Dépasser l'opposition holisme / individualisme
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Dépasser l'opposition holisme / individualisme
Je ne reviens pas sur ce que sont le holisme et l'individualisme méthodologiques, je l'ai suffisamment exposé dans ce forum. Disons simplement qu'il est courant de considérer que la sociologie est structurée selon deux paradigmes, l'un, holiste, qui aurait été initié par le français Emile Durkheim, et qui considère que le bon niveau d'analyse en sciences sociales est la société (en tant que "tout"), l'autre, prétendument fondé par l'allemand Max Weber, qui considère que le bon niveau d'analyse est l'individu (ou les relations entre les individus).
Pour bien comprendre les implications de cette partition méthodologique, et les débats auxquels elle donnera lieu, il faut savoir qu'en France, par exemple, les deux chefs de file en seront respectivement Pierre Bourdieu et Raymond Boudon (les deux "bou" de la sociologie française, disait-on à l'époque), dont il n'est pas anodin de considérer qu'ils se situent sur des positions idéologiques et politiques très différenciées et que leur audience dans le champ intellectuel connaitra un effet de balancier : Bourdieu dominera la sociologie française dans les années 70-80, Boudon dans les années 90 jusqu'à aujourd'hui. Bourdieu est l'intellectuel français le plus cité à l'étranger, mais qui, aujourd'hui, en France, et Paris VIII mis à part, se réclame encore de lui ?
Ceci posé pour comprendre les termes du débat, revenons à Durkheim et Weber. Il faut d'abord remarquer, je crois, que chez Weber comme chez Durkheim, les choses ne sont jamais aussi tranchées que leurs successeurs veulent bien le dire. Boudon s'est d'ailleurs ingénié à montrer que Durkheim, pour ainsi dire "malgré lui", appliquait dans ses analyses un modèle explicatif qui prenait comme élément irréductible d'analyse l'individu. On pourra remarquer que d'autres (Elster par exemple) se sont attachés à montrer la même chose chez Marx. Lorsqu'on lit les tenants de l'IM, il faudrait donc comprendre que, quoiqu'on en dise et quoi qu'on en pense, en sociologie, on fait toujours de l'IM.
En ce qui concerne Durkheim, les IM boys se livrent donc à une entreprise assez édifiante : D'un côté, ils radicalisent son discours et sa méthode pour en faire le chantre des explications "totalistes", qui négligeraient les nuances et la diversité des conditions individuelles au sein d'une société donnée ; de l'autre, ils s'efforcent de démontrer qu'en fait, holiste radical le jour, Durkheim était un individualiste la nuit -en dormant- et qu'il leur donne ainsi raison.
En réalité, et sans adhérer nécessairement à ces tentatives d'annexion, on pourra considérer que Durkheim ne ressemble pas parfaitement à l'effigie que les IMs ont construite de lui, et qu'en particulier, il ne refuse absolument pas de prendre en compte l'individu dans ses analyses -j'avais proposé une petite étude du texte où, précisément, il s'en expliquait.
Avec Weber, les choses sont un peu différentes. D'abord parce que Weber a, dès le départ, été l'objet d'interprétations très diverses. D'ailleurs, tout le monde se réclame de Weber, Boudon comme Bourdieu comme les autres, et chacun a toujours accusé les autres de ne rien comprendre à Weber -c'est une sorte de tradition. Ensuite, parce que la piste du "holisme" weberien n'a été mise à jour que relativement récemment, avec la redécouverte en Allemagne des influences nietzschéennes de Weber et l'interprétation convaincante proposée par Wilhelm Hennis.
Hennis, en particulier, montre que ce qu'on a appelé "l'individu", chez Weber, ne désigne jamais un homme singulier mais un type d'hommes. Weber parle par exemple du prêtre, du chef politique, de l'entrepreneur protestant, du moine, bref, d'idéaltypes et des relations, associatives ou conflictuelles, qu'ils nouent entre eux. Par conséquent, si Weber donne à son élément d'analyse un caractère d'unicité et de singularité, il l'a préalablement constitué comme une entité représentative d'un groupe social ou humain. L'individu, chez Weber, ce n'est jamais n'importe quel individu, qui serait d'abord et avant tout défini par sa rationalité comme le conçoivent les IM boys, c'est toujours sur le plan théorique une personnalité, et sur le plan méthodologique un type. Il est conçu de telle manière qu'il constitue une entité singulière arrachée à la masse informe et indifférenciée, mais cette émancipation le dote par la même occasion d'une conscience des intérêts "matériels ou idéels" de son groupe d'appartenance, que, sur le plan méthodologique, il est alors chargé de représenter. Pour fixer les choses -et un peu par esprit de provocation-, j'aurais envie de dire que Weber, finalement, est aussi "individualiste" que ne l'est Marx. Mais alors que Marx trouvait son élément d'analyse dans la "classe", Weber s'intéresserait plutôt aux "ordres" (Stände) voire, à l'époque moderne, aux catégories professionnelles (le rôle du Beruf).
La première manière de répondre à la question de Nancy sur la possibilité du dépassement de l'antagonisme individualisme / holisme me semblerait donc consister à dire que cet antagonisme est, au moins partiellement, une construction, qui a reflété, dans le champ de la sociologie, les oppositions idéologiques et les débats qui avaient cours au niveau plus large de la société française -voire européenne- dans son ensemble.
Il ne s'agirait pourtant pas de tomber dans l'excès inverse : Il y a un sens à distinguer deux perspectives, deux méthodes, l'une qui part du "tout" et considère qu'il y a plus, dans le tout, que la somme des éléments singuliers qui la composent, et l'autre qui consiste à nier ce "plus" et à affirmer qu'il n'y a rien d'autre que les éléments singuliers -et que le "tout", d'ailleurs, est pure spéculation car l'entendement humain ne peut prétendre appréhender le "tout". Ce sont là deux perspectives différentes.
Mais il y a une idée à laquelle, personnellement, je tiens, qui est que "différence" n'implique pas encore "conflit". "Différence" peut aussi impliquer "complémentarité". A savoir que si l'on en reste, et si l'on en reste strictement, à des débats méthodologiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces deux perspectives sont exclusives l'une de l'autre, et qu'elle ne sont pas intéressantes toutes deux. Car elles donnent à voir et à étudier deux aspects de l'objet "société" : Les mécanismes de sa reproduction, et les conditions de son évolution. Une société, tout à la fois, se reproduit de génération en génération, culturellement, structurellement, et innove, se développe, "progresse" d'une manière ou d'une autre. Toute société est, tout à la fois, statique et dynamique. L'énigme de la sociologie consiste dans l'articulation entre ces deux caractéristiques, mais si l'on s'en tient à un débat strictement méthodologique, c'est cette articulation qu'il faut tenter de penser -et non nier la réalité de l'une ou de l'autre.
Dans une seconde partie, j'essaierai de brosser un rapide tableau de quelques théoriciens qui ont tenté de rendre compte de cette articulation, et de l'angle d'approche qu'ils ont choisi.
Pour bien comprendre les implications de cette partition méthodologique, et les débats auxquels elle donnera lieu, il faut savoir qu'en France, par exemple, les deux chefs de file en seront respectivement Pierre Bourdieu et Raymond Boudon (les deux "bou" de la sociologie française, disait-on à l'époque), dont il n'est pas anodin de considérer qu'ils se situent sur des positions idéologiques et politiques très différenciées et que leur audience dans le champ intellectuel connaitra un effet de balancier : Bourdieu dominera la sociologie française dans les années 70-80, Boudon dans les années 90 jusqu'à aujourd'hui. Bourdieu est l'intellectuel français le plus cité à l'étranger, mais qui, aujourd'hui, en France, et Paris VIII mis à part, se réclame encore de lui ?
Ceci posé pour comprendre les termes du débat, revenons à Durkheim et Weber. Il faut d'abord remarquer, je crois, que chez Weber comme chez Durkheim, les choses ne sont jamais aussi tranchées que leurs successeurs veulent bien le dire. Boudon s'est d'ailleurs ingénié à montrer que Durkheim, pour ainsi dire "malgré lui", appliquait dans ses analyses un modèle explicatif qui prenait comme élément irréductible d'analyse l'individu. On pourra remarquer que d'autres (Elster par exemple) se sont attachés à montrer la même chose chez Marx. Lorsqu'on lit les tenants de l'IM, il faudrait donc comprendre que, quoiqu'on en dise et quoi qu'on en pense, en sociologie, on fait toujours de l'IM.
En ce qui concerne Durkheim, les IM boys se livrent donc à une entreprise assez édifiante : D'un côté, ils radicalisent son discours et sa méthode pour en faire le chantre des explications "totalistes", qui négligeraient les nuances et la diversité des conditions individuelles au sein d'une société donnée ; de l'autre, ils s'efforcent de démontrer qu'en fait, holiste radical le jour, Durkheim était un individualiste la nuit -en dormant- et qu'il leur donne ainsi raison.
En réalité, et sans adhérer nécessairement à ces tentatives d'annexion, on pourra considérer que Durkheim ne ressemble pas parfaitement à l'effigie que les IMs ont construite de lui, et qu'en particulier, il ne refuse absolument pas de prendre en compte l'individu dans ses analyses -j'avais proposé une petite étude du texte où, précisément, il s'en expliquait.
Avec Weber, les choses sont un peu différentes. D'abord parce que Weber a, dès le départ, été l'objet d'interprétations très diverses. D'ailleurs, tout le monde se réclame de Weber, Boudon comme Bourdieu comme les autres, et chacun a toujours accusé les autres de ne rien comprendre à Weber -c'est une sorte de tradition. Ensuite, parce que la piste du "holisme" weberien n'a été mise à jour que relativement récemment, avec la redécouverte en Allemagne des influences nietzschéennes de Weber et l'interprétation convaincante proposée par Wilhelm Hennis.
Hennis, en particulier, montre que ce qu'on a appelé "l'individu", chez Weber, ne désigne jamais un homme singulier mais un type d'hommes. Weber parle par exemple du prêtre, du chef politique, de l'entrepreneur protestant, du moine, bref, d'idéaltypes et des relations, associatives ou conflictuelles, qu'ils nouent entre eux. Par conséquent, si Weber donne à son élément d'analyse un caractère d'unicité et de singularité, il l'a préalablement constitué comme une entité représentative d'un groupe social ou humain. L'individu, chez Weber, ce n'est jamais n'importe quel individu, qui serait d'abord et avant tout défini par sa rationalité comme le conçoivent les IM boys, c'est toujours sur le plan théorique une personnalité, et sur le plan méthodologique un type. Il est conçu de telle manière qu'il constitue une entité singulière arrachée à la masse informe et indifférenciée, mais cette émancipation le dote par la même occasion d'une conscience des intérêts "matériels ou idéels" de son groupe d'appartenance, que, sur le plan méthodologique, il est alors chargé de représenter. Pour fixer les choses -et un peu par esprit de provocation-, j'aurais envie de dire que Weber, finalement, est aussi "individualiste" que ne l'est Marx. Mais alors que Marx trouvait son élément d'analyse dans la "classe", Weber s'intéresserait plutôt aux "ordres" (Stände) voire, à l'époque moderne, aux catégories professionnelles (le rôle du Beruf).
La première manière de répondre à la question de Nancy sur la possibilité du dépassement de l'antagonisme individualisme / holisme me semblerait donc consister à dire que cet antagonisme est, au moins partiellement, une construction, qui a reflété, dans le champ de la sociologie, les oppositions idéologiques et les débats qui avaient cours au niveau plus large de la société française -voire européenne- dans son ensemble.
Il ne s'agirait pourtant pas de tomber dans l'excès inverse : Il y a un sens à distinguer deux perspectives, deux méthodes, l'une qui part du "tout" et considère qu'il y a plus, dans le tout, que la somme des éléments singuliers qui la composent, et l'autre qui consiste à nier ce "plus" et à affirmer qu'il n'y a rien d'autre que les éléments singuliers -et que le "tout", d'ailleurs, est pure spéculation car l'entendement humain ne peut prétendre appréhender le "tout". Ce sont là deux perspectives différentes.
Mais il y a une idée à laquelle, personnellement, je tiens, qui est que "différence" n'implique pas encore "conflit". "Différence" peut aussi impliquer "complémentarité". A savoir que si l'on en reste, et si l'on en reste strictement, à des débats méthodologiques, il n'y a aucune raison de considérer que ces deux perspectives sont exclusives l'une de l'autre, et qu'elle ne sont pas intéressantes toutes deux. Car elles donnent à voir et à étudier deux aspects de l'objet "société" : Les mécanismes de sa reproduction, et les conditions de son évolution. Une société, tout à la fois, se reproduit de génération en génération, culturellement, structurellement, et innove, se développe, "progresse" d'une manière ou d'une autre. Toute société est, tout à la fois, statique et dynamique. L'énigme de la sociologie consiste dans l'articulation entre ces deux caractéristiques, mais si l'on s'en tient à un débat strictement méthodologique, c'est cette articulation qu'il faut tenter de penser -et non nier la réalité de l'une ou de l'autre.
Dans une seconde partie, j'essaierai de brosser un rapide tableau de quelques théoriciens qui ont tenté de rendre compte de cette articulation, et de l'angle d'approche qu'ils ont choisi.
Bergame- Persona
- Nombre de messages : 5357
Date d'inscription : 03/09/2007
Re: Dépasser l'opposition holisme / individualisme
Une première tentative (analytiquement parlant, sinon chronologiquement) pourrait être celle de Talcott Parsons. Parsons est un sociologue américain dont j'ai déjà indiqué très rapidement le rôle joué dans la diffusion de Weber aux Etats-Unis, ainsi que sa prééminence sur la sociologie américaine dans les années 50-70.
De Parsons, on a retenu le structuro-fonctionnalisme, l'intégration de la théorie des systèmes dans la sociologie, la "méta-théorie" comme disait son détracteur empiriste Lazarsfeld, une construction cathédralesque. Au premier regard, on pourrait dire que l'oeuvre de Parsons consiste en un holisme puissance 10 -et c'est ce qui lui sera d'ailleurs beaucoup reproché.
Mais les choses sont un peu plus complexes. Le point de départ de Parsons, c'est ce qu'il a lui-même appelé "la théorie de la convergence", l'idée selon laquelle Weber, Durkheim et Freud -ses trois figures tutélaires- creuseraient au fond le même sillon. Au-delà de leurs divergences conceptuelles, dit Parsons, tous trois développent en effet une analyse du phénomène social essentiel de l'"internalisation" : Surmoi et introjection chez Freud, contrôle social et constitution morale de la société chez Durkheim, rôle des valeurs religieuses dans la conduite individuelle chez Weber, il s'agit toujours de rendre compte de ce processus particulier selon lequel la société est intégrée par l'individu en tant qu'instance morale jusqu'à lui devenir constitutive, part de son identité personnelle.
Dès lors, il n'est pas du tout impossible à Parsons d'intégrer l'individu comme élément d'analyse dans son schéma théorique. Bien au contraire, ses premiers travaux sont inspirés par la philosophie de l'action, comme l'indique bien le titre de son premier grand ouvrage, The Structure of Social Action. Et il est symptomatique que The Social System débute encore par une théorie de l'action, d'ailleurs l'une des plus riches que je connaisse : Comme tous les grands théoriciens de la société depuis Hobbes, ce que cherche Parsons, c'est la passerelle conceptuelle, le lien logique qui va lui permettre de passer du niveau de l'individu et de l'action au niveau de la société et de la régulation, tout en conservant une cohérence théorétique interne. J'exposerai une autre fois la solution surprenante et ingénieuse que trouvera Parsons, je pense qu'il suffit pour le sujet du jour de noter la manière dont Parsons conçoit l'articulation entre individu et société : Ces deux entités ne sont pas exclusives l'une de l'autre, bien au contraire, elles sont... interpénétrées : L'individu est, tout simplement, un être social.
Alors il faut dire, pour être un peu précis tout de même, que les années avançant, la composante "systémique" de la théorie parsonnienne aura tendance à prendre le pas sur la composante "actioniste" jusqu'à évoluer donc vers ce structuro-fonctionnalisme qui fera sa -brillante, puis sombre- réputation. Et c'est justement sur la théorie de la convergence que poindra la critique à la fin de sa vie : Les célèbres articles de Cohen, Hazelrigg, Pope de 1975 se feront un devoir de montrer tout ce qui différencie radicalement Weber de Durkheim. Et de fait, Parsons avouait bien que "Weber était certes un génie, mais Durkheim et Freud ont été mes véritables modèles en ce qui concerne l'analyse théorique de l'action humaine."
Il n'est donc pas outré d'affirmer, avec bien d'autres, que l'interprétation de Weber par Parsons lui est très personnelle, qu'elle consiste effectivement en une annexion du sociologue allemand sous les couleurs de Durkheim, et que la "théorie de la convergence" aura tôt fait de se déporter vers le holisme le plus pur -et le plus sophistiqué. Reste l'intention de départ, et ce qui me semble décisif, quant à moi, est que Parsons a raconté avoir eu l'idée de la "théorie de la convergence" en lisant, non pas Durkheim, mais Freud. Selon moi, ce n'est pas un hasard : Le processus d'internalisation ne peut être conçu autrement que non-conscient. On pourrait encore continuer longtemps en montrant que la conceptualisation de ce processus non-conscient empruntera à la phénoménologie husserlienne chez Schütz, à une psychohistoire de la "civilisation" chez Elias, à un évolutionnisme "idéologique" chez Habermas. Parsons, et quoique l'essentiel de son oeuvre n'ait à voir avec la psychologie que de très loin, aura ouvert la voie à une sociologie psychologiste.
De Parsons, on a retenu le structuro-fonctionnalisme, l'intégration de la théorie des systèmes dans la sociologie, la "méta-théorie" comme disait son détracteur empiriste Lazarsfeld, une construction cathédralesque. Au premier regard, on pourrait dire que l'oeuvre de Parsons consiste en un holisme puissance 10 -et c'est ce qui lui sera d'ailleurs beaucoup reproché.
Mais les choses sont un peu plus complexes. Le point de départ de Parsons, c'est ce qu'il a lui-même appelé "la théorie de la convergence", l'idée selon laquelle Weber, Durkheim et Freud -ses trois figures tutélaires- creuseraient au fond le même sillon. Au-delà de leurs divergences conceptuelles, dit Parsons, tous trois développent en effet une analyse du phénomène social essentiel de l'"internalisation" : Surmoi et introjection chez Freud, contrôle social et constitution morale de la société chez Durkheim, rôle des valeurs religieuses dans la conduite individuelle chez Weber, il s'agit toujours de rendre compte de ce processus particulier selon lequel la société est intégrée par l'individu en tant qu'instance morale jusqu'à lui devenir constitutive, part de son identité personnelle.
Dès lors, il n'est pas du tout impossible à Parsons d'intégrer l'individu comme élément d'analyse dans son schéma théorique. Bien au contraire, ses premiers travaux sont inspirés par la philosophie de l'action, comme l'indique bien le titre de son premier grand ouvrage, The Structure of Social Action. Et il est symptomatique que The Social System débute encore par une théorie de l'action, d'ailleurs l'une des plus riches que je connaisse : Comme tous les grands théoriciens de la société depuis Hobbes, ce que cherche Parsons, c'est la passerelle conceptuelle, le lien logique qui va lui permettre de passer du niveau de l'individu et de l'action au niveau de la société et de la régulation, tout en conservant une cohérence théorétique interne. J'exposerai une autre fois la solution surprenante et ingénieuse que trouvera Parsons, je pense qu'il suffit pour le sujet du jour de noter la manière dont Parsons conçoit l'articulation entre individu et société : Ces deux entités ne sont pas exclusives l'une de l'autre, bien au contraire, elles sont... interpénétrées : L'individu est, tout simplement, un être social.
Alors il faut dire, pour être un peu précis tout de même, que les années avançant, la composante "systémique" de la théorie parsonnienne aura tendance à prendre le pas sur la composante "actioniste" jusqu'à évoluer donc vers ce structuro-fonctionnalisme qui fera sa -brillante, puis sombre- réputation. Et c'est justement sur la théorie de la convergence que poindra la critique à la fin de sa vie : Les célèbres articles de Cohen, Hazelrigg, Pope de 1975 se feront un devoir de montrer tout ce qui différencie radicalement Weber de Durkheim. Et de fait, Parsons avouait bien que "Weber était certes un génie, mais Durkheim et Freud ont été mes véritables modèles en ce qui concerne l'analyse théorique de l'action humaine."
Il n'est donc pas outré d'affirmer, avec bien d'autres, que l'interprétation de Weber par Parsons lui est très personnelle, qu'elle consiste effectivement en une annexion du sociologue allemand sous les couleurs de Durkheim, et que la "théorie de la convergence" aura tôt fait de se déporter vers le holisme le plus pur -et le plus sophistiqué. Reste l'intention de départ, et ce qui me semble décisif, quant à moi, est que Parsons a raconté avoir eu l'idée de la "théorie de la convergence" en lisant, non pas Durkheim, mais Freud. Selon moi, ce n'est pas un hasard : Le processus d'internalisation ne peut être conçu autrement que non-conscient. On pourrait encore continuer longtemps en montrant que la conceptualisation de ce processus non-conscient empruntera à la phénoménologie husserlienne chez Schütz, à une psychohistoire de la "civilisation" chez Elias, à un évolutionnisme "idéologique" chez Habermas. Parsons, et quoique l'essentiel de son oeuvre n'ait à voir avec la psychologie que de très loin, aura ouvert la voie à une sociologie psychologiste.
Bergame- Persona
- Nombre de messages : 5357
Date d'inscription : 03/09/2007
Re: Dépasser l'opposition holisme / individualisme
De toute manière, il me semble que là est l'idée essentielle : L'articulation individu / société ne peut se concevoir que sous l'angle d'une intégration de la société dans l'individu, qui constitue celui-ci analytiquement comme un être social, et pourtant, préserve également son identité. C'est cette part de production sociale qui assure la perpétuation de la société (culture, civilisation, etc.) de génération en génération, et c'est la part d'identité personnelle de l'individu, la manière toujours singulière dont se combinent et se synthétisent en lui les éléments constitutifs de cette identité, qui posent les conditions de sa capacité d'innovation et de "réalisation".
Dès lors, il faut comprendre que ce que refusent les tenants de l'incommensurabilité des paradigmes holiste et individualiste, c'est précisément cette idée d'une internalisation de la société dans l'individu. Une étude approfondie montrerait sans doute que ce refus est motivé par la manière dont ils se représentent le processus : Comme une violence, comme une contrainte exercée par une force impersonnelle à l'encontre d'un individu conçu comme une entité sui generis, càd comme un être d'emblée total, autosuffisant, et dépourvu d'histoire.
Personnellement, cette représentation de la société comme contraignante, si commune dans la seconde moitié du XXe s., ne lasse pas de m'étonner. C'est surtout la fréquence de cette représentation qui m'interroge. Tout se passe comme si la société n'était plus envisagée autrement qu'hétéronome, comme une instance qui vient se surajouter à l'individu conçu, donc, comme totalité essentialiste. Dans cette perspective, l'éducation, par exemple, devient une contrainte. L'intégration des normes sociales est une violence. L'autorité parentale est une domination. Toutes choses dont, afin de préserver l'intégrité de l'essence individuelle, il faut se libérer, s'émanciper, bref qu'il faut combattre.
En psychologie clinique, on recense un fantasme de l'autogénération, selon lequel le sujet tend à nier (inconsciemment, s'entend) le lien entre lui-même et ses parents génétiques. Pour les cas les plus extrèmes, cela confine à des délires généalogiques, du type : "Mes parents ne sont pas mes vrais parents, ils m'ont recueilli lorsque j'étais enfant. Mais en réalité, je suis le fils caché d'un prince hongrois et d'une voyante bohémienne" etc. Les cas non-pathologiques disent par exemple : "Je me suis fait tout seul, moi, je suis un self-made man." On appelle cela d'un joli nom, je trouve : Le syndrome du Phénix.
Dès lors, il faut comprendre que ce que refusent les tenants de l'incommensurabilité des paradigmes holiste et individualiste, c'est précisément cette idée d'une internalisation de la société dans l'individu. Une étude approfondie montrerait sans doute que ce refus est motivé par la manière dont ils se représentent le processus : Comme une violence, comme une contrainte exercée par une force impersonnelle à l'encontre d'un individu conçu comme une entité sui generis, càd comme un être d'emblée total, autosuffisant, et dépourvu d'histoire.
Personnellement, cette représentation de la société comme contraignante, si commune dans la seconde moitié du XXe s., ne lasse pas de m'étonner. C'est surtout la fréquence de cette représentation qui m'interroge. Tout se passe comme si la société n'était plus envisagée autrement qu'hétéronome, comme une instance qui vient se surajouter à l'individu conçu, donc, comme totalité essentialiste. Dans cette perspective, l'éducation, par exemple, devient une contrainte. L'intégration des normes sociales est une violence. L'autorité parentale est une domination. Toutes choses dont, afin de préserver l'intégrité de l'essence individuelle, il faut se libérer, s'émanciper, bref qu'il faut combattre.
En psychologie clinique, on recense un fantasme de l'autogénération, selon lequel le sujet tend à nier (inconsciemment, s'entend) le lien entre lui-même et ses parents génétiques. Pour les cas les plus extrèmes, cela confine à des délires généalogiques, du type : "Mes parents ne sont pas mes vrais parents, ils m'ont recueilli lorsque j'étais enfant. Mais en réalité, je suis le fils caché d'un prince hongrois et d'une voyante bohémienne" etc. Les cas non-pathologiques disent par exemple : "Je me suis fait tout seul, moi, je suis un self-made man." On appelle cela d'un joli nom, je trouve : Le syndrome du Phénix.
Bergame- Persona
- Nombre de messages : 5357
Date d'inscription : 03/09/2007
Re: Dépasser l'opposition holisme / individualisme
Bergame a écrit:De toute manière, il me semble que là est l'idée essentielle : L'articulation individu / société ne peut se concevoir que sous l'angle d'une intégration de la société dans l'individu, qui constitue celui-ci analytiquement comme un être social, et pourtant, préserve également son identité. C'est cette part de production sociale qui assure la perpétuation de la société (culture, civilisation, etc.) de génération en génération, et c'est la part d'identité personnelle de l'individu, la manière toujours singulière dont se combinent et se synthétisent en lui les éléments constitutifs de cette identité, qui posent les conditions de sa capacité d'innovation et de "réalisation".
.
J' aimerai remonter ce fil qui pose la question essentielle et Bergame la pose bien .
C'est une de mes interrogation principale .
Je lui proposerais une piste structuraliste comme réponse, ou plutôt néo-structuraliste......
- l' individu seul n' existe pas
- la "brique" de l'espèce n' est plus l' individu . mais l' individu et son groupe.
- Mais pas n' importe quel groupe. Un groupe restreint du fait que les interactions s'appuient sur l' affect .
- Si le groupe est restreint , la société ne peut être qu'un groupe de groupes.
- Le modèle est fractal.....C'est l' agressivité inhibée qui relie les individus dans le groupe...C'est l' agressivité inhibée qui va relier les groupes entre eux .
kercoz- Digressi(f/ve)
- Nombre de messages : 4784
Date d'inscription : 01/07/2014
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