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Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible

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Message par Bergame Sam 6 Oct 2007 - 11:08

D'Olaf, Philautarchie


Merleau-Ponty, Le Visible et l’Invisible


Chapitre 1 : Réflexion et Interrogation.

Dans Réflexion et Interrogation, premier chapitre de Visible et Invisible, Merleau-Ponty entend exposer le problème qui le concerne en le distinguant bien de celui des philosophies de la réflexion (de Descartes à Husserl, en passant par Kant).
Le souci de Merleau-Ponty est celui du rapport du moi au monde, mais il ne fera pas une philosophie du sujet et de l'objet : ce sont des notions qu'il critique. Et il reproche par ailleurs à la psychologie et à la science de rester trop tributaires de leurs significations ontologiques.
D'une part, Merleau-Ponty constate l'échec de la réflexion à penser, à partir de leurs notions, la perception : leur dualité est un obstacle épistémologique ; le monde en soi et le monde solipsiste de mes représentations fantômes sont négation de la réalité du corps et de celle d'autrui, de l'intersubjectivité. D'autre part, aussi ambitieuses et cohérentes que soient les dialectiques du sujet et de l'objet, l'expérience, simple et sauvage, n'en pourra que mieux les nier.
Ce qui compte, en revanche, dans la réflexion, c'est la réflexion elle-même et c'est sur elle qu'il faut réfléchir : pourquoi douter du monde, si ce n'est pour se punir d'y avoir cru ? Ce qu'il faut étudier, c'est notre rapport au monde pré-réflexif car c'est là que se trouve la vérité de la perception, qui n'est pas vérité de l'en soi et du représenté, mais du penser et du voir.


1. Le problème du monde.

Descartes écrit, dans les Méditations Métaphysiques : "...je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien de certain dans le monde."

Il est curieux de lire Descartes douter de l'existence du monde dans le monde. Comme si Descartes avait fait l'expérience éphémère d'un monde premier, un monde sous le monde qu'il s'agirait de nettoyer de toutes ses scories pour enfin en apercevoir les lignes pures, celle d'un récipient. C'est qu'enfin, que ce soit dans le cadre du doute cartésien ou de la phénoménologie kantienne, pour grèver l'accès aux "choses mêmes" et fonder une substance pensante déductive ou un sujet constituant, il faut faire oeuvre de manipulation, "de mensonge philosophique" dit Merleau-Ponty. "Certitude naïve du monde", voilà ce dont usent, prétendant la dépasser, la philosophie réflexive, la psychologie et la science.

Ainsi Kant, qui tisse toute son Analytique transcendentale autour d'une hypothèse centrale : la possibilité du monde. On dira qu'on ne voit pas où est le problème, qu'effectivement, nous ne sommes pas sûrs qu'il y ait un monde, et qu'on ne peut que le supposer, le tenir pour probable. En effet, mais c'est le sujet qui se construit sur le doute d'un monde préexistant et non pas la vérité du sujet qui nous donne accès au bon sens de cette incertitude. Le sujet est disqualification du monde. Le sujet n'est pas avant le monde (ni en même temps), c'est bien l'inverse dit Merleau-Ponty. Et c'est donc de lui que la philosophie doit partir, c'est lui la véritable "transcendance".

Selon Merleau-Ponty, toute philosophie, même la plus sceptique, porte en elle le monde sensible comme "assise de la vérité". Ainsi il semblerait que "c'est par emprunt à la structure monde que se construit pour nous l'univers de la vérité et de la pensée". D'où Descartes, qui peut douter de tout sauf du monde comme structure.

La distanciation, la rupture avec le monde et le dehors qu'est la constitution d'un sujet est un procès sournois, compliqué. Se demander si le monde existe, c'est poser une question qui n'est rien d'autre que l'intériorisation, la dissimulation d'une évidence. Non pas celle de l'existence du monde, comme s'il était déjà loin, mais celle de mon attachement au monde, attachement si fort, si puissant, que même lorsqu'il s'agit de me penser moi plutôt que de le penser lui, il faut que cette pensée ne soit rien d'autre que celle de son probable non-être.

Dès lors, le problème de Merleau-Ponty, c'est le problème du monde. Non pas comme être en soi inconnaissable, mais comme foi, foi à laquelle dit-il, n'ont jamais échappé les philosophies critiques, bien au contraire, foi qui les fonde ; foi au monde sensible qui est foi du corps, foi perceptive. Quelle est la nature de cet attachement au monde, qu'a-t-il à nous dire sur la pensée et ses rapports avec le corps ? C'est ce que Merleau-Ponty veut savoir :

    "Ce qui nous intéresse ce ne sont pas les raisons qu'on peut avoir de tenir pour "incertaine" l'existence du monde - comme si l'on savait déjà ce que c'est qu'exister et comme si toute la question était d'appliquer à propos ce concept. Ce qui nous importe, c'est précisément de savoir le sens d'être du monde."


2. Le visible et l'invisible.

Quel est le rapport entre la refonte du problème phénoménologique par Merleau-Ponty, et le visible et l'invisible ? A la dualité du sujet et de l'objet, Merleau-Ponty substitue celle du visible et de l'invisible. Le questionnement de la foi perceptive, la quête du monde est aussi une redécouverte du visible et de ses propriétés, de ses "vertus". Précisons que Merleau-Ponty résume souvent la perception en vision. La vision est intéressante car elle est mise à distance et ubiquité ; et de fait, elle ne tient pas dans l'oeil.

Mes yeux regardent (un tableau), mes mains touchent (d'autres mains), mon corps perçoit : mon corps est une ouverture sur le monde. Mais une ouverture "fermée", formée, repliée sur elle-même qui porte une âme et un nom. La perception sera donc tour à tour et par le même biais - mon corps - ou bien voyage ou bien cloisonnement. C'est le paradoxe de la perception. Mon corps est proximité du monde, il est vision, mais il est aussi relativisation, il est parole. Ainsi, quand je vois quelque chose, persuadé de toucher au coeur de l'objet, j'oublie que ce visuel est en fait enveloppé d'un "halo" d'invisible, celui de ma pensée et de mon désir, et que, sans doute, ils sont inextricablement liés et entretiennent entre eux des rapports de condition.

Ces rapports, la science, la psychologie et la philosophie réflexive les nient, cette dernière identifiant notamment tout le monde perçu à un être-pensé, ratant du même coup le message de l'imaginaire (qu'elle prend pour un simple fantôme, un mauvais souvenir) et le sens exact de sa présence.

Merleau-Ponty veut comprendre quelle est la logique de la pensée et du monde, et veut trouver les fondements de cette logique dans le corps et dans la perception. Or la perception n'est pas affaire de sujet, d'objet, de phénomènes, d'être représenté et d'être en soi. Immédiatement, la perception est coexistence de visibilité -le monde perçu, et d'invisibilité -le pensé, l'imaginé, le dit. Mais pour l'instant, on ne sait pas de quelle façon le visible et l'invisible s'entrelacent "métaphysiquement" pour déterminer mon être-au-monde...

    "Tout se passe comme si mon pouvoir d'accéder au monde et celui de me retrancher dans les fantasmes n'allaient pas l'un sans l'autre. Davantage : comme si l'accès au monde n'était que l'autre face d'un retrait..."
Il faut ajouter que la foi perceptive est l'habitat du langage et de la vérité et que toute vérité est vérité du monde. Il semblerait que Merleau-Ponty développe à partir du thème préobjectif du monde, une théorie du langage, voire définisse une tâche spécifique de la philosophie...


3. "Un autre départ" : la surréflexion.

Quand la réflexion veut penser la perception, elle s'observe percevant et dédouble le sujet : il y a donc trois termes, le sujet, le sujet transcendental et l'objet. Mais c'est alors, dit Merleau-Ponty, faire une erreur fatale : c'est croire que c'est toujours la même chose que je pense quand je perçois simplement ma table et quand je réfléchis le percevoir de la table ; le sujet transcendental ne s'intégrant pas à cette perception, ne faisant que la survoler, vient alors simplement se surajouter à elle.

La surréflexion sera une réflexion de la perception, mais avant la distinction du phénomène et du monde en soi, dans une distinction plus "sauvage" et charnelle qui est celle du visible et de l'invisible. La surréflexion part de l'évidence du monde, pas même comme croyance ou idée, mais directement comme activité de penser, comme être. A la différence de la réflexion, elle ne brise pas "les liens organiques de la perception et de la chose perçue" (aucun sujet transcendental n'est possible), elle "descend" au monde sans avoir peur de s'y perdre, pour le faire parler en nous.

Prenant un autre départ, elle se donne pour objectif d'étudier la logique du visible, l'expérience sensible de la perception, et de l'invisible, l'imaginaire ou le pensé. Pour cela, entre la quiétude de l'Etre en soi et les tourments du sujet, elle préfère se pencher sur le problème du monde comme foi, comme omniprésence dans la pensée. Elle sera réflexion de la réflexion : au lieu de réfléchir une activité de penser dégagée comme "propre", refoulant le monde, l'intériorisant, elle écoutera le monde et l'amènera à jaillir, à s'exprimer dans un cogito neuf.

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Message par Bergame Sam 6 Oct 2007 - 11:10

Chapitre 2 : Interrogation et Dialectique


Cette partie est une discussion avec Sartre sur le concept de négatif. Comment vient-on au monde, à l'être ? Comment est-ce que je me lie au monde ? Pour Sartre, en tant que négatif, je me remplis d'être tout en le vidant. Détaillons cette affirmation.


1. Le Négatif

Comment accéder aux chose mêmes ? Comment se débarasser des mes attributs, de mon psychisme, de mes habitudes, pour réaliser l'époché ? La solution de Sartre est la suivante : je ne suis rien. Originairement, avant que je me jette dans un monde, dans une situation, je ne suis rien. C'est en cela que l'existence précède l'essence, je ne suis rien, je suis un pur néant.

Pour mieux comprendre cela, rappelons les étapes de la conscience pour Sartre, s'appuyant sur Hegel. C'est un peu compliqué mais fondamental :

    Temps 1 - Au début, la conscience n'est pas, l'homme reste coincé dans la nuit de l'en soi, pur objet, pur animal. Comme un enfant qui n'a pas de conscience, qui ne fait que satisfaire ses besoins. L'homme est dans l'En Soi.

    Temps 2 - Puis, surgit l'autre. Pour exister, il doit se différencier de moi, et moi de lui. En d'autres termes, c'est parce que je ne suis pas l'autre que je suis moi. Ainsi, je dois nier l'autre, et lui aussi me nie. D'ailleurs, le regard d'autrui se pose comme un jugement de mon existence. De cette lutte par négation advient la conscience. Je suis car je ne suis pas l'autre. Le Pour Soi advient.

    Temps 3 - Mais en tant qu'oeuvre du négatif, le Pour Soi n'est rien. Sa différence avec l'En Soi, qui lui est, c'est qu'il n'est pas. Le Pour Soi est une décompression de l'En Soi. Bref, je ne suis pas ce que je suis, je ne suis rien, je suis un néant.
C'est ainsi que l'on peut comprendre que je suis libre : Puisque je ne suis rien, alors je peux être tout.

Or, qu'est-ce que le néant ? Dire que le néant est, c'est déjà tuer le néant. Si au fond de moi oeuvre du négatif et que je lui reconnais une existence, alors il n'est plus un néant. Que serait donc le néant ? Réponse très simple : le néant, c'est absolument rien. La pure négation est le rien du rien. Mais alors, admettre la pure négation, c'est admettre parrallèlement que l'être est. Pour que le néant ne soit rien, il faut que l'être soit. Mieux, il faut qu'il soit complètement pour admettre le rien. Bref,

La négation pure = La positivité pure

Alors, si d'abord je ne suis rien, je ne peux que me jeter dans le monde, dans l'être qui est plein. Je dois me remplir d'être. Alors je touche les choses mêmes, tout en étant toujours dans une distance irrémédiable face à elles. En tant que pûr néant, je reste disjoint, mais contraint d'être en perpétuel contact. Parce que je ne suis rien, et que le monde est tout, je dois me remplir du monde tout en restant dans une distance toujours irrémédiable. L'être et le néant se croisent mais ne se confondent jamais.

Nous devons ainsi retenir deux points essentiels :

    1 - Je ne suis rien, je suis une pure négation.
    2 - En tant que pure négation, j'affirme la positivité de l'être. Je me colle à l'être


2. En-deça du Négatif

Nous avons vu dans le chapitre précédent (Réflexion et Interrogation), comment la pensée réflexive s'articulait au rapport direct avec le monde. D'abord dans un rapport tacite, non thétique, non conceptuel avec le monde, je le pense secondairement, par réflexion. Si l'on retourne maintenant à Sartre, est-ce que déclarer que je suis un néant qui se remplit d'être, ce n'est pas déjà être dans l'énoncé ?

Avant d'être face à de l'être, ou face à du rien, ne suis pas d'abord face à quelque chose ? Voilà en gros l'essentiel de la thèse de Merleau-Ponty. La Foi Perceptive est bien en-deça d'une dialectique d'être et de néant. Au contraire, la surréflexion va contempler comment le rapport direct à l'être va nourrir les énoncés tel que « L'être est, et le néant n'est pas ». Pour énoncer de telles affirmations, il faut déjà être dans le monde, dans l'être, dans un rapport compréhensif avec lui, me permettant secondairement d'énoncer que je suis un néant.

Bref, le premier donné est l'ouverture, la foi perceptive.
Prenons un exemple: si Sartre regarde un cendrier, il va néantiser ce qu'il y a autour, pour ne voir plus que le cendrier. La perception du cendrier aura vidé l'être de son autour, la table sera néantisée. Merleau-Ponty n'est pas réellement en contradiction avec cette affirmation, il se situe juste à un niveau plus profond, plus originaire : néantiser l'autour du cendrier ne me fera pas perdre la foi dans le monde, dans le réel. Je sais sans le savoir que la table est et restera là. Je suis déjà là, ouvert à la table et au cendrier, la néantisation n'étant que seconde face à ce déjà-là.

Ainsi, la réelle dialectique n'est pas celle de l'être et du néant. C'est celle d'un déjà-là et d'une pensée sur le déjà-là. La réelle dialectique est celle entre le manifeste du monde et son latent. J'habite l'être, le monde, je suis installé dans un « On ». En deça des mots, de l'ek-stase par le négatif, je suis déjà là, en ouverture.

Tout comme il y a de bons et de mauvais chasseurs, il y a de bonnes et de mauvaises dialectiques. Les mauvaises dialectiques sont celles qui s'enferment elles-mêmes, qui articulent en autiste leurs concepts et tentent de reconstruire l'être en quelques oppositions. Les bonnes dialectiques, elles, sont des hyperdialectiques qui se contemplent elles-mêmes en train de dialectiser. Elles sont des allers-retours entre les concepts et l'être.

Toujours, je retourne vers l'être et je me rappelle. Avant d'être un néant, je suis une question : Qui suis-je ? Quelle heure est-il ? Toujours, j'interroge l'être et je me constitue à travers lui. La philosophie elle-même est une interrogation, un retour constant à l'être brut dans une interrogation. L'hyperdialectique se regarde elle-même en train de se constituer, le philosophe qui énonce une proposition est lui-même ouvert au monde.

*


A partir de Sartre, Merleau-Ponty montre comment nous sommes originairement une ouverture. Nous sommes ouvert à l'être, ce que la dialectique de Sartre ne permet pas de comprendre immédiatement. Avant d'être dans des pensées, dans une réflexivité, je suis dans un champ perceptif. Avant d'être du néant jeté dans l'être, je suis dans un champ de quelque chose. Je suis une question, perpétuellement en train de me renouveler.
Merleau-Ponty ne réfute pas Sartre, il montre comment son système est incomplet, comment il trahit le réel.
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Message par Bergame Sam 6 Oct 2007 - 11:34

Chapitre 3 : Interrogation et Intuition


Merleau-Ponty va, dans ce chapitre, dépasser Sartre (Interrogation et Dialectique) en montrant comment je suis une question, question qui plonge dans l'être, tout en se tenant éloigné. C'est l'introduction de l'écart.


1. Expérience et Essence

Je suis un être questionnant : « Où suis-je ? », « Quelle heure est-il ? », voilà le type de question que je me pose. La question vient plonger dans l'être, vient à sa rencontre. Je rencontre une forme signifiante, un triangle par exemple, je le questionne, le tourne dans tous les sens. De mon questionnement sur ce triangle, j'en conclue que la somme de ses angles est toujours égale à 180°. Bref, de cette expérience, j'en extrait une forme, un invariant, une essence. L'idée de triangle est la forme qui contient ses propriétés, comme par exemple, que la somme de ses angles est toujours égale à 180°.

L'idée naît d'une expérience, d'un plongeon dans l'être que je tourne dans tous les sens. L'acte d'idéation résulte d'une confrontation, d'une expérience. L'idée de triangle n'est pas tombée du ciel, et elle n'est pas dans un autre monde. J'ai d'abord rencontré un triangle sur un papier, une forme à peu près triangulaire. Cette forme rencontrée par l'expérience fournira une essence. Ainsi « sous la solidité de l'essence et de l'idée, il y a le tissu de l'expérience ». La vie devient idée, les idées retournent dans la vie...

Que dois-je en conclure ? L'idée, l'essence, serait-elle relative ? Sa solidité ne serait qu'une fiction ? Ce serait manquer le problème. Ce que l'on doit en conclure, c'est que l'acte d'idéation est une composante fondamentale de mon être au monde. L'idée est une fonction. En tant que je suis au monde, et que j'ai des expériences, j'ai le pouvoir d'en extraire une idée.

Mais l'idée trop connue, trop explorée, finit par être vide. L'exemple du triangle ici, ne nous parle plus vraiment, nous sommes dans un lieu tellement exploré, tellement vide (en ce qui concerne, en tout cas, le triangle abordé de cette manière). C'est une essence vide.

A l'inverse, il y a l'essence pleine, l'essence opérante. La parole qui s'improvise, qui compose avec l'autre, peut être pleine, peut parler, peut être signifiante. Lorsque je discute avec quelqu'un, je peux rester dans le vide, banaliser, mais je peux aussi explorer l'être, composer. Je parle de manière explorante, je touche l'être, je ne suis plus qu'un écart avec l'être, tout comme les autres qui m'écoutent.

Bref, en tant que je suis au monde, je suis plongé dedans ; je suis plongé dans l'être. L'acte d'idéation crée de l'essence. L'essence peut être fixe et vide, ou pleine et opérante. L'essence opérante résulte de ce que je ne suis plus qu'un écart. Lorsque je ne suis plus qu'un écart, ma parole se leste d'être, n'est plus qu'un simple aller-retour entre les mots et l'être.


2. Le Négatif de la Question

Mais finalement, qu'est-ce qu'une question ? Les « Où suis-je ? » et « Quelle heure est-il ? » ne seraient-elles pas des interrogations de ma situation ? Car en fait, ces deux questions renvoient à ma situation spatiale et temporelle.
Bref, la question est une interrogation ontologique : Quelle est ma situation dans l'être ?

L'essence opérante résulte de ce que je ne suis plus qu'un écart face à l'être. Drôle de terme, ça, « écart ». Examinons comment on peut circonscrire ce terme en questionnant la question :

    1 - Nous avons vu que je ne suis pas qu'un pûr néant, car autrement, je ne serais plus une ouverture. Par conséquent, la question que je pose n'est pas ex nihilo, elle vient nécessairement de ma relation à l'être.

    2 - Mais si je suis seulement immergé dans l'être, je ne suis plus. Comment pourrais-je poser une question si je ne fais que baigner dans l'être ?

Ainsi, la question est une distance face à l'être sans pour autant le quitter dans une néantisation toute-puissante. Je suis une question sur ma situation, mais pour être cette question, je dois être un écart.

Merleau-Ponty conserve donc une pensée du négatif. Toutefois, il ne s'agit pas d'une négation de la négation d'où advient la conscience qui se remplit d'être. Il ne s'agit pas de la négation comme contradiction dialectique. Le négatif est cet écart constituant de mon être au monde.

Le néant de Sartre ne permet pas de penser mon être au monde, car avant d'être un néant face à de l'être, je suis face à quelque chose. Ma situation face à ce quelque chose est le questionnement. Toujours, je questionne l'être et produit de l'idée, comme un aller-retour. Avant toute chose, je suis un écart produit par le négatif interne à la question : la question, en tant que distance suffisante -mais surtout pas totale- à l'être, possède cet écart qui me permet d'être.

Ainsi, je ne puis être en dehors de l'être, du monde, ni non plus être une pure fusion avec lui. Je suis dans une absolue proximité et dans une distance infinie avec l'être. Le retour à l'immédiateté, aux données immédiates, n'est possible qu'avec un recul toujours nécessaire, un retrait en soi. Le philosophe qui entend décrire son expérience personnelle par le langage sera toujours éloigné de sa propre expérience par la distance du langage. Le langage a beau être opérant, il reste un écran, une distance.


*


Originairement, je suis donc un écart, négativité suffisante qui me colle à l'être sans pour autant fusionner avec lui. Je peux élaborer cet originaire par l'acte d'idéation de manière vide ou opérante.
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Message par Bergame Sam 6 Oct 2007 - 12:11

Chapitre 4 : L’entrelacs – Le chiasme


Avec ce chapitre, Merleau-Ponty boucle le cercle qui va de la foi perceptive à la négativité, de la négativité à l’écart, de l’écart à l’entrelacs, qui rend possible la foi perceptive. Ces quatre chapitres sont un premier passage, un début de livre qui aurait dû repasser encore plusieurs fois sur ces concepts, les étayant, les étoffant par une parole au plus près du silence de la perception, qui restera à jamais inachevée. Ce dernier texte précise l’ontologie de Merleau-Ponty ; il établit un lien entre le Visible et l’Invisible, une réversibilité qui est vérité ultime de sa philosophie.


1. L’Etre brut : la Chair

Nous avons vu dans les chapitres précédents qu’il y a nécessité pour la philosophie de retrouver une expérience originelle du monde et de l’Etre, qui ne se laisse plus catégoriser en sujet et en objet. L’Etre est pré-objectif, il se donne selon une expérience sauvage ; je ne suis pas un sujet plongé dans un monde objectif qui se laisserait cartographier par une géométrie euclidienne.
Pour exprimer le fait que je sois impliqué dans le monde de par mon corps qui l’habite, Merleau-Ponty se met à l’écoute d’un Etre dont la dimensionnalité est topologique, seul espace capable de rendre compte de mon corps enveloppant le monde, et du monde enveloppant mon corps à son tour. Ce monde, cet Etre vertical, il est fait de champs d’expérience qui sont autant de dimensions, d’horizons qui me tiennent sur leur seuil, et qui m’ouvrent sans restriction à d’autres horizons, par adhérence, cohésion, implication réciproque.

Je suis, disions-nous au Chapitre 3 (Interrogation et Intuition), un je anonyme, une négativité opérante dans l’épaisseur du monde, un creux ou un pli, un écart. Que je sois un pli dans le tissu du monde a une conséquence directe : l’unicité du voilement et du dévoilement. Merleau-Ponty ne cherche pas à dévoiler des essences desquelles émaneraient tout ce qui est. Il y a une telle compénétration, adhérence entre les parties du monde, qu’il n’y a d’essence qu’opérante, déjà à l’œuvre dans le monde, pliant ou dépliant telle partie d’un champ.
Mais alors comment caractériser ce milieu, fait de feuillets adhérant les uns aux autres, qui se font et se défont au gré des écarts en se creusant les uns les autres ? Ce milieu, c’est la Chair. La chair est un « élément » de l’Etre. Mon corps est de chair, je suis un écart, une épaisseur de chair ; mais il y a aussi, plus profondément, un être brut du monde fait de chair, une structure enveloppant-enveloppé en couches, en tissus ou feuillets, où des canaux, des nervures, irriguent la chair par jonction entre les champs. Mon ouverture au monde est une charnière, un pivot qui connecte mon corps au monde, m’ouvre à des champs de visibilité aux horizons lointains.


2. Le Voyant et le Visible

Je suis donc ouvert au monde et à l’Etre. Des champs de visibilité s’offrent au regard. Si, par exemple, je focalise ma vision sur ma table, tout le reste de la pièce devient un horizon, une limite de mon champ de vision, alors que mon regard vient épouser, palper les contours de la table érigée en figure. Le beige que je vois alors n’est pas seulement une qualité sensible qui appartient à cette figure. Ce beige sous mes yeux n’est non plus pas un quale, une surface d’être sans épaisseur dont on n’aurait plus rien à dire. Il demande une mise au point, et l’on se fixe sur lui quand le beige émerge d’une "beigeur" du visible qui lui préexistait.
La couleur de la table n’est donc pas une propriété de table en tant qu’objet, c’est une concrétion de la visibilité elle-même, elle tient au tissu du visible. Entre la couleur et le visible, il y a une épaisseur de chair, un tissu qui double l’un à l’autre, qui les différencie.

Retournons-nous maintenant sur le voyant. Sa vision est palpation des choses, enveloppement. Mais comment se fait-il que le visible soit comme préparé à ma vision, par une sorte d’harmonie préétablie ?
Je vois parce que ce que je vise pouvait se voir. Il y a donc une jonction du voyant au visible, comme si le visible était le prolongement du voyant et, réciproquement, un peu plus loin ou derrière le même tissu de visibilité. Mieux : dans le visible, je me sais voyant, et immédiatement je sais que je peux être vu. Il y a une expérience de mon corps comme vu par l’autre, par quelqu’un qui serait situé au milieu des choses, qui me voit comme visible. Il y a donc un dédoublement du voyant en un se-voyant : narcissisme fondamental de toute vision.

C’est de la même manière qu’opère le toucher. Quand je touche un objet, je le palpe. Touchant, je suis connecté à ce qui est touchable. Mais si je touche avec ma main une lettre du clavier, et qu’avec mon autre main je touche la main touchante, il y a un croisement, un redoublement du touchant et du touché qui les fait entrer dans une relation réciproque. Pourtant, toucher et vision ne sont pas séparés. Ce sont deux plans qui s’entrecroisent, s’entremêlent, je touche parfois parce que j’ai vu ; la vision est palper, autant que le toucher, bien que d’une autre manière. Il y a donc un croisement originel du visible et du tangible.

Revenons maintenant aux rapports entre le voyant et le visible. Une épaisseur de chair les relie. Mon corps regardant une chose se fait monde, et il comprend la chose avec sa chair par un prolongement du tissu du visible. Le voyant est comme la profondeur, une épaisseur sous la surface du visible, c’est un creux qu’il fait dans son tissu pour y habiter. Ce rapport charnel entre le visible et le voyant, c’est un entrelacs : le visible est repris par le voyant, et, à son tour, le voyant est repris dans le visible. Il y a un empiètement, un enjambement du visible sur le voyant, et du voyant sur le visible. Et pourtant, il n’y a jamais coïncidence entre le voyant et le visible, il y a toujours un écart, une imminence : je ne sens pas en même temps ma main touchée et ma main touchante. Entre les deux, il y a un chiasme, un hiatus…

Il y a une sorte de réversibilité entre l’un et l’autre. Le voyant ne peut rester à l’intérieur pour voir, car le visible est hors de lui-même, et le visible passe alors à l’intérieur puisqu’il est perçu en mon corps. Il y a entrelacement du dedans et du dehors ; sortant de lui, le voyant se déplie, et le visible se replie. Le dehors devient dedans, et vice-versa.

Enfin, l’entrelacement du visible et du voyant passant aussi par un se-voyant, mon corps est en contact avec celui d’autrui, et tous deux sont reliés dans une intercorporéité. Il y a enlacement ou accouplement de mon corps avec le monde, puis de mon corps avec les autres corps, tous traversés par le tissu du visible, tous joints par les nervures d’une même chair englobante. La chair, l’être, est là avant la distinction du pour-soi et du pour-autrui, du pour-soi et de l’en-soi ; c’est elle qui préside à leur différenciation. La chair peut se refermer sur elle-même pour creuser un narcisse, mais elle peut aussi s’ouvrir aux autres, créer des intermondes où mon regard croise celui de l’autre.


3. Le Visible et l’Invisible

Nous venons d’explorer les rapports charnels entre le voyant et le visible. Pourtant, le visible, et le voyant repris en lui, ne sont pas toute la chair. Le tissu du visible, en ses confins, touche l’invisible, échappe au cercle du visible pour s’ouvrir à une autre chair. Tout comme toucher et voir, entendre et parler reste un rapport charnel, mais s’ouvre aussi à une dimension invisible nouvelle : l’expression. Le visible est l’invisible vont se creuser l’un l’autre, tout comme, plus haut, on a vu que le faisaient le voyant et le visible.

A la frontière du monde visible, donc, se meuvent dans l’invisible, les pensées, comme une sublimation de la chair, ou comme une autre chair. Cet invisible, ces idées, c’est Proust qui les a le mieux mis en rapport avec le visible. Elles ne sont pas des essences éternelles séparées du monde, elles sont dans le monde, juste en-dessous ou en transparence du sensible, l’accompagnant toujours et apparaissant en même temps que lui, données dans cette expérience charnelle de mon corps dans le monde. Elles sont à la fois, comme idées, dévoilement, et pourtant elles apparaissent environnées de ténèbres, cachées sous un déguisement. C’est par exemple la « petite phrase » de Swann qui rend sensible l’idée de l’amour, qui se communique. C’est aussi, par exemple, dire que « l’idée de la lumière ou l’idée musicale doublent par en dessous les lumières et les sons, en sont l’autre côté ou la profondeur. »

Le visible est donc en surface et l’invisible le creuse en profondeur. C’est l’invisible qui donne ses possibilités au visible, qui l’habite ; il est l’envers du visible et non son contraire, il en est la puissance. L’idée est un niveau, une dimension, c’est l’être de l’étant. Ces idées sensibles sont des absences, des écarts, des négativités ; « nous ne les possédons pas, elles nous possèdent ».

    « C’est comme si la visibilité qui anime le monde sensible émigrait, non pas hors de tout corps, mais dans un autre corps moins lourd, plus transparent, comme si elle changeait de chair, abandonnant celle du corps pour celle du langage, et affranchie par là, mais non délivrée, de toute condition. »
    Merleau-Ponty, Le Visible et l'Invisible, p.198

C’est par cette notion d’invisible que Merleau-Ponty retrouve le langage, comme prolongement du visible dans l’idée, changement de chair. Le langage n’est pas séparé de la pensée, sinon on retomberait dans une philosophie réflexive. Il y a un rapport d’empiètement, d’enjambement entre la pensée et le langage. La pensée se fait parole opérante, elle s’insère dans le monde silencieux de la chair, entre les silences du visible, qu’elle recueille pour parler le langage de l’Etre, comme témoin de l’Etre. La vision tombe dans la parole, et la parole s’inscrit dans le visible qu’elle cherche à décrire. A nouveau, ici, c’est le phénomène de réversibilité que l'on retouve : il y a un entrelacs, un chiasme, une réversibilité entre le visible et l’invisible.


*


Dans ce dernier chapitre, Merleau-Ponty a entrepris une ontologie sauvage du visible et de l’invisible basée sur la réversibilité, qui garantit au philosophe qu’il peut parler de l’Etre sans tomber dans une philosophie réflexive qui manquerait l’expérience de la perception. Car perception et pensée sont là, dans l’Etre, comme prolongation l’une de l’autre dans un entrelacement, champs ouverts par notre corps sur la chair du monde, avant toute distinction d’un sujet ou d’un objet.
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