre d’art, toutes formes artistiques confondues.
Le choix le plus évident et le plus courant pour la meilleure tragédie est Antigone de Sophocle. C’est la tragédie la plus claire, la plus universelle et la plus pédagogique. Antigone représente la morale, le roi Créon la loi. Leur conflit représente la contradiction possible entre la loi éternelle (la morale) et la contingence des lois et des décrets humains. L’originalité d’Antigone est que l’universel est représenté par une femme (représentant normalement la contingence et l’altérité) alors que la contingence est représentée par un roi (qui devrait symboliser l’universel). Antigone constitue donc une critique radicale de la monarchie et du pouvoir temporel : un roi n’est pas divin ni sacré, et peut se tromper. Il est seulement humain et ne représente que la loi, qui n’est pas aussi pure ni aussi catégorique que la morale (la loi du ciel). Antigone présente en plus de sublimes tirades sur le genre humain.
Une tragédie nous paraît supérieure à Antigone : la Médée de Sénèque. Antigone obéit à une loi transcendante (la loi divine), alors que Médée n’obéit qu’à elle-même. Elle a donc plus de caractère qu’Antigone, qui n’a pas à assumer ses actes, car ils sont conformes aux lois éternelles. Antigone désobéit à un roi pour obéir à Dieu, alors que Médée s’attaque à la famille royale et brave les dieux. Médée est un personnage plus passionné et plus absolu qu’Antigone. Antigone est une tragédie classique nous incitant à craindre les dieux. La Médée de Sénèque est une tragédie moderne (amorale) nous apprenant à craindre la femme ! De plus, les thèmes de Médée (le mal, la démesure, le feu et la magie) sont sublimes (Antigone comprend seulement des passages sublimes, mais ses thèmes sont classiques). Antigone est la plus belle tragédie, mais le beau est inférieur au sublime. Donc les tragédies sublimes, comme Médée, lui sont supérieures.
Pourquoi choisir Médée de Sénèque et non la Médée originale d’Euripide ? D’abord, la pièce d’Euripide n’est pas sublime : Sénèque a rendu le drame sublime en amplifiant la magie noire (présente dès le début de sa pièce, qui s’ouvre sur une longue incantation maléfique) et le feu (le palais royal est consumé par les flammes, qui menacent ensuite la ville), et en présentant Médée comme une déesse au-dessus du genre humain et de la morale humaine.
D’un point de vue dramatique, la Médée de Sénèque est supérieure (les défauts de composition des drames d’Euripide sont reconnus depuis l’Antiquité) : elle renforce la solitude de Médée en supprimant Egée (qui dans la pièce d’Euripide prend le parti de Médée et lui offre l’asile), en réduisant le rôle de la servante de Médée, enfin en séparant Médée de ses enfants, au début (Médée est bannie seule) et à la fin (Médée abandonne les dépouilles de ses enfants). La version de Sénèque l’emporte également au regard de l’expression, de l’unité de l’action, de la vraisemblance et de la caractérisation de Médée.
Nous préférons aussi la Médée de Sénèque à Phèdre de Racine, considérée également comme une des meilleures tragédies de l’histoire. Ce sont deux tragédies modernes (amorales), dont le protagoniste est une femme brûlante et maléfique. Par rapport à Médée, Phèdre manque de virilité : elle subit sa passion alors que Médée l’attise. Phèdre n’assume pas comme Médée sa passion criminelle. Elle n’a pas l’audace ni la fierté de Médée. Elle cède à sa passion sous la persuasion de sa servante (à deux reprises !) donnant l’impression de ne pas pouvoir prendre une décision seule, contrairement à Médée, qui ne laisse personne influencer sa conduite et ne recule devant rien (elle n’écoute même pas son amour maternel, qui devrait la dissuader de son crime).
La faiblesse de Phèdre vient de la psychologie chrétienne de Racine, qui a voulu exprimer des thèmes et des dilemmes chrétiens : la tentation, la culpabilité et le péché (faute commise par faiblesse), comme il l’explique dans la préface de sa pièce. Médée au contraire est déterminée et passionnée dans tout ce qu’elle fait : elle aimait passionnément et a tué par amour, elle tue ensuite passionnément pour se venger. Médée incarne le mal féminin : la jalousie, la fureur, la ruse et la sorcellerie. Cette vision pessimiste de la femme est complétée par la vanité de Créüse, la nouvelle épouse de Jason, qui ne peut pas résister à l’éclat des cadeaux empoisonnés de Médée. Enfin, même si l’avant-dernière scène de Phèdre, relatant l’affrontement entre Hippolyte et un monstre marin, donne à la pièce un caractère sublime, Phèdre n’est pas aussi fascinante ni aussi noire que Médée, qui est absolument sublime.
Mais la tragédie la plus fascinante reste Œdipe-Roi de Sophocle. Tous les thèmes de ce drame sont sublimes. D’abord ses personnages : les devins (Œdipe, surnommé l’expert en énigmes, est lui-même une espèce de devin), les aveugles (dont fera partie Œdipe), les anciens et la Sphinx (évoquée dans la pièce). Ensuite la situation et l’intrigue : la peste, la souffrance, les lamentations, les prophéties et les crimes d’Œdipe. La souffrance dans ce drame est aussi physique que morale (la peste est une souffrance physique, les crimes d’Œdipe une souffrance morale), et les crimes aussi politiques que sexuels (le meurtre du roi Laïos est un crime politique), aussi publics que privés. Ce climat apocalyptique, cette souffrance pandémique sont sublimes. La réflexion d’Œdipe-Roi sur l’intelligence humaine est également sublime : Tirésias, le voyant aveugle est opposé à Œdipe, le sage ignorant son destin. Cette confrontation répète en l’inversant celle d’Œdipe et de la Sphinx : Œdipe est devenu la Sphinx, la source des maux de sa cité. L’Œdipe de Sophocle est aussi fascinant qu’exaltant, aussi pessimiste et effrayant que profond et spirituel. Il exprime les deux aspects du sublime : l’horreur et la spiritualité.
Cependant, la plus grande tragédie selon nous n’est pas Œdipe-Roi, mais le livre de Job ! (qui fait partie des livres de sagesse de l’Ancien testament). Job présente tous les éléments d’une tragédie : une situation pathétique, une plainte (thème principal de la tragédie primitive), une triple unité (de temps, de lieu et d’action) et une réflexion sur la responsabilité humaine. La nature religieuse de ce texte ne l’exclut pas des tragédies, car la tragédie grecque a aussi une origine et une finalité religieuses. Job fut composé au Ve siècle avant notre ère, durant l’apogée de la tragédie grecque. D’après nous, ce n’est pas une coïncidence. Job est la version juive de la tragédie. En quoi est-il la plus grande tragédie ? D’abord, Job est sublime : exaltant par sa forme et son intensité spirituelles, fascinant par sa réflexion sur le mal.
Ensuite, la situation de Job est plus pathétique et plus pitoyable qu’aucune autre tragédie. Dans une tragédie classique, le protagoniste commet une faute involontaire ou précipitée, qui cause son malheur. La situation est tragique et fait pitié, parce que le protagoniste souffre à la fin beaucoup plus qu’il ne le mérite. Job souffre dès le début, et ne souffre pas parce qu’il a fauté, mais parce qu’il n’a pas fauté. Cela augmente notre pitié (Aristote pensait que ce type de situation détruirait la pitié en provoquant l’indignation). Plus Job persévère dans le bien, plus le diable le torture. Job n’est pas coupable : c’est un martyr.
Job est plus spirituel que les autres tragédies parce qu’il reconnaît l’existence du mal, que les autres tragédies nient en cherchant une faute humaine pour interpréter le malheur comme une justice divine. Dans Job, l’objet dramatique n’est plus l’imperfection humaine, mais l’imperfection du monde. Cependant, Job reste un drame classique, car le malheur de Job est présenté comme une épreuve et l’apparition finale de Dieu tente de justifier l’ordre du monde. Dans un drame moderne, le mal est absurde. Job présente donc une situation moderne (le malheur de Job est injuste), mais une résolution classique (le mal est justifié).
Sous la torture du diable, Job est poussé à la faute (il renie Dieu et maudit son existence, qui est une autre façon de renier Dieu). Apparaît donc une faute involontaire, en l’occurrence une faute contrainte. Mais cette faute est originale : elle n’est pas due à l’ignorance, à la passion ou à la précipitation, comme dans la tragédie classique, mais à la pire des contraintes : la torture. La faute n’est plus la cause du malheur mais un effet du malheur. Ce n’est plus la faute qui provoque le malheur, mais le mal qui provoque la faute. Le sujet du drame n’est plus l’erreur humaine, mais l’existence du mal et l’injustice. La faute de Job sera pardonnée à la fin par Dieu, qui comprend la faiblesse humaine. La fin heureuse de Job est un autre aspect original du drame par rapport aux tragédies classiques.
En conclusion, Job renverse la forme de la tragédie classique : le protagoniste est accablé de malheurs parce qu’il est innocent (et non parce qu’il a fauté) et sera délivré par Dieu malgré son apostasie ! L’innocence est persécutée et l’impiété pardonnée. La tragédie classique nous dit de craindre les dieux et de rester modestes et prudents dans le bonheur. Le livre de Job nous dit de croire en Dieu et de ne pas désespérer dans le malheur ni dans le péché (que Dieu peut pardonner).
Kokof- Digressi(f/ve)
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