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Pourquoi Spinoza écrit-il une "éthique" et non une "morale" ?

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Message par Zhongguoren Sam 8 Oct 2022 - 11:14

En plein XVII° siècle, siècle du moralisme triomphant, l'opus magnum de Spinoza s'avère être une Éthique. Ce qui n'empêche pas Sylvain Zac de parler, dans un commentaire resté célèbre, de la "Morale de Spinoza". Il est vrai que les termes "éthique" et "morale" sont apparentés du point de vue étymologique, le premier dérivant d'une racine grecque, le second latine, et qu'ils ont longtemps été et sont encore aujourd'hui largement confondus par l'usage. Toutefois, Gilles Deleuze a intitulé "sur la différence de l'éthique avec une morale" le deuxième chapitre de son ouvrage Spinoza, Philosophie Pratique. Déjà, si on compare très sommairement les philosophies pratiques de Kant et d'Aristote, on a une idée intuitive de ce qui distingue une morale et une éthique. On connaît la position d'Aristote quant à ce qui vaut d'être vécu dans une vie humaine (βίος) : en l'occurrence, c'est "εὐδαιμονία [littéralement traduit, εὐδαιμονία signifie "bonne direction" et non  pas "bonheur"], selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont synonymes de vie bonne. […] Ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète. Voilà bien le caractère que nous attribuons à εὐδαιμονία […] puisqu'il est la fin de notre activité, [car] est le meilleur possible le mode de vie (βίος) qu’on choisit toujours pour lui-même et jamais pour autre chose"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1094a-1097b). Pour Aristote, l'attitude éthique consiste à vouloir être dans la bonne direction, autrement dit d'être le meilleur possible (αἰὲν ἀριστεύειν), ou encore atteindre, si possible, l'acme de ses possibilités. Et vouloir être le meilleur possible est, en soi, une praxis, une activité. Tandis que pour Kant, ce qui importe, c'est moins la recherche de ce meilleur possible que les conditions a priori d'obtention de celui-ci : "la loi morale m’ordonne de faire du plus haut bien possible dans un monde, l’objet ultime de toute ma conduite. […] Et, bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129-130). Aussi, la morale se révèle-t-elle plutôt une doctrine à laquelle peut et doit se référer toute conscience préalablement à l'activité de ce que Kant appelle la recherche du "souverain Bien". Comme le résumera plus tard Charles Taylor, "la catégorie de la morale embrasse seulement nos obligations envers autrui. Mais [...] il existe d'autres questions qui dépassent la morale, qui revêtent pour nous une importance capitale et qui appellent une évaluation forte. Ces questions concernant la manière dont je vais vivre ma vie, touchent au genre de vie qui mérite d'être vécue"(Taylor, les Sources du Moi, 1.4). Et ce sont, précisément, ces questions pratiques sur la façon dont on conçoit la direction qu'il importe d'imprimer à de la vie, questions capitales donc, qui sont constitutives d'une éthique. Or, éthique et morale, vivre pleinement et viser le souverain bien, ce ne sont manifestement pas la même chose. Les personnages d'Alceste ou de Dom Juan chez Molière, ceux du Narrateur dans la Recherche de Proust ou d'Ulrich dans l'Homme sans Qualités de Musil, nous montrent qu'on peut avoir une éthique, et même une éthique exigeante, sans pour autant adhérer à quelque morale que ce soit. A contrario, des personnages tels que le prince Mychkine dans l'Idiot de Dostoïevski ou Aline Solness dans Solness le Constructeur d'Ibsen nous font voir qu'une morale sans éthique, c'est-à-dire sans le moindre souci du vivre en étant dans la bonne direction, est également possible. Enfin les héros cornéliens manifestent la parfaite compatibilité de la morale et de l'éthique, tandis que certains personnages d'Albert Camus (le Meursault de l'Étranger) ou d'Albert Cohen (le Solal de Belle du Seigneur) prouvent qu'il doit être aussi possible d'être complètement dépourvu des deux à la fois. Nous allons donc essayer de montrer ici en quoi la philosophie pratique de Spinoza est bien une éthique et non pas une morale.

(à suivre ...)

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Message par Zhongguoren Dim 9 Oct 2022 - 11:13

Deleuze propose, pour mesurer son importance dans la philosophie de Spinoza, de comprendre cette distinction entre éthique et morale comme "une triple dénonciation : de la "conscience", des "valeurs" et des "passions tristes""(Deleuze, Spinoza, Philosophie Pratique, ii). Comme nous l'avons déjà suggéré supra, une morale s'adresse principalement à une conscience qui est supposée pouvoir dire non à ce qu'elle sait être un mal. Ainsi, chez Descartes, de ce que "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 7) et de ce que "le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps"(Descartes, Traité des Passions, art.40), la plus haute vertu morale consiste en ce qu'"il n'y a rien qui véritablement [m']appartienne que cette libre disposition de [mes] volontés ni pourquoi [je] doive être loué ou blâmé sinon pour ce que [j']en use bien ou mal"(Descartes, Traité des Passions, art.153). En d'autres termes, à condition encore que la substance pensante (res cogitans) possède naturellement un empire sur la substance étendue (res extensa), on peut inférer les règles fondamentale d'une morale : "la première est de tâcher toujours de se servir du mieux possible de son esprit pour connaître ce qui est à faire ou ne pas faire [...], la seconde est d’avoir une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison conseille [...], la troisième est de tâcher toujours plutôt à se vaincre que la fortune et à changer ses désirs que l’ordre du monde"(Descartes, Lettre à Élisabeth, 4/08/1645). Sous ses trois espèces (intellectualisme, volontarisme, quiétisme), il est clair que le moralisme cartésien présuppose nécessairement le dualisme du corps et de l'esprit : supériorité de la vraie connaissance par l'esprit sur la pseudo-connaissance par le corps, volonté en droit coercitive de l'esprit à l'égard du corps, indifférence toujours possible de l'esprit pour le devenir des corps.

Mais rien ne va plus si, à l'instar de Spinoza, on professe le monisme en disant que "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée, [même si] certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [car] en effet personne jusqu'ici n'a déterminé ce que peut le corps [...] ; ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos"(Spinoza, Éthique, III, 2). Dans ce cas, en effet, on voit mal comment la connaissance intellectuelle d'une doctrine du bien et du mal pourrait exercer quelque influence volontaire sur un corps et, par conséquent, sur la vie de ce corps qui, nolens volens, est la même chose que l'esprit connaissant. Car si "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2), alors nous devons aussi admettre que, tout comme le corps est muable, "l’Esprit peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite ; et ce sont ces divers affects qui nous expliquent ce que c’est que joie et que tristesse. J’entendrai donc par joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection"(Spinoza, Éthique, III, 11). De sorte que, comme le souligne Deleuze, toutes nos "valeurs", à commencer par nos valeurs cardinales de "bien" et de "mal" sont, non pas ces entités pures et éthérées avec lesquelles les philosophes se sont évertués à nous inculquer depuis Platon, mais des affects (affectus), c'est-à-dire des modifications significatives (que Spinoza nomme "passions", pour respecter la terminologie en vigueur à son époque) de notre être indivis, tout à la fois corps et esprit. Plus précisément, "la connaissance du bien ou du mal n’est pas autre chose que l'affection de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience"(Spinoza, Éthique, IV, 8), c'est-à-dire en tant que nous nous en faisons une idée, une représentation. Bref, nous qualifions de "bien" ou de "mal" ce qui, respectivement, nous apporte de la joie ou de la tristesse, transitions vers plus ou vers moins de perfection. Or, nous dit Spinoza, "la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance"(Spinoza, Éthique, I, app.) au point que "par Perfection et Réalité, j'entends la même chose"(Spinoza, Éthique, II, déf.6). Dans ce cas, on comprend qu'il ne peut exister de feuille de route autonome destinée, pour parodier Descartes, à bien conduire son corps et trouver la vertu dans la morale. Par ce que, d'un point de vue spinozien,  d'une part "par vertu et puissance, j'entends la même chose"(Spinoza, Éthique, IV, déf.viii), et, d'autre part tout autre est la fonction réelle de la morale : comme l'expliquera Nietzsche plus tard, elle est un instrument d'asservissement des hommes en ce qu'elle ne peut pas ne pas être le vecteur de ce que Deleuze, à la suite de Spinoza, appelle les "passions tristes". Les moralistes ne sont pas drôles. Ils n'incitent pas à rire (sauf à leurs dépens, mais cela est une autre histoire) : "qu’est-ce que le bonheur ? — Le sentiment que la puissance grandit — qu’une résistance est surmontée. Non le contentement, mais encore de la puissance, non la paix avant tout, mais la guerre ; non la vertu, mais la valeur (vertu, dans le style de la Renaissance, virtù, vertu dépourvue de moraline). […] Un spectacle douloureux et épouvantable s’est élevé devant mes yeux : j’ai écarté le rideau de la corruption des hommes. Ce mot dans ma bouche est au moins à l’abri d’un soupçon, celui de contenir une accusation morale de l’homme. Je l’entends — il importe de le souligner encore une fois — dépourvu de moraline : et cela au point que je ressens cette corruption précisément aux endroits où, jusqu’à nos jours, on aspirait le plus consciencieusement à la « vertu », à la « nature divine ». J’entends corruption, on le devine déjà, au sens de décadence : je prétends que toutes les valeurs qui servent aujourd’hui aux hommes à résumer leurs plus hauts désirs sont des valeurs de décadence"(Nietzsche, l’Antéchrist).

Car, si la joie (le bonheur, dit Nietzsche) se manifeste, notamment par et dans le rire, la tristesse, elle tend à le supprimer, voire à le criminaliser. Raison pour laquelle Nietzsche "irai[t] jusqu'à risquer un classement des philosophes suivant le rang de leur rire"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal), c'est-à-dire selon la place qu'ils accordent à ce bon indice des passions joyeuses qu'est le rire. Et, précisément, Spinoza reconnaît que "le rire [...] est une pure joie ; et par suite, à condition qu'il ne soit pas excessif, il est bon par lui-même. Et ce n'est certes qu'une sauvage et triste superstition qui interdit de prendre du plaisir. Car, en quoi convient-il mieux d'apaiser la faim et la soif que de chasser la mélancolie"(Spinoza, Éthique, IV, 45). Car, autre chose est d'admettre que "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, [d'où il suit] que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions"(Spinoza, Éthique, IV, 4), autre chose est de prétendre que l'homme a besoin d'une morale pour dompter systématiquement lesdites passions en l'empêchant de prendre plaisir à l'effort (conatus) qu'il accomplit inévitablement pour persévérer dans son existence, notamment et le plus souvent par la satisfaction de ces passions auxquelles il est nécessairement soumis. Il s'ensuit que, dans l'absolu, une telle entreprise moralisante est inévitablement vouée à l'échec, puisque l'homme "suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4). De sorte que, en tant qu'une passion est un affect dont nous avons conscience, et qu'"un affect ne peut être contrarié ou supprimé que par un affect contraire et plus fort que l'affect à contrarier"(Spinoza, Éthique, IV, 7), ce qui est une conséquence du monisme spinozien, on ne peut, en toute rigueur, lutter contre une passion qu'en lui opposant une autre passion, de même qu'on ne peut contrarier une force qu'en lui opposant une autre force. Par conséquent, une morale ne peut, en fait, avoir pour effet, de faire prévaloir l'intellect comme le prétend Descartes, mais de faire plutôt triompher les passions tristes sur les passions joyeuses. Nous sommes là au cœur du problème : le propre d'une morale est de promouvoir les passions tristes comme seul remède possible aux passions considérées hic et nunc comme problématiques quand il suffirait de leur opposer, certes, d'autres passions, mais pas nécessairement des passions tristes. La morale exige donc des hommes beaucoup plus qu'il n'est possible et, surtout, beaucoup plus qu'il ne serait utile. Et pourquoi donc ? Comment justifier l'existence d'une morale comme doctrine de l'affaiblissement ? Qui peut donc bien avoir intérêt à faire "admettre que le bien est ce qui apporte la tristesse"(Spinoza, Éthique, IV, app. xxxi) ?

(à suivre ...)

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