Nostalgie et mélancolie

par Kokof Mar 4 Fév - 9:15

Les philosophes et les moralistes, en analysant les passions, délaissent généralement les deux passions les plus intéressantes, les plus importantes (philosophiquement et politiquement) et les plus tenaces : la nostalgie et la mélancolie. Alors que les autres passions, y compris l'amour, disparaissent ou diminuent avec l'âge, la nostalgie et la mélancolie ne cessent de grandir en nous. Ces passions sont philosophiques parce qu'elles expriment un malaise devant la réalité et une aspiration à l'absolu.

Il est intéressant de les analyser ensemble, parce qu'elles sont à la fois opposées et semblables : la nostalgie est le regret d'un bien passé ou absent, la mélancolie le regret d'un bien possible ou futur. Celle-ci est donc une forme de nostalgie précoce et anticipée. Politiquement, la nostalgie regrette un âge d'or, une utopie passée (le paradis perdu, par exemple), alors que la mélancolie regrette l'imperfection inhérente au monde et par conséquent ne croit à aucune utopie, passée ou future.

Pour analyser et comparer la nostalgie et la mélancolie, nous partirons des épopées homériques et de ses deux héros, Achille et Ulysse, qui incarnent ces deux passions : Achille est mélancolique, Ulysse est nostalgique. Achille est mélancolique parce que son chef Agamemnon lui a volé sa captive Briséïs. Il regrette donc un bien qu'il aurait pu et dû avoir (la mélancolie est le regret d'un bien futur) et qu'il ne peut pas avoir (le mélancolique est affligé par l'injustice). Souffrant de mélancolie, Achille refuse de participer à la guerre. Cette langueur est un symptôme de la mélancolie.

Ulysse est nostalgique, parce qu'il regrette son pays et sa famille. Ce n'est pas une nostalgie temporelle, mais terrestre (la nostalgie dans ce cas est le regret d'un bien lointain et non d'un bien passé). La nostalgie terrestre motive le sujet, parce que le bien regretté n'est pas inaccessible. Mais la nostalgie temporelle a le même effet que la mélancolie : elle rend inactif.

La nostalgie et la mélancolie peuvent sembler des passions douloureuses. Mais elles sont en fait les passions les plus douces. Elles sont même délicieuses. Le délice au sens émotionnel est un sentiment de sécurité infinie pour soi-même ou pour une chose que l'on aime. Notre état primordial (quand nous grandissions dans le ventre de notre mère), par exemple, est un état délicieux, que l'on retrouve dans la posture, le confort et l'évasion du sommeil. En esthétique, le délice est un sentiment sublime causé par la contemplation sereine de l'horreur représentée dans l'art. La nostalgie est délicieuse, parce que le passé est irrévocable et éternel, et que rien par conséquent ne peut détruire ce passé ni nous empêcher de contempler l'âge d'or qui nous fait rêver. La mélancolie est délicieuse, parce que son idéal est éternel et peut être contemplé quel que soit l'état du monde.

Cependant, ces passions ont été vivement critiquées d'un point de vue spirituel. La nostalgie religieuse, par exemple, qui croit à la vie éternelle après la mort (bien que ce bien soit futur, il s'agit bien de nostalgie, parce que la mélancolie regrette les biens futurs en tant que biens passagers, alors que la religion promet un bien éternel), conduit, selon Nietzsche, au nihilisme, car elle dévalorise la vie et la réalité. Le nihilisme est le fait de préférer une illusion ou un fantasme à la réalité. Il constitue en cela une pathologie.

La mélancolie fut critiquée par Kierkegaard, qu'il considérait comme le problème majeur de la psychologie et de la religion. En effet, la mélancolie est une forme de désespoir et constitue donc, d'un point de vue religieux, le péché suprême. Le désespoir s'oppose à la foi. La mélancolie est une passion diabolique, qui nie la bonté et la providence divines, et qui juge Dieu en jugeant et en reniant le monde. Seule la foi peut guérir de la mélancolie, puisqu'elle est l'antidote du désespoir.

La nostalgie et la mélancolie ont un impact politique considérable. La nostalgie est généralement une passion politique néfaste, parce qu'elle tend à renverser l'ordre établi pour installer une utopie rétrograde ou délirante, naïve et ingouvernable. La nostalgie de Rousseau, par exemple, qui regrettait l'état de nature, dans lequel la propriété n'existait pas encore, a peut-être inspiré le communisme. La nostalgie de l'empire romain est une passion répandue également dangereuse, qui a inspiré des régimes militaristes et criminels comme le nazisme.

Mais la nostalgie peut aussi avoir un effet positif en politique, si elle s'inspire d'un bon modèle politique. Par exemple, la Renaissance s'est inspirée de la Grèce antique pour moderniser et régénérer spirituellement et scientifiquement l'Europe. La nostalgie doit donc être utilisée prudemment en politique, pour servir le progrès et non pour faire reculer la civilisation et restaurer les empires.

La mélancolie touche aussi la politique. Le premier réflexe du mélancolique, consterné par les injustices, est l'exil. L'épicurisme incarne cette position, en proposant de vivre loin de la société et des affaires humaines. En cela, la mélancolie est une passion anti-politique. Au sein de la société, la mélancolie a encore un impact, notamment en démocratie, en accroissant l'abstention. Mais l'effet le plus dangereux de la mélancolie en politique est d'inspirer une nouvelle utopie. Un régime mélancolique veut créer une société parfaite, sans aucune contradiction, ni dissension, ni menace, sans aucun problème ni doute. La perfection rêvée par le mélancolique devient un cauchemar politique, parce qu'une société humaine est nécessairement imparfaite. En constante contradiction avec le réel, le régime mélancolique devra utiliser la violence et la répression pour plier la société à ses fantasmes.

Toutefois, la mélancolie peut être positive en politique si elle inspire une réaction politique pacifique (une manifestation, par exemple) ou intellectuelle (un essai, par exemple). C'est ainsi que Pascal, l'un des penseurs les plus mélancoliques, écrivit Les Provinciales pour dénoncer la perversion de la morale chrétienne par les jésuites et l'injuste persécution des jansénistes. Ce faisant, il inventa le journalisme, qui est la voix politique des mélancoliques. Le journaliste, en effet, réagit à l'actualité en dénonçant les injustices et les incohérences du système politique en place. Il utilise sa mélancolie comme instinct intellectuel (la mélancolie rendant sensible aux injustices) et comme feu. La mélancolie rend normalement inactif, mais si le sujet parvient à exprimer ses sentiments, elle peut devenir, comme toute passion, un stimulant et une ressource.