Le jour triomphal
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Le jour triomphal
Le jour triomphal
J’eus un jour l’idée de faire une blague à Sa-Carneiro – d’inventer un poète bucolique, d’un genre compliqué, et de le lui présenter, je ne me souviens plus comment, comme une sorte de réalité. Je mis plusieurs jours à élaborer le poète, mais ne réussis pas. Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écris 30 et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais pas définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je ne pourrai en connaître d’autre comme celui-là. Je débutai par un titre : « O guardador de rebanhos » (Le gardeur de troupeaux).
I
Eu nunca guardei rebanhos,
Mas é como se os guardasse.
Je n’ai jamais gardé de troupeau,
Mais c’est comme si j’en avais gardé
Mon âme est comme un berger,
Elle connaît le vent et le soleil
Et va main dans la main avec les saisons,
Accompagne et regarde.
Toute la paix de la Nature sans personne
Vient s’asseoir à mes côtés.
[…]
D’un bruit de grelots
Au détour du chemin
Mes pensées sont contentes.
Je regrette seulement de savoir qu’elles sont contentes,
Car si je ne le savais,
Au lieu d’être contentes et tristes,
Elles seraient joyeuses et contentes.
Penser dérange comme marcher sous la pluie
Quand le vent croit et qu’il parait pleuvoir d’autant plus.
Je n’ai pas d’ambitions ni de désirs.
Etre poète n’est pas une ambition mienne
C’est ma manière d’être seul
[…]
Je salue tous ceux qui me liront,
Leur tirant un grand coup de chapeau […]
Je les salue et leur souhaite du soleil,
Et de la pluie, quand la pluie est nécessaire,
Et que leurs maisons possèdent
Au pied d’une fenêtre ouverte
Une chaise de prédilection
Où s’asseoir, lisant mes vers.
Et qu’en lisant mes vers il pensent
Que je suis quelque chose de naturel –
Par exemple ce vieil arbre
A l’ombre duquel, enfants,
Ils allaient s’affaler, fatigués de jouer
Essuyant la sueur de leur front brûlant
Avec la manche de leur tablier à rayures.
V
Il y a assez de métaphysique dans le fait de ne penser à rien
Ce que je pense moi du monde ?
Est-ce que je sais ce que je pense du monde !
Si je tombais malade, j’y penserais.
[ …]
Le mystère des choses ? Est-ce que je sais ce qu’est ce mystère !
Le seul mystère est qu’il y en ait pour penser au mystère.
Qui est au soleil et ferme les yeux,
Commence à ne plus savoir ce qu’est le soleil
Et à penser à plein de choses pleines de chaleur.
Mais il ouvre les yeux et voit le soleil
Et il ne peut alors plus penser à rien,
Car la lumière du soleil vaut plus que les pensées
De tous les philosophes et de tous les poètes.
La lumière du soleil ne sait pas ce qu’elle fait
Et pour cela ne se trompe pas, est commune et bonne.
[ …]
Je ne crois pas en Dieu parce que je ne l’ai jamais vu. […]
Mais si Dieu est les arbres et les fleurs
Et les monts et le soleil et le clair de lune
Alors je crois en lui
Alors je crois en lui à tout heure
Et ma vie est toute une oraison et une messe
Et une communion avec les yeux et par l’ouïe […]
Je lui obéis en vivant, spontanément,
Comme qui ouvre les yeux et voit,
Et je le nomme clair de lune et soleil et fleurs et arbres et monts,
Et je l’aime sans penser à lui,
Et je le pense en voyant et oyant,
Et je vais avec lui à toute heure.
XLVI
D’une façon ou de l’autre,
Selon que ça tombe bien ou mal,
Pouvant parfois dire ce que je pense,
Et d’autres fois le disant mal et mélangeant les choses,
J’écris mes vers sans vouloir,
Comme si écrire n’était pas une chose faite de geste,
Comme si écrire était une chose qui m’arrivait
Comme de prendre le soleil au dehors.
[…]
J’essaie de me dévêtir de ce que j’ai appris,
J’essaie d’oublier la façon de se souvenir qu’on m’a enseigné,
Et de gratter l’encre dont mes sens ont été barbouillés,
Déconfiner mes émotions véritables,
De me dépaqueter et d’être moi, non Alberto Caeiro,
Mais un animal humain que la Nature a produit ;
[…]
Ainsi encore je suis quelqu’un.
Je suis le découvreur de la Nature.
Je suis l’Argonaute des sensations vraies.
A l’Univers j’apporte un nouvel Univers
Parce que j’apporte à l’Univers l’Univers lui-même.
[…]
Et ce qui suivit ce fut l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi. J’en eus immédiatement la sensation. A tel point que, une fois écrits ces 30 et quelques poèmes, je pris une autre feuille de papier et j’écrivis, d’affilée également, les 6 poèmes qui constituent la « Chuva Obliqua » (Pluie oblique), de Fernando Pessoa. Immédiatement et en entier…
I
Il coupe ce paysage, mon rêve d’un port infini
Et la couleur des fleurs est transparente aux voiles des grands navires
Qui appareillent, traînant dans les eaux en guise d’ombre
Les silhouettes de ces arbres anciens sous le soleil…
[…]
Qui suis-je en rêve ? Je l’ignore…
Toute l’eau salée du port est subitement transparente
Et tout au fond j’y vois, énorme estampe dépliée,
Ce paysage tout entier, ligne d’arbres, route qui brûle dans ce port,
Et l’ombre d’un navire plus ancien que le port qui passe
Entre mon rêve du port et ma vue réelle de la scène
Pour m’accoster, pénétrer au-dedans de moi
Et passer de l’autre côté de mon âme…
[…]
II
Au cœur de la pluie de ce jour l’église s’illumine,
Et chaque cierge qui s’allume est un redoublement de la pluie sur les vitraux…
Je me réjouis d’entendre la pluie : elle signifie que le temple est éclairé,
Et les vitraux de l’église vus du dehors sont le bruit de la pluie entendu du dedans…
La splendeur du maître-autel est ma quasi-impuissance à voir les montagnes
A travers le rideau de la pluie, or solennel sur la nappe de l’autel…
Retentit le chant du chœur, latin et vent qui secouent la verrière
Et l’on entend l’eau geindre à l’unisson du chœur…
[…]
III
Le grand sphynx d’Egypte rêve dans le corps de ce papier…
J’écris ─ et il m’apparaît au travers de ma main transparente
Et dans l’angle du feuillet se dressent les Pyramides…
J’écris et je m’effare de voir que le bec de ma plume
Est le profil du roi Chéops…
[…]
VI
Le chef d’orchestre agite sa baguette
Et la musique s’élève, triste et languide…
Elle me rappelle mon enfance, ce jour
Où je jouais près du mur d’un jardin
Contre lequel je lançais un ballon où l’on voyait
D’un côté glisser un chien vert, et de l’autre
Courir un jockey bleu avec un jockey jaune…
La musique continue, et voici que dans mon enfance
Tout à coup entre moi et le chef d’orchestre, mur blanc,
Le ballon va et vient, tantôt chien vert,
Tantôt cheval bleu avec un jockey jaune.
Tout le théâtre est mon jardin, mon enfance
Est partout à la fois, et le ballon en vient à jouer de la musique,
Une musique triste et vague qui se promène dans mon jardin,
Habillée en chien vert qui vire au jockey jaune…
(Si rapide est le jeu du ballon entre moi et les musiciens…)
[…]
Ce fut le retour de Fernando Pessoa Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui seul. Ou mieux, ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu’Alberto Caeiro. Alberto Caeiro ainsi apparu, je me mis en devoir –instinctivement et subconsciemment – de lui donner des disciples. J’arrachai à son faux paganisme Ricardo Reis latent, je lui trouvai un nom que j’ajustai à sa mesure, car alors je le « voyais » déjà.
Couronnez-moi de roses,
Oui, couronnez-moi
De roses –
Roses qui s’éteignent
Sur un front qui s’éteindra
Si tôt !
Couronnez-moi de roses
Et de feuilles brèves.
Et cela suffit.
[work/birth in progress / Emergence en cours]
Et soudain, dérivant en sens contraire à R. Reis, un nouvel individu surgit impétueusement. D’un jet, et à la machine à écrire, sans interruption ni correction, jaillit l’Ode triomphale d’Alvaro de Campos
A la douloureuse lumière des grands lampadaires électriques de l’usine
J’ai la fièvre et j’écris.
J’écris en grinçant des dents, fauve pour cette beauté-là,
Pour cette beauté totalement ignorée des anciens.
O roues, ô engrenages, r-r-r-r-r éternel !
Puissant spasme contenu des mécanismes en furie !
En furie au-dehors et au-dedans de moi,
A travers tous mes nerfs disséqués,
A travers toutes les papilles de tout ce avec quoi je sens !
J’ai les lèvres sèches, ô grands vacarmes modernes,
A force de vous entendre de trop près,
Et la tête me brûle de vouloir vous chanter avec un excès
D’expression de toutes mes sensations,
Avec un excès contemporain de vous, ô machines !
[…]
O tissus dans les vitrines ! O mannequins ! O dernière mode !
O articles inutiles que tout le monde veut acheter !
Salut, grands magasins aux multiples rayons !
Salut, enseignes lumineuses qui s’allument, existent un instant, et disparaissent !
Salut, tout ce avec quoi aujourd’hui se construit, et se fait différent d’hier !
Hé ! béton armé, ciment, procédés nouveaux !
Progrès des armements glorieusement meurtriers !
Blindages, canons, mitrailleuses, sous-marins, aéroplanes !
Je vous aime tous, en tout, comme un fauve,
Je vous aime carnassièrement,
Perversement, le regard vrillé en vous,
O choses énormes, banales, utiles, inutiles,
O choses toutes modernes,
O mes contemporaines, forme actuelle et proche
Du système immédiat de l’Univers !
Nouvelle Révélation métallique et dynamique de Dieu !
O fabriques, ô laboratoires, ô music-halls, ô Luna-Parks,
O cuirassés, ô ponts, ô docks flottants ─
Dans mon esprit turbulent et incandescent,
Je vous possède comme on possède une femme belle,
Complètement, comme on possède une femme belle que l’on n’aime pas,
Que l’on a rencontrée par hasard, et que l’on trouve absolument irrésistible.
[…]
Je pourrais mourir broyé par un moteur
Dans le délicieux abandon d’une femme possédée.
Jetez-moi dans les fournaises !
Précipitez-moi sous les trains !
Rossez-moi à bord des navires !
Masochisme à bord des navires !
Masochisme à travers les mécanismes !
Sadisme de je ne sais quoi de moderne, à la fois moi et le vacarme !
Allez, hop-là, jockey gagnant du Derby,
Mordre entre mes dents ton cap bicolore !
(Etre si grand que je ne puisse passer par aucune porte !
Ah, regarder, chez moi est une perversion sexuelle !)
Hé-là, hé-là, hé-là, cathédrales !
Laissez-moi me fracasser le crâne sur vos arêtes,
Et être relevé dans la rue, couvert de sang,
Sans que personne ne sache qui je suis !
[ …]
– l’Ode qui porte ce titre et l’homme avec le nom qu’il a.
Je créai alors une coterie inexistante. Je fixai tout cela en des gaufriers de réalité. Je graduai les influences, je connus les amitiés, j’entendis en moi les débats et les divergences de point de vue, et en tout cela il me parut que je fus, moi créateur de tout, de tous le moins présent.
NB : extrait d’une lettre de Pessoa à Casais Monteiro datée du 13 janvier 1935.
Sa-Carneiro est un jeune ami de Pessoa, lui aussi poète. Il se suicida à Paris en 1916.
Les extraits
- du gardeur de troupeaux ont été traduits par moi-même
- de Pluie oblique : Armand Guibert,
- pour Reis : Teresa Rita Lopes Le Théâtre de l’être
- de l'Ode triomphale : trad Edition de La Différence
Il n’y a pas d’autres préface pour une œuvre que le cerveau de son lecteur.
Re: Le jour triomphal
_________________
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L'effet dévore la cause, la fin en a absorbé le moyen.
Paul Valéry, Poésie et pensées abstraites
(cité par Herbert Marcuse, in L'homme unidimensionnel)
hks : On le sait bien, une fois que un tel est parti (faché) on se retrouve seuls comme des imbéciles.
Re: Le jour triomphal
Un petit mot pour dire que, le 8 mars dernier, c'était le centenaire du jour triomphal.
Il y eut d'ailleurs un colloque international pour l'occasion :""Le jour triomphal de Fernando Pessoa", "O dia trinfal de Fernando Pessoa
Et la projection d'un documentaire dans une petite médiathèque en France vers Nice :
Centenaire du jour triomphal de Fernando Pessoa
Médiathèque "La Strada"
Tellement peu, mais tellement plaisant :)
Pour ma part, j'ai fêté ça en lisant le texte écrit dans le 1er post de ce sujet en centre-ville d'Osaka, à des gens qui ne me comprenaient pas, mais qui réagissaient.
Voici une nouvelle version audio pour fêter le coup, la première étant HS :
Il y eut d'ailleurs un colloque international pour l'occasion :""Le jour triomphal de Fernando Pessoa", "O dia trinfal de Fernando Pessoa
Et la projection d'un documentaire dans une petite médiathèque en France vers Nice :
Centenaire du jour triomphal de Fernando Pessoa
Médiathèque "La Strada"
Tellement peu, mais tellement plaisant :)
Pour ma part, j'ai fêté ça en lisant le texte écrit dans le 1er post de ce sujet en centre-ville d'Osaka, à des gens qui ne me comprenaient pas, mais qui réagissaient.
Voici une nouvelle version audio pour fêter le coup, la première étant HS :
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L'effet dévore la cause, la fin en a absorbé le moyen.
Paul Valéry, Poésie et pensées abstraites
(cité par Herbert Marcuse, in L'homme unidimensionnel)
hks : On le sait bien, une fois que un tel est parti (faché) on se retrouve seuls comme des imbéciles.
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