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Message par neopilina Dim 31 Juil 2016 - 13:05

Je me suis porté acquéreur à une vente aux enchères d'un petit document : " Curieux document manuscrit retrouvé dans les papiers de Sade après sa mort à l'hospice de Charenton. Une page manuscrite au recto d'une main inconnue, format in-8° ". L'expertise et les commentaires qui suivent sont de moi.

Transcription diplomatique :

[Recto. Ligne 1 et 2, titre] remêde pour rendre à la raison les
[L2] malades attaqués de folie. -
[Espace d'une ligne]
[L3] donné [je restitue : le] 30 mars 98 v.S. par m. de la praylaye
[L4] qui en a crû faire usage avec succès et a vu
[L5] un malade qui l'a fait 10 après sa guérison parfai-
[L6] tement sain de corps et d'esprit. -
[L7] il faut faire saigner un asne. mettre une
[L8] serviette dans un vase pour recevoir le sang dessus.
[L9] lorsque cette serviette est entièrement teinte. vous la
[L10] tirez et la laissez sécher. tous les matins vous en
[L11] coupez un morceau de la grandeur des trois quarts
[L12] de la main que vous mettez dans un verre de vin
[L13] blanc : lorsque le vin a pris la couleur de vin rouge
[L14] vous en tirez la toile et le donnez à boire au malade.
[L15] il faut prendre le remêde à jeun.
[L16] durant son usage il n'en faut faire aucun autre
[L17] tenir le malade tranquille et gai sans contrariété.
[L18] ne pas boire d'autre vin que celui qui contient le
[L19] remède et user d'eau au reste de la boisson. si la 1ère
[L20] serviette imbibée de sang d'asne est consommée sans
[L21] voir le malade rendu à la raison, en retremper une 2de. en
[L22] continuer le remède sans interruption jusqu'à guérison il
[L23] ne peut manquer d'opérer à la 1ère ou 2de reprise +
[Mention marginale à gauche du texte, même main :] on le tient d'un médecin qui l'a fait avec succès !
[Verso. Dans le coin en haut à gauche, mention manuscrite, même main :] remède contre la folie.

Remarques :

- La tentative de ponctuation est postérieure à la rédaction initiale.
- Le " v.S. " après la date, ligne 3, signifie  " vieux style ", relativement au calendrier révolutionnaire alors en vigueur. C'est soi la date de ce document soi la date du document dont on aurait ici une copie.
- On voit que cette feuille était pliée horizontalement au milieu, texte coté intérieur, ce qui ne laissait plus apparaitre que la petite mention du verso. Peut être un mode de rangement, de classement.

La lecture " asne ", devenu âne selon un processus connu ( Quand le " s " muet disparait, un accent circonflexe apparait classiquement sur la première voyelle antérieure, hospital / hôpital, etc. ), L7 et L20, est indubitable, parfaitement attestée historiquement dans ce cas. Le sang d'âne est présent de l'antiquité au début du XIX° siècle dans la pharmacopée (Et la magie, la sorcellerie.) occidentale, et française. Juste deux exemples, Pline le Second dans son " L'Histoire du monde ", édition de Du Pinet de Noroy, 1581, " Le vingt huitième livre de l'histoire naturelle de C. Pline second ", " Chap. XVI : Contre les gouttes, & le haut mal: & des remèdes propres à ceux qui vont * ( Ce symbole indique une note imprimée en marge que voici : " Syderatis ou qui sont frappez de mauvais vent ". Sideratis est un adjectif du verbe latin siderare signifiant " frappé par l'action funeste des astres ".) séchants sur terre : contre la jaunisse, & les fractures des os ", page 432, le recommande dilué dans le vin contre le haut mal c'est à dire l'épilepsie, je cite : " Les autres ordonnent à ceux qui sont sujets à ce mal, de manger de la chair d'Asne, ou user du sang de cet Animal, quarante jours durant, le démêlant en vin-aigre ", ou encore dans " La pratique de médecine de Paul Barbette ", 1692, " Livre premier ", " Section VII ", " De la mélancolie et de la manie ", page 202, le recommande contre la mélancolie et la manie, je cite : " Les remèdes pour la mélancholie & la manie sont ... , le sang d'asne & de mulet, ... ". La continuité de l'héritage antique dans ce document est manifeste. Il appartient aux plus récents faisant encore mention d'un usage du sang d'âne pour les affections mentales (Auxquelles étaient alors assimilée l'épilepsie.). Le début du XIX° siècle qui voit advenir la psychiatrie moderne balayera très vite tout cela.

La formule " qui en a cru faire usage avec succès " et le point d'exclamation à la fin de la mention marginale trahissent un recul sarcastique de la part du copiste. Sade est bien connu pour avoir collecté très tôt des " consultations ", il emploie lui-même ce terme, très embarrassantes (Avortement, assassinat, empoisonnement, et autres thèmes inquiétants ou scabreux.) ce dont il devra s'expliquer et qui lui coutera très cher. Sade n'était ni fou, sa santé mentale n'était rien de moins que de fer, en droit, par exemple, il était totalement responsable de ses actes, ni crédule. L'ironie grinçante, c'est qu'il conserve un tel document à titre de curiosité alors qu'il est maintenu arbitrairement, sans procédure officielle, jugement, en détention chez les fous à Charenton, à vie, à cause de ses " infâmes " livres, notamment le dernier en date, " Histoire de Juliette ". Prison à vie, arbitrairement, pour un livre immoral.

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Message par neopilina Jeu 15 Mar 2018 - 11:58

Dans le " Voyage d'Italie " (1) de Sade, c'est manifeste, unanime, on voit un Grand Seigneur altier, arrogant, méprisant, surgi l'épée à la main de la nuit des temps, etc., une caricature qui motive à lui seul la Révolution, on a envie de lui coller des tartes. Heureusement qu'il est mort, sinon les napolitains mettraient un contrat sur sa tête, c'est de mémoire, mais c'est tout à fait ça : " Il est désolant de voir le plus beau pays de l'univers [les environs de Naples] souillé par une race aussi abrutie, basse, vile, etc ", sinon à Florence, où on crève d'ennui, où les bibliothèques sont désertées, s'il n'y avait pas le bon docteur Mesny " philosophe et naturaliste ", ami et guide éclairé, et une de ses filles, il n'y a aucune femme qu'on ne puisse acheter avec une poignée de sequins, etc., à l'avenant : assassin. Et, tout aussi manifestement, unanimement ? Il n'empêche que ce " livre " ( C'est un gigantesque chantier abandonné. ) est tout aussi imbibé par l'esprit des Lumières. Il faut un peu prendre la mesure de la chose. Sade ignore impérialement, forcément, la case romantique. " La Nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, suivie de l'Histoire de Juliette, les prospérités du vice " (2) est le dernier monument, et quel monument, des Lumières.
Sinon, ni Nietzsche ni Freud ne nous parlent de Sade, il serait peut être temps de comprendre qu'il y a là un scandale assez " cosmique ". Que le vulgus pecus considère la chose comme normale, c'est le contraire qui aurait étonné, mais il se trouve que ni Nietzsche ni Freud ne relèvent du vulgus pecus. A cause du préjugé, de la prévention, de l'ostracisme légal, policier, menaçant et universel qui l'affecte (3) ? C'est vrai qu'en France, Flaubert, et tant d'autres, si enthousiastes soient-ils, s'en tiennent prudemment eux-mêmes à des mentions privées. Les Goncourt, qui se font l'écho d'un article de Sainte Beuve, dans leur fameux " Journal " s'étonnent, préviennent et avertissent : Sade est partout [dans le monde littéraire contemporain qu'ils suivent donc de très prêt] comme une clé au fond d'un coffre. Il n'empêche que le puritanisme hystérique du XIX° siècle ( III° République inclue. ) interdit tout Sade, même ce qui avait paru avec nom d'auteur en son temps ! Et c'est à l'avenant dans toute l'Europe. En tous cas, ce sort légal a causé un immense préjudice que le passionné, le chercheur, éprouvent tous les jours, c'est ainsi que des informations de première main, encore " chaudes ", vivantes, ont été perdues, que la chaîne de leur transmission a été rompue. Les frères Goncourt disent " clef ", c'est bien volontiers que je dis Horizon. Et les Horizons, même s"ils sont par définition toujours déjà là, paradigmes radicaux, inducteurs, etc., ce n'est pas accessible comme ça, du lever au coucher, bien au contraire, c'est même un peu comme la performance sportive, ça se prépare, alors si en plus la Loi te dit " Circulez, il n'y a rien à voir ", ça va être coton. C'est précisément ce qui est arrivé avec Sade. Mais il ne faut pas oublier ce que Sade lui-même nous propose en premier lieu : des tempêtes homériques ou les flammes de l'enfer judéo-chrétien, comme on voudra, ce qui aurait du faire les délices de Freud, décidément, je ne comprends pas. C'est en dernier lieu qu'il invite au dialogue métaphysique et au dialogue philosophique. Je suis le premier convaincu que Sade n'a rien produit de littérairement remarquable avant le Grand Enfermement, 1777 - 1790, on l'aurait remarqué. La prison a puissamment cristallisé l'inimitable " noir sadien " qui permet de le repérer très vite ( Beauvoir dit que c'est un délinquant qui entre en prison et que c'est un écrivain qui en sort. ). Mais Sade est très tôt un lecteur pathologique, un graphomane, un polygraphe, un plumitif, obsédé par l'impression, un auteur bien avant " Le dialogue entre un prêtre et un moribond ", 1782, et " Les 120 Journées de Sodome ", 1785, et nous ne le connaissons pas. Maurice Blanchot dit que " la folie propre " de Sade est d'écrire, c'est bien de relever, le plus souvent c'est une foule d'autres choses, qui nous sautent à la figure, qui nous prennent à la gorge ( Et c'est parfaitement travaillé (4). ) avec ce type. La Justine de 1791 est effectivement " un coup de tonnerre ", selon le mot de Maurice Heine, on n'a jamais rien vu de tel, mais ce n'est pas le premier imprimé de Sade. Dés l'affaire Testard, il est arrêté le 29 octobre 1763, il est marié depuis mai, étouffe, ceci explique cela, il est question d'un " malheureux livre " rempli d'horreurs, d'impiétés, et, questionné par les enquêteurs il reconnaît que c'est de lui, qu'il l'a écrit en juin. Erreur de débutant, par la suite, il s'avouera seulement copiste, toute sa vie, il sera question de " feuilles ", etc., compromettantes. Il n'y a rien à redire sur les choix littéraires de la Pléiade, remarquablement bien édités par Delon ( Mais ça coûte un bras et rien de moins pratique, c'est fût mon deuxième achat chez eux. ). Mais il se trouve que l'intérêt, le génie, premiers de Sade ne sont pas littéraires, la philosophie ne peut pas s'en contenter à propos de cette trajectoire exceptionnelle, de Grand Seigneur féodal à Lumière radicale, et incontestablement la moins connue à cause de l'ostracisme décrété par la moraline ( En dernier lieu, par rien d'autre. ). La doxa actuelle d'un Sade qui fait gémir la presse pour la première fois à 51 ans avec la Justine de 1791 est ridicule, intenable.

(1) Il serait peut être tant que l'éditeur songe, avec une édition moins onéreuse, à sortir ce livre du luxueux tombeau où il a été enseveli.
(2) L'imprimeur et/ou l'auteur avait prudemment, c'est fréquent pour le " sulfureux ", opté pour une date fantaisiste, qui a toujours posé problème, 1797. C'est tout récemment que Michel Delon a enfin réglé le problème de date de cette monumentale entreprise d'impression clandestine, avec ces 10 volumes  "d'horreurs " et ses 100 gravures ( + 1 frontispice ), la police aux trousses : Sade livre à fait, les 4 volumes de " La Nouvelle Justine " sont imprimés avant août 1799, les 6 de " Juliette " en février, mars 1801. Sade est arrêté le 6 mars 1801, il ne sera plus jamais relâché.
(3) Maupassant qui relate ses visites à Swinburne à son ermitage d'Étretat écrit : " C'étaient [Swinburne et son " ami  "] de vrais héros du Vieux [Sade] qui n'auraient pas reculé devant un crime ! " On aime à se faire peur, c'est le temps qui veut ça. Et publiquement, Maupassant n'osera jamais dire ce qui est inscrit sur le panneau qui est au dessus de la porte de Swinburne : " Chaumière de Dolmancé [le grand scélérat, maître de cérémonie, de " La philosophie dans le boudoir "] ".
(4) Je ne résiste pas, morceau sublime et archiconnu de l'introduction des 120 Journées, je cite : " C'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton coeur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, le pareil livre ne se rencontre ni chez les anciens ni chez les modernes ... ". Sade nous invite à son Banquet. Mais il faut bien se demander si c'est pour être son convive, son complice, son égal, ou, dans le cas contraire, si ce n'est pas le cas, être au menu. Et ce n'est pas son problème, mais celui de chaque lecteur. Nietzsche ( Que j'aime beaucoup, sincèrement. ) plus tard parlera  " d'estomac d'aigles ", " d'êtres supérieurs ", etc., j'ai toujours trouvé cela un peu étrange de la part d'un homme qui fût si peu consistant, qui a si peu vécu, d'un si gigantesque et tragique Prisonnier, qui a passé sa vie dans une prison, un carcan, un bocal. A quelques jours du basculement irréversible occasionné par les dégâts de la syphilis sur son cerveau, il signera, par exemple, " Le Crucifié ", c'est vrai, Nietzsche a été une très très grande victime, sa vie un chemin de croix judéo-chrétien, et il a nommé ses bourreaux mortifères, sadiques, ennemis de la vie : le romantisme et la moraline.

Éditer : erreur d'attribution d'une citation. " Coup de tonnerre " pour la Justine de 1791 est de Maurice Heine, pas de Pauvert.
Et pour les Goncourt, " qui se font eux-mêmes l'écho d'un article de Sainte Beuve ", je rajoute cette mention.


Dernière édition par neopilina le Ven 6 Avr 2018 - 4:27, édité 2 fois

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Message par neopilina Mar 20 Mar 2018 - 23:17

Sade écrit des contes de fées pour adultes. Pour reprendre la métaphore de Nietzsche, pour des estomacs adultes. D'ailleurs, cette métaphore de l'estomac, on la trouve chez Sade dans une lettre à la marquise, il lui dit que ce qui ferait crever une de nos élégantes fera le bonheur d'un estomac russe ! De même, il n'oublie pas d'être comique, de faire de l'humour, il peut être primesautier, sarcastique, ironique, jubilatoire, ludique, satirique, gai, étrange, absurde, jovial, grossier (gras, gaulois), trivial, farceur, pédagogique, bienveillant, ridicule, grotesque, baroque, sardonique, etc. Chez le lecteur où ça sera possible, ce qui ne dépend pas de lui.
Précipité, exacerbé, par la prison, avec " Les 120 Journées ... ", Donatien Sade va jusqu'au bout de Son Enfer, jusqu'au coeur de Sa Mer Couchant. Il en revient indemne, vainqueur, endurci. C'est désormais un ancien combattant, un vieux loup de mer, un rentier, son encrier est inépuisable, c'est une corne d'abondance où il suffit de puiser pour qu'elle se renouvelle. On est en 1785, il a 45 ans. Il est passé, il peut revenir, et il va le faire, homériquement dit. Vient la " Justine " de 1791, puis " Aline et Valcour " et " La Philosophie dans le boudoir " en 1795, et enfin, entre 1799 et 1801, " La Nouvelle Justine suivi de l'Histoire de Juliette, sa soeur ".
Aux yeux de tous les lecteurs, paradoxalement, scandaleusement presque, " La philosophie dans le boudoir " est le livre le plus profondément gai, joyeux, de Sade. C'est unanime. Pourquoi ? C'est tout simple, rasoir d'Ockham : il est sorti vivant et in extremis des geôles de la Terreur. Pendant presque un an (du 08/12/1793 au 15/10/1794), il verra tous les jours les fonctionnaires faire la tournées des " popotes ", c'est à dire des prisons de la Terreur, bondées, et faire l'appel des têtes à couper, il verra les tombereaux dégoûtant de sang remplis de cadavres sans tête et de têtes sans cadavre, à Picpus, où se trouve Sade quand Robespierre et consorts tomberont, on ouvre des fosses dans l'enceinte de la " pension ", c'est une pension réquisitionnée, aux bords des fosses, avec d'autres, il verra le déshabillage des cadavres (tout est récupéré, lavé, revendu) avant qu'on les jette dans les trous, etc. On ouvre, on ferme, les trous, l'odeur est insoutenable, on arrache et on brûle tout ce qu'on peut pour chasser celle-ci, etc. 10 mois à ce régime, c'est à dire le couperet au dessus de la tête, ça doit être long, très long. Et puis Sade, fin connaisseur en régimes carcéraux (je ne sais plus où, mais faute de place, il passera aussi plusieurs semaines dans des latrines collectives), le dit lui-même dans une lettre à Gaufridy, son régisseur provençal, le 21 janvier 1795 : " Ma détention nationale, la guillotine sous les yeux, m'a fait cent fois plus de mal que ne m'en avaient fait toutes les Bastille imaginables ". A propos de " La Nouvelle Justine suivi de l'Histoire de Juliette, sa soeur " je dirais de ce livre, pour moi, c'est indéniablement un livre, même ton du début à la fin, etc., j'y reviendrais, qu'il est triomphal. Apollinaire, un Poète donc, une sensibilité de poète (que je n'ai absolument pas), est dithyrambique à propos de Juliette, le personnage, on sent l'enthousiasme, il est saisit, il s'envole, s'extasie, entre en transe. Oui, Sade est un gynécophobe (haine fantasmatique de la mère et, par contamination, des femmes; ce qui ne l'empêche surtout pas de les aimer) notoire, mais selon Apollinaire, Sade, avec Juliette, fait aux femmes le plus beau cadeau qu'on ait jamais fait aux femmes, etc. Même question que pour " La Philosophie dans le boudoir ", pourquoi ?
Pour Sade, à titre intime, le plus intime, personnel, qui puisse être, constitutif,  le triomphe de Juliette est le triomphe de l'apaisement, il est arrivé à bon port. Très exactement la même Paix qui est l'objet du diptyque homérique et qui vient couronner l'Odyssée. C'est en auteur, artiste, poète, littérairement, métaphoriquement, et c'est très très bien, important, qu'Homère nous rend compte de son intuition géniale. Et même ainsi, il ne réussit pas, ne peut pas réussir, et il le sait, sans aide magique (celle des Phéaciens, peuple mythique de Passeurs), sans aide du Dieu (c'est Athéna elle-même qui met un terme au dernier déchaînement d'hybris à la fin de l'Odyssée) (1). Donatien Sade, au même titre qu'Achille-Ulysse-Homère, est un très très grand Voyageur. Même s'il donne très bien le change, il est né Grand Seigneur, et il sera longtemps parfaitement odieux, Sade est un type qui hurle jusqu'au ciel son désespoir et sa colère issus d'un manque d'amour inaugural, radical : constitutif. Chez lui, le développement  naturel de la névrose (Moi, Autre positif, Tiers négatif) s'interrompt très vite. Chez lui, l'Autre, Sa version constitutive, psychogénique, de celui-ci est restée informe, complexe, absolument polyvalente, et donc ambivalente, monstrueuse, défaillante, toujours de facto problématique en soi, et inductrice en tant que telle, ainsi. En vertu de quoi la composante dominante est psychopathique, de forme sadique (!), masochiste (on l'oublie souvent à cause du précédent), on retrouve la haine du Sur-Moi (une haine sûre, Sade n'est pas fragile, il est même très combatif), celle de la Mère, et donc, reste bloqué dans la prodigieuse profusion prégénitale. C'est cela son univers, et c'est celui de la fable, du conte. Je lis assez souvent que Sade est l'ennemi déclaré du monde génital, normal, c'est à dire normé, standardisé, par une acception empirique et consensuelle du principe de réalité, comme s'il l'avait décidé, consciemment, comme un militaire se désigne un ennemi et s'y tient, je ne crois pas. Sade est l'ennemi du monde génital dans la mesure où ce n'est pas le sien, lui, il nous parle forcément du sien, ce qui de fait heurte frontalement la notion commune, la vulgate, la doxa, etc., empiriques. La problématique oedipienne, le racisme, la pulsion de mort, surtout nommée ainsi (2), lui sont totalement étrangers. Le monde génitalement et hétérosexuellement (Sade est totalement bisexuel) formaté par le principe de réalité n'est pas le sien, il ne le comprend pas, il ne l'aime pas, il le combat, le dévaste, pour le ramener à la profusion antérieure qui est la sienne, c'est " tout ", selon moi, ici.
Ai fil des 120 Journées, ça se corse, les contraintes a priori sont mises à mal. Mais même les épisodes les plus paroxystiques, même à la fin quand le logos, le langage, la verbalisation, la syntaxe, les conventions narratives, horriblement malmenés, sont réduits au silence, ici ou là, on a bien quelques scintillements psychotiques. Rien de plus normal arrivé ici, à ce stade. Mais donc la psyché de Sade ne volera pas en éclats, c'est du solide. Chez Sade ce risque n'est pas structurel (il l'est chez Artaud, qui réussit à faire une oeuvre, où la psychose est consubstancielle, on peut resaluer une performance surhumaine), il est circonstancié. A titre de comparaison, les spécialistes de Céline estiment que le risque psychotique, et il affleure par exemple dans les écrits antisémites, est structurel (3). A cause de Sa version constitutive de l'Autre, la détresse et la colère de Sade montent jusqu'au ciel : c'est d'abord à ce titre qu'il est hors-norme, en terme de dimension, ainsi. A partir d'ici, que Sade soit normal ou pas, la suite, comme pour tout le troupeau, c'est subir, on le dit très bien, Son Destin. Mais encore une fois, et d'une toute autre façon, Sade va encore sortir du troupeau. Il n'a pas l'intention de subir quoi que ce soit, pas même Son Destin. Sade veut, tyranniquement, comme pas mal de choses chez lui, façon impératif catégorique, savoir, comprendre, etc. L'intellect aussi chez lui est monstrueux. C'est un lecteur effréné, une éponge, que ses lectures stimulent profondément, il assimile, reformule selon convenances, quand on met les textes en regard, on les reconnaît, et en même temps, Sade apporte son sel, propose Sa version : ce n'est plus tout à fait la même chose. Sade, consciemment, ne reste pas passif, c'est un forcené, il part à la conquête de Son monde, de lui-même, le parcourt en tout sens, et frénétiquement même, l'élabore, l'explore, le médiatise, le verbalise. D'abord ainsi " grand " a priori, il le devient également ensuite, a posteriori : c'est ainsi qu'il accède à l'aspect, à la dimension, métaphysique et philosophique. Et qu'il est devenu, enfin, par lui-même, un être humain. Ce n'était pas gagné. On peut même préciser, Sade a accompli la prophétie de Tirésias, et c'est cela que dit l'étrange, forcément sous cette forme, triomphe de Juliette, et le Poète Apollinaire aussi l'a entendu, il y a été sensible, comme il pouvait y être. Dans la deuxième partie de ses " Variétés philosophiques et littéraires " de 1808, sorte de testament philosophique autocensuré, amputé, édulcoré, aseptisé, capitonné, etc., et pour cause, il est enfermé chez les fous à Charenton, et espère encore sortir, donc je comprends, discrètement glissé, posté, au Monde, Sade termine ainsi (4) : " Le désir d'immortalité est si enraciné dans le coeur humain, qu'il ne se masque bien souvent sous celui de la gloire et de la célébrité, lesquelles n'en sont pas même une ombre légère. Cet utile désir est même quelque fois si vif, que, par la plus inconcevable de toutes les contradictions, nous lui sacrifions jusqu'à notre propre vie, sans laquelle la gloire la plus éclatante et la renommée la plus étendue ne sont pourtant rien du tout. Qu'est-ce qui fait affronter à tant de gens la misère, la persécution, la douleur et la mort, sinon l'espérance de vivre dans la mémoire des hommes, et d'éterniser leur réputation ? L'homme mesure avec un secret effroi le cercle borné de ses jours; cependant il ne balance pas à en faire le sacrifice, pour un vain souvenir qu'il attend de la postérité, et que bien souvent elle lui refuse. Vivre, vivre toujours ! Tel est le voeu constant de son coeur. Sera-t-il accompli ? Je l'espère, il le sera. La meilleure partie de mon être ne périra point. Je vivrai ! " Il prend soin de préciser " la meilleure partie " ! Ça le fera, Monsieur Donatien Sade ! Et c'est un très grand honneur pour moi de vous reconnaître le plus grand des titres.

(1) Où voit-on Homère en baver le plus ? Quand il faut arracher Ulysse à la Mer du Couchant, de son départ de la grotte du bout du Monde de Calypso (où Homère scotche Ulysse une dizaine d'années, ce n'est bien sûr pas une figure de style) à une plage des Phéaciens, qui eux, pourront le rendre au Monde des Hommes. Et donc ce prodigieux comptable éprouvera la nécessité de recourir à un peuple de Passeurs, magiques, légendaires, de tels intermédiaires, d'un tel artifice, pour ramener Ulysse à Ithaque.

(2) Freud lui-même, dans un surprenant et rare accès de modestie, de prudence, écrit explicitement que si on peut remplacer cette formule, la dénomination, par une autre pour nommer ce qui remplit cette fonction, ce rôle, a ces effets, il n'y verrait pas d'inconvénients. Et à titre totalement personnel, " Culpabilité " remplit les conditions explicitées. Somme toute " pulsion de mort " est très dans l'air du temps, c'est à dire romantique et mortifère, dont Freud lui-même est un des fleurons. Même s'il ne le dit pas, c'est la règle chez Freud qui est très peu prolixe à l'égard des ses sources d'inspiration, je le soupçonne ici d'avoir été influencé par les ouvrages fondamentaux et pionniers de la médecine moderne, de Bichat, Bernard, etc., eux aussi splendides fruits du temps, et donc romantiques et mortifères. Je refuse de lier Eros et Thanatos. Selon moi, le fragment B XV d'Héraclite est surinterprété, ainsi investit rétrospectivement romantiquement, je ne vois pas Héraclite, un Grec " archaïque ", lier les deux mais plus simplement faire un parallèle, une comparaison. Le traducteur de la Pléiade ne se mouille pas, et il a bien raison, avec le vers crucial : " Le même sont Hadès et Dionysos ".

(3) Son profil n'a rien à voir avec celui de Sade. Céline présente une dominante paranoïaque, un risque psychotique structurel, mais sans commune mesure avec celui d'Artaud. Céline ne se noiera pas, il ne sombrera pas dans la folie. Mais il nage encore, circulairement, dans son océan de fiel.  Et puisque c'est d'actualité. C'est idiot d'interdire la publication de ses pamphlets antisémites. On ne peut combattre que ce qu'on connaît.

(4) " Variétés philosophiques et littéraires ", Par George-Louis Bernard, 1808, deuxième partie : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6471978g
Le prénom est un hommage à Buffon.


Dernière édition par neopilina le Dim 25 Mar 2018 - 15:02, édité 1 fois

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Message par neopilina Ven 23 Mar 2018 - 16:46

Lors de l'interminable et retentissant " Procès Sade " (1), Georges Bataille déclare à la barre, le 15 décembre 1956 : " ... j'estime que quelqu'un qui veut aller jusqu'au fond de ce que signifie l'homme, la lecture de Sade est non seulement recommandable mais parfaitement nécessaire ". Georges Bataille nous parle de Sade. Je prends, forcément. Bataille ici est un oeil et un conseil de valeur, il y faut un pied expérimenté, sûr. Et donc Bataille à propos des 120 Journées de Sodome écrit : " Chacun de nous est personnellement visé ". Encore une fois : " Chacun de nous est personnellement visé ". Ça, c'est bien vu, avisé (désolé), perçant. Gilbert Lely, Poète, Oreille s'il en est dans le genre, acteur et contemporain de la prodigieuse effervescence artistique, littéraire et intellectuelle du début du XX° siècle, comme Bataille, estime dans sa biographie de Sade que l'introduction des 120 Journées est l'un des chefs d'oeuvre de celui-ci. Je partage aussi, à ma façon, cet avis. Dans son éloge de celle-ci je relève : " L'introduction où se déploient toutes les ressources de son art sous la forme la plus neuve et la plus spontanée est sans doute le chef d'oeuvre ... " Le " spontanée " me gêne beaucoup. Parcourons cette introduction : " Il était une fois ", non, pardon : " C'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton coeur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe [ce qui est absolument vrai et le restera tant que la race des hommes existera (2)] ... Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait ... ; et petit à petit tout aura trouvé sa place, etc ". C'est le grand jeu, Donatien déroule le tapis rouge, il est suave, onctueux (3), policé, aimable : " Entrez !, entrez, soyez les bienvenus ! " Pour un peu, il ferait la révérence. Depuis quand Sade fait-il la révérence !? Que Sade ait tort, c'est fréquent, ou raison, il n'a jamais eu d'autres interlocuteurs que l'humanité. Revenons à Bataille. A qui on ne la fait pas, c'est un terrain qu'il connaît, d'abord par expériences : " Chacun de nous est personnellement visé ". Il a complètement raison. Dans un texte antérieur (qui doit se trouver ci-dessus, sauf erreur), je dis in fine que dans l'introduction le lecteur est donc très très aimablement (ce dont on ne s'alarme pas, à tort) invité à prendre connaissance du programme, pour le dire ainsi. Le lecteur voit le cortège gagner le château de Silling, il voit les portes se refermer sur les scélérats, les complices (tels dans un premier temps, pour certains, ça va se gâter) et les victimes. Pas seulement donc : ces portes se referment aussi sur le lecteur, c'est voulu, et il ne s'en rend pas bien compte. En tant que lecteur, il ne se sent pas, comme dit Bataille,  " personnellement visé ". Il lit (un acte qui mérite la plus grande attention, nous vaut d'épais volumes), soit, mais il ne se sent pas plus concerné que ça. Il a tort, il vient d'être séquestré, avec les autres victimes, c'est comme si Ulysse te faisait une petite place sur un de ses esquifs, c'est très exactement ça.

(1) État français contre Pauvert. J.J. Pauvert, " La traversée du livre ", 2004 : " J'avais mis pour la première fois au monde un nom d'éditeur sur la couverture d'un Sade interdit au texte intégral ". Pauvert gagne cet interminable procès en appel en 1957. En clair : Sade est rendu au Monde, il est désormais légal, rapidement à la suite tous les pays occidentaux en feront de même. Je sais bien que je change de registre, mais dans ce que je viens de citer il y a " intégral ". On comprend bien les enjeux de ce procès. Mais il se trouve que le premier texte publié par Pauvert avec mention d'éditeur est l' " Histoire de Juliette ", seule, sans " La Nouvelle Justine " !! " Vous prendrez bien une demi-tasse de thé (le Chapelier toqué dans " Alice aux pays des Merveilles ") !? "
Petites précisions bibliographiques sur cette édition historique. Seuls les deux premiers volumes, ceux du tome I, de la tête de tirage, 55 exemplaires sur papiers spéciaux (8 sur papier Vergé B.K.F., 47 sur Vélin crémé, numérotés en chiffres romains respectivement de I à VIII et de IX à LV), sur un total de 475, livrés à Pauvert en décembre 1947 portent cette date. Les 420 exemplaires sur Vélin édition numérotés de 1 à 420 en chiffres arabes portent la date de 1948 pour les deux volumes du tome I et celle de 1949 pour les deux volumes des tomes II, III, IV, et V. Je n'ai pas réussi à trouver la ou les dates que portent les tomes II, III, IV et V des 55 exemplaires sur papiers spéciaux, si Pauvert a voulu les livrer plus rapidement, c'est uniquement 1948, ou alors c'est comme les exemplaires Vélin édition, 1948 puis 1949. Dans un premier temps, Pauvert annonce, c'est écrit à la fin du second volume du tome I, que " La présente édition de " L'Histoire de Juliette " sera complète en douze volumes ". En fait, pendant l'impression, qui s'étale donc de janvier 1948 à juillet 1949 (sauf donc les deux volumes du tome I des 55 exemplaires sur papiers spéciaux qui sont de décembre 1947), il changera d'avis, l'édition se fera sur 5 tomes, en 10 volumes. On trouve dans cette édition 3 encarts publicitaires volants.

(2) Les 120 Journées constituent le chef d'oeuvre de la littérature libertine. Oui, libertine, parce qu'il n'est pas seulement question de sexe, loin, très loin de là. Initialement, le libertin est celui qui s'accorde le droit de penser par lui-même à propos de tout, donc du Dieu, ce qui fût d'ailleurs le cas en premier, du sexe, etc. L'oeuvre de Sade est un fruit direct, essentiel, des Lumières, et ce, expressément, sans aucune trace de contamination romantique. A contrario, tout à fait, littérairement, il y a une foule d'oeuvres érotiques, pornographiques, éblouissantes qui caracolent formellement loin devant. D'abord chez Sade d'ailleurs. Cet ouvrage est un Écorché absolument unique. Rousseau : " L'homme est bon ". Sade pousse en avant ses brûlots infernaux, nous tend un miroir, ce qui revient au même, et dit : " Je n'en suis pas si sûr ". Sade qui admirait, respectait, Rousseau au dernier degré avait conscience de le combattre.

(3) En écrivant " onctueux " je me suis ressouvenu qu'on prend, entre autres, une terrible Tempête, de merde. Ce que Lely trouve regrettable au dernier degré, ça gâche carrément le chef d'oeuvre. Les 120 Journées dégoulinent, entres autres, de merde, oui, on y trouve également des quantités assez notoires de foutre et de sang, mais ça n'a rien d'un accident non plus, bien au contraire, je m'en ai expliqué aussi ci-dessus. Sade est un très grand Comptable a priori, puis a posteriori.

Édit : chiffres " arabes ", au lieu de " romains " pour les exemplaires sur Vélin édition dans la note 1.


Dernière édition par neopilina le Mer 11 Avr 2018 - 1:31, édité 1 fois

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Message par neopilina Sam 7 Avr 2018 - 3:49

Au début de l'année 1775, alors que la tempête du scandale fait ouvertement rage au dessus du château de Lacoste, des domestiques prennent la fuite, disent des " horreurs ", sont récupérés par des parents, Sade, imperturbable, en fait totalement inconscient de l'ampleur du trouble qu'il a semé et continue de semer, retourne à Montpellier. Il y retrouve Rosette, dans tous les sens du terme, c'est lui qui précise, et fait la rencontre, en présence de Rosette, de Catherine Treillet, qu'il rebaptisera, on ne sait toujours pas pourquoi, Justine. Il y a conciliabule, on s'entend et on conclut. Rosette elle-même informe Catherine, " Justine ", des goûts très particuliers de Sade. A la suite, Catherine accepte, comme Rosette, qui a quitté nuitamment, sans le moindre scandale, le château quelques mois auparavant, de suivre Sade chez lui et d'y résider très discrètement, si ce n'est secrètement, il existe à ces fins une chambre secrète. Il est vrai que ce château fait figure de bouge grouillant, c'est bien connu, on dépense sans compter, il y a toujours au moins 15 personnes et ça peut monter à 20. Le petit personnel au château, ça va, ça vient, ça rentre, ça sort, ça boit, ça vit des intrigues amoureuses et/ou sexuelles, ça prend la fuite même et ça se répand en affreux bavardages, ou encore on expédie, séquestre, dans des couvents (avec une lettre de cachet à l'appui, signée par le roi et contresignée par un ministre donc, pour Nanon, une des recruteuses), il faut, je cite, " écraser ", " réduire au silence tout cela ", on manie pour se faire le bâton et la carotte (menaces et argent contre silence et décharges signées) ou encore chez des proches, qui s'en trouvent très très embarrassés, qui les laisseront s'échapper ou reprendre par des parents. Ni Rosette, ni Catherine, contrairement aux autres filles, celles du Dauphiné, ne se plaindront, ne s'épancheront en de très compromettants bavardages. Plus, quand le père de CatherineTreillet, alerté par la rumeur, vient réclamer sa fille à coups de pistolet (un par visite), celle-ci ne veut pas le suivre, et elle accompagnera ses maîtres à Paris. A l'occasion des attentats de Treillet, Sade fait une inquiétante découverte : sa mort, même via assassinat et ce par un gueux, ne dérangerait pas grand-monde. " On " c'est expressément Sade et son épouse, qui sait tout, plus, qui est totalement complice, elle a participé aux " recrutements " aux environs de Lyon et Vienne, où, le couple Sade et d'autres, on s'efforce de cacher la destination et les " emplois " qui seront ceux de ces domestiques. Il en résultera, entre autres, plusieurs viols par séduction, de victimes fragilisées par une foule de critères, éloignement, réclusion, statut du criminel, un seigneur chez lui, etc., suivi d'exploitation sexuelle. Sade, qui n'est pas un novice, sait parfaitement que les peines les plus sévères, graves, dissuasives (peine de mort, galère, maison de force) attendent les professionnels (et les clients ? Non, tout de même, pourvu qu'ils soient fortunés) qui s'aviseraient de fournir du " matériel " neuf. Sur ce point, il sait qu'il est coupable, il se défend très mal, rejette la faute sur les recruteurs, dit qu'il a fait recruter, " oubliant " sa participation en au moins une occasion certaine, des prostituées patentées auprès de maquerelles patentées, etc.
Donc, " on " veut bien rendre " tout cela ", mais pas tout de suite, il faut que les traces sur les corps disparaissent. Dans la documentation disponible, c'est le règne de l'effroi, et donc de l'ellipse, dont le XVIII° est déjà fort friand. On convient de codes dans les correspondances : chez la Présidente de Montreuil, dont les cheveux se dressent plus droit que le mètre étalon, les ossements humains (peut être deux squelettes complets) fournis pour le décorum du cabinet noir par une professionnelle de Marseille, la Du Plan (et/ou provenant d'un cimetière près de Montpellier), deviennent des " petites feuilles ". Choix regrettable dans le cas de Sade : ça fait longtemps que ses " petites feuilles " posent également problème, c'est un coup à les confondre avec les autres, les vraies, " petites feuilles " de papier qu'on pourchasse autant que leur auteur : c'est écrit noir sur blanc sur les ordres signés par le Roi, se saisir de sa personne et de ses papiers. Il y a un concept que le Marquis de Sade, Haut et Puissant Seigneur, sa goutte de sang royal, de Richelieu, l'aigle impérial sur son blason, etc., etc., imbu au dernier degré de son sentiment de caste et donc d'impunité mettra un temps fou, ça sera même trop tard, à comprendre, c'est celui de consentement, on dit très volontiers et très bien, aujourd'hui, " entre adultes consentants ". C'est toute la différence, et elle est effectivement essentielle, entre Rosette, Catherine, et autres complices dés lors, et les victimes, ce qui fait d'elles des victimes. Déjà avec Jeanne Testard (1763, il a 23 ans, il est marié depuis quelques mois), une professionnelle avouée, les chose se gâtent quand elle prend peur. Avec les blasphèmes et autres requêtes scatologiques, rien d'autre, si j'ose dire, ne fait tâche sur sa déposition, mais, dira t-on à bon droit : cette terreur, Sade la désirait sexuellement. On en voit certains s'arracher les cheveux pour tenter de savoir si Rose Keller (1768, affaire d'Arcueil) avait accepté de se faire recruter pour une partie : ça n'a aucune espèce d'importance, moraline que cela. Ce qui compte, ce qui est inadmissible, c'est que à un moment le gouffre, l'abîme de la peur, de la terreur, pour son intégrité physique, sa vie, c'est ouvert sous ses pieds. Idem pour la non-affaire de Marseille (instruite avec une célérité extrême par des parlementaires affidés à Maupéou, alors que la belle famille est affidée aux anciens parlements), deux filles tomberont malades et craindront pour leur vie, suite à l'insistance de Sade, qui tout à son prodigieux égoïsme et celui de ses désirs, oublie ce qu'il sait, la toxicité des mouches cantharides si on en abuse, si elles sont trop fortement dosées ou mal fabriquées, risques assez grand à l'époque. Il faut donc que les victimes cicatrisent. De quoi, de " boutonnières " dit Bourdin (1) à la lecture des documents du fonds du régisseur provençal, Gaufridy, où, aux " bras " disent les très très rares mentions un tant soit peu explicites qu'on peut trouver : Sade a détourné à des fins sexuelles la pratique de la saignée médicale. Littérairement, on aura reconnu le comte Gernande de la série des " Justine ". Sade aura tout le temps nécessaire pour bien apprendre et méditer la différence entre Rosette, Catherine " Justine ", et les victimes. Un peu trop peut être ? Tout à fait : quoi que nous en pensions aujourd'hui, et c'est les archives de la police qui le disent, à un moment, ce n'est plus pour des crimes de droit commun (en fait, dés la première affaire, Sade n'est pas détenu que pour des affaires de droit commun) que Sade est maintenu en détention. Là, il entre dans le contexte plus global qui est celui des décennies qui précèdent la Révolution, les Lumières vont concrétiser leur plus étrange, singulière, improbable et inadmissible conquête.

(1) Tout le monde convient que le recueil de Paul Bourdin, 1929, est une source majeure, incontournable. On a toujours le droit de penser ce qu'on veut de la façon d'untel de traiter une source (Heine et Lely sont définitivement des héros de cette conquête, incontournables, il n'empêche, leurs enthousiasmes, lyrismes, très particuliers, me laissent froid, Pauvert dans sa somme nous fait très régulièrement de très mauvais romans parfois à l'encontre même de ce qu'il cite, etc.), dés le moment où il la fournit in extenso. Ce que ne fait pas systématiquement Bourdin, tantôt il cite stricto sensu, tantôt il résume, paraphrase. Et il a ses raisons, son problème a été unique, singulier, il a devant lui une masse de documents considérable, c'est celle du régisseur, du notaire, de l'homme d'affaires principal, plus de 30 ans, de Sade. Une hypothétique publication in extenso aurait rebuté l'éditeur pour commencer, le lecteur même, en donnant l'intégralité d'une littérature qui souvent sera soporifique à souhait, etc. Mais on ne sait pas ce qu'est devenu ce fonds, où est-il, qu'en reste t-il, Bourdin évoque des lambeaux, de la dentelle, ce qui n'a rien de rassurant ? Je n'ai rien trouvé à ce sujet. On m'accordera que la seule manière de remédier aux défauts qu'on trouve chez Bourdin serait de reprendre ce qu'il a eu en mains et qu'il n'a pas strictement retranscrit. Ce qui requiert d'abord de savoir ce qu'est devenu ce fonds, de sauver ce qui peut l'être (numérisation, etc.). Que Bourdin nous épargne les colonnes de chiffres soit, mais quant il écrit, page XIX de son introduction : " Mais la marquise, ou, plus exactement, la présidente, car la volonté de madame de Sade ne compte plus, a laissé venir à la Coste Louise de Launay. Ce qui s'ensuit est inévitable, et j'en abrège le récit que l'on trouvera tout au long dans un mémoire de l'année 1774 ", on bondit. Emblématique à souhait du problème Bourdin.

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Message par neopilina Dim 8 Avr 2018 - 17:11

" Correspondance inédite du Marquis de Sade ", de ses proches et de ses familiers avec une introduction, des annales et des notes " par Paul Bourdin, Paris, Librairie de France, 1929.

Dédicace : " A Monsieur Pierre Bourgue, Je n'ai pas à vous dédier un livre qui est déjà vôtre puisque c'est vous qui avez tiré les lettres qui le composent de l'armoire où elles dormaient depuis cent vingt ans sous la garde de vos devanciers. Ils ont veillé, peut être avec quelque inquiétude, sur ce fonds dont l'origine était suspecte; mais vous avez compris que le moment était venu de changer en chronique une partie de la légende de M. de Sade ".

Impossible d'être plus engageant. Mais au fait, il est devenu quoi ce fonds ?

Introduction, page VII, début : " Louis-Donatien Aldonze, marquis de Sade, a acheté fort cher une renommée qui, de son vivant, était déjà légendaire. Son nom, bien que tout parfumé de mignotise, est associé à des crimes dont il n'existait pas de preuves, et dont la preuve même ne suffirait pas expliquer ses malheurs. Il a successivement langui dans les geôles du roi, dans les hideuses réserves de la Terreur et dans une maison de fous de l'Empire ".

L'état civil de Sade, c'est Donatien Alphonse François de Sade, un porte-plume parisien qui ne connaissait pas le provençal " Aldonze " a converti en Alphonse. Et le Louis, vague intention familiale, Sade lui-même l'utilisera. Bourdin dit très pertinemment, explicitement, c'est très très bien résumé, que les crimes, réels, de Sade ne sauraient à eux seuls expliquer le sort qui lui a été fait par tous les régimes politiques. C'est bien la moraline qui l'enferme, et même qui veut sa tête sous la Terreur.

Introduction, page VIII : " ... et il [Sade] partait de là pour affirmer que toute morale est hypocrite parce qu'elle tend à cacher, faute de pourvoir le résoudre, le conflit des postulats sociaux et des impulsions de l'instinct. Il a fait, dans ce sens, d'ingénieuses anticipations et des observations assez heureuses, ... "

Introduction, pages IX/X : " Mais la plus grande originalité du marquis est d'avoir tourné sa lunette contre lui-même et présenté, sans en dénoncer le grossissement, les champs microscopiques du monde larvaire qui grouille aux replis de toutes les consciences. Il a pratiqué, avant notre époque, cette investigation scientifique entée sur le cauchemar qui remet en question tout le savoir familier dont la vie quotidienne est faite ou embellie ".

Introduction, page X/XI : " L'erreur [de certains apologistes de Sade] était moins de nier les coups de canif donnés à la Keller [Arcueil, 1768] et les bonbons cantharidés distribués aux filles de Marseille [1772], que d'écarter les témoignages concordants des pièces d'archives. Il y avait dans l'histoire du divin marquis une discontinuité d'égarements inadmissible ! Les documents auxquels est empruntée la matière de ce livre prouvent la constance de M. de Sade dans le vice. On y verra que ce n'est pas à cause des affaires d'Arcueil et de Marseille qu'il a été embastillé, mais pour des récidives que la famille a cachées et qui n'ont pas eu de chroniqueurs. Cependant ce n'est pas parce qu'elle lui restitue quelques turpitudes dont il avait été frustré, que par la correspondance du marquis et de ses proches est fâcheuse pour sa mémoire, c'est parce qu'elle le peint tout entier et au jour le jour. Ce portrait diffère sensiblement de celui que nous imaginons par ses livres, bien qu'ils ne soient pas plus menteurs que ceux de tout écrivain ".

A la décharge de Bourdin, quant il écrit en 1929, Heine n'a pas encore exhumé le dossier de la police de l'affaire d'Arcueil. Et donc Bourdin fait comme tout le monde quant il n'a pas mieux, les pièces sous les yeux, que la rumeur, les ragots et la presse délirante. Il n'y a pas de canif, appelons un chat un chat, de couteau avec Rose Keller. Elle porte des marques de fustigation et de légères excoriations, ecchymoses, de forme circulaire qui indiquent sans ambiguité l'usage d'un fouet ou martinet à noeuds. A contrario, Bourdin a raison sur son état de récidive perpétuelle en matière de délinquance sexuelle. Mais il ne sait pas que c'est aussi, tout autant, sa plume qui va motiver un très long enfermement. Les archives de la police faisant foi.

Introduction, page XI : " Le fonds d'où sont tirés les documents qu'on va lire est à peu près muet sur la jeunesse du marquis et sur son extrême vieillesse. Il nous donne, par contre, l'histoire presque journalière de sa famille, depuis le début de 1774 jusqu'au milieu de l'an VIII [du 23 septembre 1799 au 22 septembre 1800]".

Introduction, page XVI : " Ses goûts étaient bas, bien que ses manières ne fussent pas sans élégance et son esprit sans lustre. Il n'était à son aise qu'avec les filles de bordel ou de cuisine. On ne le voit qu'accompagné de son valet, ce qui est dans la tradition, mais il partage ses plaisirs avec lui et cette crasse est toute neuve. La tendance qu'il avait à se faire petit n'est jamais démentie et son plus grand méfait est d'avoir avili sa femme par les complaisances qu'il a exigées d'elle. Cette bassesse se voyait, et les contemporains du marquis ne s'y sont pas trompés. Il inspirait du dégoût et presque de l'effroi ".

Sade n'est à l'aise qu'avec les filles de bordel ou de cuisine, tout à fait, il faut aller jusqu'au bout : le critère, le curseur, de Donatien, ce n'est pas prostituée ou domestique, pour lui, Grand Seigneur, Aristocrate, c'est la même bouse. Sauf sa belle-mère, également séduite, et certainement pas pour ce qui s'est passé dans l'intimité, aucune femme de condition ne s'est jamais plainte de lui. La chanoinesse, sa belle-soeur, restera folle de lui, façon " Juliette ", celle de Shakespeare cette fois, il est amoureux d'actrices pour lesquelles il faut, et il le fait, faire la queue, prendre un ticket, proposer un tarif pour être principal, second, sachant que les demoiselles se gardent le droit d'avoir un amoureux et/ou un étalon, qualité accordée par certaines à Sade, etc., etc. Sade fouette des professionnelles ou pas, et il aime, parfois follement, des dames de qualité, pour lui tout est en ordre, à sa place. Le problème du droit de cuissage est totalement hors de sa portée. La jalousie est une possibilité, une exclusivité, d'êtres civilisés, c'est à dire de condition.

Introduction, page XVIII : " Cette pauvresse s'appelle Rose Keller; elle est âgée de trente ans. Le marquis feint de s'intéresser à elle; il l'amène à sa petite maison d'Arcueil, la force à se dénuder, la lie, la fouette au sang, lui fait avec un canif des incisions dans le gras des chairs, fait couler entre les lèvres des blessures de la cire d'Espagne chaude et quitte sa victime d'un grand sang froid ".

Je ne reviens pas sur l'usage d'un couteau et donc sur des plaies d'arme blanche, et donc l'usage de cire d'Espagne, rouge, à cacheter, effectivement tout de suite très douloureuse, avec.

Introduction, page XX : " Elles [les deux lettres les plus récentes du fonds qu'exploite Bourdin] ont été écrites de la maison des fous de Charenton où le marquis fut interné, après un court séjour à Bicêtre et par ordre du premier consul, à la suite de la publication de " Zoloé et ses deux acolytes ".

Sade n'est pas l'auteur de ce pamphlet qui se fait les gorges chaudes des frasques de Joséphine, Barras (j'aime encore bien, si j'ose dire, voir un Barras faire des leçons de  morale) et ses  acolytes. Le jour où Sade sort " miraculeusement ", il doit la vie aux amis de sa compagne, Constance Quesnet (ça c'est un vrai mystère) et à des pots de vin, d'une geôle de la Terreur, sa décision est bien prise : il ne touchera plus jamais à la chose politique, ce qu'on verra jusqu'à son décès. Mais on lui a attribué ce pamphlet, à tort peu importe, dans ce cas, l'administration du Consulat et de l'Empire n'en fera jamais mention, sans manquer d'arguments pour enfermer et maintenir en détention. Le pamphlet seul n'aurait pas motivé cet enfermement perpétuel, les activistes, opposants, les vrais pourfendeurs du pouvoir, de Bonaparte, sont envoyés au bagne, en Guyane, etc., où le climat, les pathologies locales et les conditions de détention se chargent très efficacement de la suite.

Introduction, page XXI : " Sa mort fit peu de bruit. Il s'y était préparé par un testament écrit à l'hospice même, le trente janvier 1806, " en état de santé et de raison " [il meurt en décembre 1814]. C'est, comme il convient, la pièce la plus sombre qu'il ait écrite, mais qui dira ce que la duplicité naturelle de l'homme de lettre ajoute encore d'artifice à la sincérité pour rehausser les couleurs de ce dernier masque ? "

C'est bien vrai que le plus souvent Sade porte un masque et il en change même souvent. Mais dans ce texte, ce n'est pas le cas, aucun masque dans ce " texte ". J'ai pensé au testament d'Aristote.

Introduction, page XL : " Tout ce que le marquis affirme, tout ce qui est appelé à recevoir de lui une expression verbale et peut faire l'objet d'une protestation, d'une profession de foi ou d'un serment, est perpétuellement démenti par ses actes ou par ses paroles, et on ne trouverait peut être pas une seule proposition, émise de propos délibéré comme répondant à ses réflexions, à son jugement ou à ses goûts, qui ne puisse être mise en face d'une proposition contradictoire. Tout ce qui, au contraire, est agi par lui, sans qu'il y ait prêté attention, obéit à un petit nombre d'impulsions d'une constance sans défaut. Rien de plus mécanique que le canevas où elle est brodée. Il fait penser à ces voitures chargées de pierrots et de folies qui suivent, un jour de carnaval, la piste gardée par la police. Ces masques, en dépit de l'apparente liberté de leurs allures, n'ont pas la possibilité de s'arrêter ou de revenir sur leurs pas : on sait où ils vont ".

Introduction, page XLII : " ... il n'a d'audace que dans les paradoxes de ses productions littéraires. En pratique il est vil, cupide, sans orgueil, sensible, respectueux de la vertu, sans force pour le bien, sans persévérance dans la haine. Tout est penchant chez lui, même la bonté ".

Introduction page XLIII : " Il est, dit-il, le seul aristocrate qui soit resté à Paris en se mêlant ouvertement à la Révolution, et cela suppose autant de clairvoyance politique que d'aptitude à la dissimulation et au mensonge. De fait il n'est dupe de rien : il juge ses contemporains avec une netteté parfaite et il a compris son époque au point de s'avilir de parti pris pour ne pas en devenir la victime. Cependant des ressorts secrets lui imposent un geste plus fort que l'instinct de conservation. Il refuse de mettre au voix une motion sanguinaire et il entre dans les cachots de Robespierre pour avoir refuser de commettre une atrocité de sang froid ".

De fait, on ne connaît aucun comte, politiquement actif ou pas, qui reste à Paris du 14 juillet 1789 au 27 juillet 1794, chute de Robespierre. Sauvé, libéré, par cette chute, la section de Sade le réintègre, le réhabilite, de suite, et lui signifie qu'elle a besoin de lui, de sa plume sans doute, je cite, " quoique ex noble " (on ne connaît aucun parallèle). Son engagement révolutionnaire trouble, interpelle beaucoup, il n'en a pas moins été réel. Après un moment de stupeur à sa sortie de prison, frustré d'existence pendant 13 ans, de 37 à 50 ans, il ne fait aucun doute qu'il a voulu en être, c'est certain. Je vois une sorte de Falstaff évolué lucidement, à son aise (trop ?), dans un environnement mortel, alors que tout autre noble a fuit ou se fait oublier, se terre. C'est même incompréhensible : nous n'en savons pas assez. A nous de bien comprendre cet engagement. L'acte d'accusation de la Terreur, qui tait une partie de ses raisons, lui reproche d'avoir pris la défense d'un certain Roland, et on déjà vu ce nom avant (aussi, cas unique, Jean Desbordes dans " Le Vrai visage du marquis de Sade " est le seul a parlé d'un certain Ramand, peut être une mauvaise lecture de Roland, d'après un manuscrit que lui a prêté M. de Veyssière, secrétaire des " Amis du vieil Arcueil "). Sade a pris plus de risques que Bourdin ne le pense ou ne veut bien le penser. Sade voit venir Robespierre, et il avertira, s'opposera plusieurs fois à celui-ci. Sans même évoquer ce que devait inspirer la vue du Monstre à l'Incorruptible, ils appartiennent à la même section. Par exemple avec le texte lu à la tribune de sa section le 2 novembre 1792 et qu'elle décide d'envoyer à l'impression : " Idée sur le mode de sanction des lois ". Ce texte a une portée générale indéniable, il prouve à lui seul que Sade n'est pas un crétin, mais au moment des faits c'est d'abord attaquer frontalement Robespierre qui positionne ses pièces, ce que voit très bien Sade, désormais extrêmement sensible à toute forme de totalitarisme.

Introduction, page XLVI/XLVII, c'est moi qui souligne : " Je ne voudrais pas dépouiller le " divin marquis " de la couronne de fer des mauvais anges, mais je retrouve le même petit homme dans les excès de lubricité qui lui ont valu l'honneur de fournir un néologisme à la langue universelle. Non pas que la légende ait exagéré ses aberrations [si justement, à propos des affaires d'Arcueil et celle de Marseille où on a dit, imprimé, des choses délirantes que Bourdin reprend en partie], et je n'ajouterais rien si je voulais me représenter le marquis à ses plus beaux moments au saisissant crayon que Fleuret a tracé de lui dans sa " Bienheureuse Raton ". Mais enfin M. de Mazan [un des titres de Sade] n'est pas un Gilles de Rais. Il a puisé son goût pour les jeunes garçons dans les récits d'histoire ancienne, et je crois que ce vice n'était pas fort ancré chez lui : simple curiosité de regarder la tapisserie à l'envers. On devine dans ses fantaisies sanglantes la même curiosité infantile mêlée à une sensualité sauvage; il se soulage en jouant au canif comme un tardillon accroupi qui regarde tomber les gringuenaudes de son derrière. Le marquis conserve avec l'âge la mentalité d'un enfant précoce, mais il n'est pas dominé par la monotonie des grands invertis; ses égarements sont peut-être allés jusqu'au vampirisme, du moins il n'est pas exclusif. Tout lui est bon pour apaiser sa faim-valle : une belle garce de vingt cinq ans comme la petite pauvresse en haillons qui vient frapper à sa poterne. Il va toujours bout-ci bout-là ... Les images de la volupté l'embrasent et le sang ajoute à son plaisir, mais il lui faut avant tout son plein. Son cerveau s'égare, mais son appétit est solide. Aussi ne trouve-t-on chez lui pas l'ombre d'un remords, même après le plaisir ... Rien n'est moins refoulé que les passions du marquis. C'est lui qui met un masque et non pas elles ".

D'abord, je ne sais pas ce que ça veut dire " la monotonie des grands invertis ". Deuxièmement, effectivement, Sade n'est pas un grand inverti, c'est à dire un homosexuel, mais, passionnément, viscéralement, bisexuel, et là on se demande si Bourdin a bien lu Sade, même en tenant compte de ce à quoi il a accès en 1929. Par exemple, à propos des secrétaires. On voit Sade même en cavale, dés qu'il arrive quelque part, etc., engagé un jeune secrétaire, il y a une constance, même dans des situations où on pourrait penser qu'il a vraiment d'autres soucis, et pas des moindres. Et comme aucun d'eux ne s'est plaint, on oublie souvent qu'il y a aussi les secrétaires de l'hiver 74/75 (l'un d'eux voudra rester au château, mais Sade en fuite, la marquise le chassera). Au environ de Naples, on lui propose un garçon (entendre pubère, adolescent, Sade n'aime que ce qui est sexué) et il répond, fier d'étaler son italien approximatif : " Envoyer le, je le veux bien ! " Ou encore, toujours dans une lettre à la marquise, il rêve à voix haute : " Envoyez-moi une belle créature, mâle ou femelle peu importe ", etc. Pour finir, tout de même, revenons au principal, n'oublions pas l'indispensable laquais, grand, insolent, endurant et très polyvalent, tout aussi amphibie que son maître.

Page XLVIII/XLIX, fin de l'introduction : " Que signifie cela [l'étonnant couple Sade-Constance] ? Est-ce, chez le marquis, pure déchéance sénile ? C'est sa nature même qui s'étale. Les chaleurs de rein ont passé : il se ventrouille à l'aise; il a le coeur content et sa soupe bien cuite; il met désormais, en toute quiétude, les dévergondages de son imagination au service de son libraire; il invoque, dans son abjection, les préceptes moraux de sa caste parce qu'ils qualifient son bien être. Ce filleul de Condé finit, comme Oblomoff, dans les rêts culinaires de la citoyenne Quesnet. Tel est à peu près le marquis d'après les témoignages qu'il a laissés sur lui-même. Malgré Keller et les bonbons cantharidés, les filles de Lyon et de Vienne, Nanon, Justine, les jeunes secrétaires, les pèlerins de la Coste [Sade accueille volontiers les voyageurs de toute sorte, la nuit il fait la tournée des chambres la bourse à la main; je crois bien que c'est de l'humour sadien], les petites feuilles et les révélations de Marais [un inspecteur de police parisien, c'est effrayant à quel point la police sait tout, on a oublié], je n'arrive pas à le prendre au sérieux. Ses vices sont trop semblables à une maladie de peau; il est trop dépourvu de contrôle sur lui-même, d'inquiétude dans le mal, d'ambition dans la révolte [faux, mais Bourdin n'a pas lu les lettres du donjon de Vincennes et de la Bastille], son esprit est trop ingénument pervers, sa littérature trop ennuyeuse. Tout est faute chez lui, c'est à dire manquement ou faillite. J'espère cependant qu'on le trouvera meilleur épistolier qu'écrivain et qu'il amusera, comme Karageuz, à force d'être insupportable [pas faux]. Il manque toutefois à ce livre pour être absolument fidèle ce que j'ai dû laisser dans les inédits : l'expression monotone des mêmes désirs, la répétition des mêmes termes, l'infatigable retour des mêmes cris, des mêmes trépignements, des mêmes roueries, de la même cautèle, des mêmes mensonges, des mêmes flatteries suivies des mêmes injures. Mais il ne faut pas de preuves pour démêler le mécanisme de l'instinct sous l'apparent désordre des impulsions, et l'on aura peut-être quelque pitié pour cette âme agitée et serve qui s'émeut, s'épuise, chute et recommence ..."

Et il en sera donc ainsi tout au long de ce précieux volume : synthèse, résumé, paraphrase, etc., puis retranscriptions de lettres et de nouveau, synthèse, résumé, paraphrase, etc. Bourdin est on ne peut plus clair dans la fin de son introduction, et pourtant la lecture de cette mine incontournable laisse universellement un sentiment de frustration. Je le crois sur parole : il a dit tout ce qui pouvait en être dit, de ce fonds, mais alors pourquoi cette frustration, ce sentiment chronique à la fin de cette lecture, qu'il en sait plus que nous !?

Une précision à propos de ce petit échantillonnage. J'ai délibérément, c'est une décision que j'ai du prendre en la relisant, omis le pire, le plus terrible, terrifiant, glaçant, du propos de Bourdin, je n'arrivais pas à faire mon choix, j'aurais dû trop citer : le thème " Sade et l'argent ". Somme toute, après sa libération par la Révolution, pas même ces pires ennemis, calomniateurs, personne ne songera à soupçonner, à accuser, Sade d'un quelconque délit sexuel, c'est entendu, il les réserve désormais au papier. Dans son cas, c'est une autre maladie qui le poursuivra jusqu'à la tombe, son rapport à l'argent. Bourdin a accès aux archives domestiques, comptables, etc., il a lui-même été notaire, on voit qu'il connaît bien tout ça. Bien sûr, ni Heine, ni Lely, ni Pauvert, ni Lever, etc., n'ignorent, ne minorent la chose, mais décidément, c'est Bourdin qui en parle le mieux, il sait de quoi parle, et ici il dépasse tout le monde dans l'acuité, la profondeur et la précision du diagnostic de cette maladie aussi insidieuse qu'infâme, on a froid dans le dos. C'est l'homme d'expérience, le professionnel, qui parle, impossible de faire mieux, à moins qu'un autre professionnel dans ce domaine ne s'y colle. Toute proportion gardée, vraiment, j'ai repensé à la tirade de Luchini, qui joue le notaire, sur sa profession, dans le film " Le colonel Chabert ", ces familles qui s'étripent sur des cadavres encore chauds, cortège d'infamies, d'abjections, de vilenies, de veuleries, qui rabaissent au rang de bête, de goinfre, hallucinantes, à vomir, etc. L'argent est un emplâtre, un palliatif, aussi polyvalent et dangereux que l'alcool et autres drogues dures, aux manques de toutes sortes. Cet appétit se déploie dans la mesure des gouffres qu'il comble.

Ce portrait, très bien renseigné et talentueux, a bien sûr provoqué l'ire, la colère noire, de certains, notoirement de Maurice Heine qui poursuivra explicitement Bourdin de son ressentiment. Moi, je l'aime beaucoup, il fait carrément du bien même, ça change un peu des panégyriques. Et cet aspect minable, petit bras, petite frappe, que Bourdin esquisse ne m'est pas étranger intuitivement, j'acquiesce souvent. Les criminels bien décidés c'est Charolais, Fronsac, etc., et ceux là n'ont jamais fait un jour de prison ni écrit une ligne qui mérite d'être signalée. Mais donc, il y a dans ce portrait des " détails ", qui n'ont rien de " détails " que je récuse avec la plus grande énergie. Aperçue, la grandeur subversive (ci-dessus extraits page VII, VIII, IX/X, XLII, XLIII, et etc. dans tous l'ouvrage) est finalement méconnue. Sade a été un des plus grands génie de la subversion et circonscrire, contenir, son discours n'est pas donné au premier système venu. Sade est toujours d'une brûlante actualité, toujours éminemment corrosif, il stimule, garantit contre l'assoupissement, etc. L'oeuvre de Sade est un sémaphore, pour reprendre Bourdin, ci-dessus extrait page IX/X, planté dans les " replis de toutes les consciences ". C'est par définition gênant, et comme Sade y creuse inlassablement, façon couteau dans la plaie, c'est très exactement ça, c'est même insupportable. Son oeuvre est le cogito pour la Mer du Couchant, l'Enfer, les Égouts cadenassés, de tout un chacun. Sade chevauche Priape une plume à la main, ce n'est pas le premier, ni le dernier. Ici, s'égarer, finir par baisser les bras, éluder surtout, réflexe " naturel ", est un risque permanent, pour tout un chacun, sauf pour Sade, il sait cela, c'est sa force, son talent, son génie. Là où le lecteur peut ressentir une répétition éreintante (elle l'est), il faut surtout voir la solidité de Sade, il a un cap et ne le perd jamais. C'est cela la " couronne de fer " éternelle, pour reprendre un mot de Bourdin ci-dessus, de Sade. Et c'est donc lui qui va le plus loin ici : on ne le sait pas encore, on ne l'a pas encore dit, au mieux. Ça va être " un peu " destructeur.

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Message par neopilina Mar 15 Jan 2019 - 1:31

hks a écrit:https://www.franceculture.fr/emissions/la-compagnie-des-auteurs/sade-14-la-vie-en-infamie-du-marquis-de-sade
Une sur 4 (une suite les jours suivants semble t- il).

Merci hks, rien que je ne sache déjà, mais je l'ai écouté avec plaisir, on y brise le cou à quelques uns des préjugés dont Sade est encore victime, c'est bien. J'ai relevé 3 petites erreurs : il est dit que l'exécuteur testamentaire de Sade est son fils aîné, en fait c'est le cadet. L'aîné a été tué lors de l'épopée napoléonienne, du vivant de son père donc. L'intervenante, Stéphanie Genant, grande spécialiste de Staël, dit également que Sade a eu la syphilis, ce n'est pas le cas. Il a contracté plusieurs maladies vénériennes, dont une lui laissera une douloureuse séquelle (un épaississement du sperme qui lui vaudra des éjaculations pénibles et douloureuses), mais pas la syphilis, qui alors ne se soigne pas, ne se guérit pas, et donc finit toujours par faire son chemin et devenir manifeste, et Sade meurt à 74 ans sans en avoir jamais présenter le moindre signe. Une syphilis n'aurait échappé à personne, le monde entier aurait accueilli un tel décès avec une délectation notoire, ça serait de notoriété publique. Et puis elle dit qu'au donjon de Vincennes, Sade est maintenu dans un cachot, ce n'est pas le cas, il a une cellule normale, où il se trouvera bien, autant qu'on peut l'être en prison, une fois transféré à la Bastille, à la fermeture de Vincennes, il regrettera beaucoup sa cellule et les conditions de détention précédentes.
J'écouterais les autres émissions, d'autant plus que le prochain intervenant sera Michel Delon.

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Message par neopilina Lun 18 Mai 2020 - 17:09

Même si ce testament philosophique de Sade est très largement compromis, édulcoré, auto-censuré, il est enfermé chez les fous à Charenton et espère encore une remise en liberté, il se fait par exemple déiste a minima, comme Rousseau (mais si on lit avec attention c'est ambigu à souhait), je pense qu'il mérite d'être lu, il nous transporte au delà du nuage empesté qui encombre encore largement la connaissance du personnage : " Variétés philosophiques et littéraires, 1808, tome II, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6471978g ", la réimpression numérique est disponible, c'est franchement plus pratique, lire sur écran est éprouvant, et j'aime encore bien lire un crayon à la main. C'est les derniers mots d'un vieillard, enfermé, au Monde, à la postérité, et on le ressent. Salut Donatien ! Si un type comme Sade a pu changer, l'espoir n'est donc jamais perdu !

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Message par neopilina Sam 15 Aoû 2020 - 1:48

Les drouilles littéraires de Donatien Sade.

La doxa actuellement en vigueur à propos de Sade, c'est qu'il est imprimé pour la première fois à 51 ans avec la " Justine " de 1791. C'est intenable, ça le devient de plus en plus, lentement mais sûrement : effectivement Sade est encore aujourd'hui un continent à redécouvrir et à découvrir. Au XX° siècle, on s'intéresse beaucoup à lui, de grands noms se penchent sur son cas. Par exemple, je prends le premier qui me vient à l'esprit, Simone de Beauvoir. Elle jette un oeil, se fait sa propre idée et rend un article intitulé très ironiquement " Faut-il bruler Sade ? " Beauvoir sait très bien qu'on ne brule pas les livres, même pas " Mein kampf ", surtout pas " Mein kampf " d'ailleurs. Et elle dit, elle s'est forgée sa propre opinion, mais elle rejoint d'autres qui se sont exprimés avant elle et d'autres après : Sade est devenu écrivain en prison, avec " Les 120 Journées de Sodome ", à la Bastille, en 1785, il a 45 ans. Il a enfin trouvé sa voie, on a un tonneau des Danaïdes positif, il lui suffit de tremper sa plume pour que ça vienne. Je reconnais moi-même totalement cet événement fondateur, cette rupture inaugurale, fondatrice, pour Sade.
A contrario, ce n'est pas d'hier que Donatien veut écrire et se faire imprimer, et ça a commencé bien avant cette détention là, qu'on appelle le " Grand enfermement " (expression de Pauvert), de 1777 à 1790, de 37 à 50 ans. Alors, avec Beauvoir, et tant d'autres, je dis qu'il devient un écrivain en prison, mais, " nuance " qui me semble d'importance, il écrivait et imprimait depuis longtemps. Toute sa vie cet homme a voulu être un écrivain, et à force de travail et d'effort, il l'est devenu, notoirement suite à cette expérience unique, extrême, fondatrice, des " 120 Journées ". Au milieu du XX°, Maurice Blanchot aussi se penche sur le cas Sade, et il sort un peu des commentaires habituels, parfaitement valables, en disant : " Ecrire est la folie propre de Sade ", ça nous change un peu de lieux communs, et il a raison : Sade est un plumitif, et j'enfonce le clou, j'insiste lourdement, compulsif. La drouille littéraire c'est aussi vieux que les écrivains et ça durera tant qu'il y en aura. La drouille digne de ce nom tombe dans l'oubli dés le vivant de l'auteur, et même celui-ci, toujours de son vivant, n'a pas trop envie qu'on s'attarde sur ses échecs : Sade lui-même, dans une de ses drouilles, réclame explicitement le droit à l'oubli pour les échecs de l'écrivain. En vertu de son voeu le plus cher, laisser une trace dans la postérité, il comprendrait bon gré mal gré, que je me permette de ne pas le suivre sur ce point. Et ce qui vaut pour le cas général, vaut encore plus pour Sade : de son vivant, une drouille de Sade, c'est un double handicap. Enterrées de son vivant avec son accord, après sa mort, on oubliera jusqu'à l'emplacement de la tombe, si j'ose dire. Encore aujourd'hui, on peut voir des bibliographies d'auteurs très connus qui s'épargnent ouvertement, délibérément, de mentionner les drouilles du dit auteur, et ça se comprend. Si on veut les trouver, il faut passer à la littérature spécialisée. La littérature est d'abord un plaisir esthétique et le terme de drouille utilisé en littérature signale cet échec précis. Mais aujourd'hui, même les drouilles de Sade intéressent parce que, justement, se sont celles de Sade, elles documentent une trajectoire horriblement lacunaire, puisqu'elle commence, à ce jour, avec la " Justine " de 1791.
Rechercher les drouilles de Sade, ça consiste en quoi, le plus concrètement du monde ? C'est se coltiner, et le mot est faible, une sorte de " monument ", unique dans l'histoire de l'humanité, qui ne s'était jamais produit avant et qui ne se reproduira pas : la littérature clandestine du XVIII°, qui est constitutivement pensée, conçue, faite, en son temps, pour dérouter la curiosité, une " qualité " qui persiste pleinement, même si l'intention du " curieux " a bien changé. Pour faire très clair, très court, c'est très exactement le principe de l'aiguille dans une botte de foin.
A contrario, à la décharge expresse de Sade, il lui arrive de réussir à se faire imprimer alors qu'il est détenu. Et dans ce cas, avec ou sans l'aval, informel, d'une autorité (ce qui peut arriver), il ne peut pas se permettre des écrits trop scandaleux qui déclencheraient une enquête qui mènerait jusqu'à lui, et donc, au cas échéant, qui compromettrait également quelqu'un qui s'est montré complaisant avec lui. Dans ce cas précis, que je nomme " oeuvres du prisonnier ", il y a des " drouilles " de Sade dont le caractère de " drouille " n'est pas uniquement du fait de Sade.

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Message par neopilina Mer 19 Aoû 2020 - 16:29

Après quelques précisions, si ce n'est nécessaires, qui me paraissent utiles pour s'y retrouver un peu, je pense aux néophytes, il n'est jamais trop tard pour s'intéresser à Sade, il le mérite, il l'a mérité, et a consacré, sacrifié, son existence à le mériter, je soumettrais au débat public, contradictoire, à celles et ceux que Sade intéressent, des propositions d'attributions à celui-ci une liste d'imprimés. Je donne à chaque fois les données bibliographiques que j'ai pu rassembler relatives aux dits imprimés et à la suite mes remarques concernant l'ouvrage. La mention " Edition originale " doit être considérée " jusqu'à nouvel ordre ". Dans certains cas, notamment lorsqu'il y a une modification significative du titre, j'ai d'abord découvert une réédition, et, ensuite, parfois longtemps après, une édition antérieure. Ou encore, on peut voir plusieurs éditions la même année, etc., on peut parfois distinguer l'E.O. Autre petite péripétie : une même impression, un même tirage (examen de la typographie, de ses défauts, etc.) est mis à la vente en plusieurs fois : on a seulement la page de titre qui change. Ou encore, une édition originale, très soignée, chez des imprimeurs de renom, qui vite épuisée et non rééditée par le premier imprimeur, fait l'objet d'éditions pirates, de colportages, de foires, sur gros papier, et ce la même année. Sade est un acteur hyperactif de l'impression clandestine de son temps, il en maîtrise tous les codes, y est complétement à l'aise, s'il peut être victime de certaines pratiques, il ne manque pas de les pratiquer. On a déjà des exemples parfaitement avérés où Sade se plaint de plagiats (des pans entiers d'Aline et Valcour) ou d'édition pirates (" Pauline et Belval ", ouvrage d'un tiers non-identifié que Sade a accepté de corriger et de préfacer). Après la libération de 1790, Sade n'hésite jamais à se défendre, même quand il s'agit de nier l'évidence, la paternité des ouvrages qui ont fait sa célébrité. Il faut absolument dire un mot sur le " Journal de Paris ", le premier quotidien de l'histoire de France (1er janv. 1777). L'étude de cet imprimé sera à elle seule la cause d'un nouvel épisode, très très fructueux, des recherches sadiennes. C'est d'abord dans les colonnes du " Journal " que paraissent un petit passe-temps de Sade, ses " Anecdotes historiques ". Sans qu'on sache pourquoi (soutien discret de Marmontel et de quelques autres ?), cet organe progressiste, scruté à la loupe par les autorités, sera toujours bienveillant à l'égard de Sade, lui ouvrira toujours largement ses colonnes (et, somme toute, on ne peut écarter que ça soit vendeur) : billets sous une foule de pseudonymes qui n'empêchent jamais, à l'époque, une identification rapide (on lui répond, par exemple : " Cher Marquis ... "), annonces de publication, critiques de celle-ci. La critique des " Feuilles " à son endroit se divise bien sûr en deux : hostile ou bienveillante, encourageante, constructive. Certaines critiques hostiles lui renvoient carrément à la figure son passé (l'affaire d'Arcueil, etc.) et sa condition de prisonnier (on verra un exemple particulièrement cinglant, Sade réagira très dignement dans la préface de son ouvrage suivant). Mais son nom n'apparaît jamais, et pour cause : la législation en vigueur interdit que le nom d'un détenu par lettres de cachet soit imprimé, c'est ainsi qu'en 1781, alors qu'il est détenu au fort de Vincennes, Sade publie " Conseils d'un militaire à son fils ", " Avec Approbation et Permission du Roi " !, sans pouvoir faire figurer son nom (et cette parution fait l'objet d'une bonne critique dans le " Journal ") à cause de cette mesure, en lieu et place du classique, légal, " Avec Approbation et Privilège du Roi ", ce dernier étant nominatif. On voit régulièrement des " Feuilles " s'excuser d'avoir imprimé un nom qu'il ne fallait pas. A l'époque, personne n'est dupe, pas besoin du nom, c'est transparent, et tout le monde, au moins chez les lettrés, sait qui est qui. Mais ce n'est absolument plus le cas aujourd'hui. Cette mesure légale est le principal obstacle rencontré quand on se met à pister Sade entre 1777 et 1790. Du point de vue de l'oeuvre, je divise la vie de Sade en quatre période : avant 1777, libre (avec plusieurs incarcérations de plusieurs mois et deux évasions), de 1777 à 1790, emprisonné, de 1790 à 1801, libre (avec une incarcération de 10 mois lors de la Terreur, où il évitera d'extrême justesse le couperet), de 1801 à 1814, emprisonné (à Charenton, chez les fous, à partir de 1803). Globalement, Donatien Sade a passé un tiers de sa vie enfermé, principalement à cause de sa façon de penser, il faut régulièrement s'en souvenir. Dans les quatre cas, on rencontre d'une part, des difficultés considérables, spécifiques, relatives au contexte historique, avec bien sûr un parallèle significatif pour les deux grands emprisonnements, et d'autres parts des difficultés provenant de Sade lui-même, toujours contraint, à plus d'un titre, de se cacher, le tout se combinant à jamais pour compliquer à l'extrême la redécouverte et la découverte du continent sadien. Il est d'ores et déjà certain que Sade a été un personnage public des plus notoires pendant sa vie, et que nous n'avons pas pleinement reconquis cette dimension du personnage. Sade a été le Prisonnier de l'Ancien Régime, le Clandestin des Lumières, et le propos a ouvertement une portée philosophique, métaphysique.
Ce que je nomme et qualifie par " oeuvres du prisonnier " présente une foule d'intérêts pour les passionnés. D'un point de vue historique et biographique, le plus important me semble celui-ci : déjà en 1777, c'est bien un plumitif notoire, un maniaque de l'impression, qu'on arrête en tant que tel et qu'on maintient en détention à ce titre. Détenu, on laissera un peu de mou à la chaine, et cela même confirmera l'impression initiale : pas question de relâcher ce type dans la nature. Et, somme toute, l'Ancien Régime avait bien vu, ses raisons étant les siennes : " Justine " sort des presses en 1791. Et l'Empire, et la moraline qui va avec, en 1801, remettra Sade en prison, à vie. Lors de cette dernière détention une de ses parentes, qui participe activement à son maintien en détention et à le dépouiller de son patrimoine aux profits des familles, osera envoyer, le plus candidement du monde, à l'auteur du dernier grand texte des Lumières, la " Nouvelle Justine et l'histoire de Juliette, sa soeur " (imprimé de 1799 à 1801), un no man's land, tout à fait, comme il se doit, un exemplaire du " Génie du christianisme " de Chateaubriand (imprimé en 1802). Cette " bonne " dame ne sait pas que Chateaubriand est blacklisté depuis belle lurette : il appartient à " la tourbe dévotieuse " et aux " braves suppôts de la tonsure ". Mais cette anecdote illustre parfaitement le changement d'époque. Sade, caricature du Grand Seigneur, hautain, débordant de morgue, délinquant sexuel uniquement avec le " petit personnel " ou des prostituées au début de sa vie, jamais une femme du Monde n'a eu à se plaindre de lui, avait pris congé de l'aristocratisme, ce n'était certes pas pour signer avec le romantisme. Continuer à dire " de Sade ", " marquis de ... ", c'est, a minima, le méconnaitre, méconnaître une foule de documents déjà à disposition depuis longtemps. Qu'il renonce à ses titres et à la particule à la Révolution, c'est la moindre des choses, comme tous ses semblables, il n'a pas le choix. Mais maintenir et réitérer explicitement ce choix après, c'est autre chose, sauf à être un activiste royaliste, il n'y a plus de danger. On voit des gens s'adresser à lui, par la voie publique ou à titre privé, lui donner du " Comte ", écrire " de Sade ", et on voit Sade répondre en public et en privé, signer, " Sade ". Son testament (1806) commence ainsi, et c'est lui qui souligne : " Testament de Donatien Alphonse François Sade homme de lettres ". Qu'on lui accorde ou pas, on voit très bien quel " titre ", qualité, il revendique. Il serait temps d'y penser sérieusement. A titre personnel, je ne dis donc jamais " marquis ", etc., mais, " Donatien " ou " Sade ".

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Message par neopilina Jeu 20 Aoû 2020 - 20:42

- Avant 1777, libre (avec plusieurs incarcérations de plusieurs mois et deux évasions).

- Je n'ai pas pu lire le texte dont il va être question, ni même voir la page de titre des deux imprimés qui le reproduisent, je condense donc les données que j'ai pu recueillir : " Les serruriers par hazard ou le jaloux pris dans ses filets ", opéra bouffon en un acte, avec musique de M . Valois, chez L. Chambeau, Avignon, 1762, et, même année, chez Jean Chapuis à Bordeaux, par L. P. de Bernowlly. J'attribue a priori ce texte à Sade à cause du suivant :
- Page de titre : " Le philosophe soi-disant, comédie en trois actes et en vers, représentée pour la première fois à Bordeaux par les Comédiens Français et Italiens, le 9 octobre 1762, par le Sieur De Bernowlly. A Bordeaux, Chez Jean Chapuis, Imprimeur du Spectacle, sur les Fossés de l'Hotel de Ville, 1762 " (mention d'une réédition d'un " Philosophe soi-disant " par L. P. de Bernowlly en 1764, avec la précaution suivante : je n'ai pas pu lire ce texte et donc vérifier que c'est le même qu'en 1762, et avec cette pièce, manifestement fétiche chez Sade, on va vite voir qu'il faut être très prudent).

- Remarques. On ne connaît pas à ce jour d'autres imprimés de ce L. P. De Bernowlly, pseudonyme fantaisiste à souhaits, peut être une contraction de " Beverley ", pièce de Saurin, et de " Lovelace ", que Sade aime beaucoup, pour le second, on s'en serait douté ! On trouve dans les référencements une forme francisée : L. P. De Bernouilly. Les archives du théâtre de Bordeaux attestent trois représentations, en clair, un bide complet, Sade y reviendra lui-même, et on n'a pas fini avec " Le philosophe soi-disant ", dont on connaît une autre version manuscrite depuis le XX° siècle. Le plus étrange, c'est que le Sieur de Bernowlly attendra 28 ans, 1790, pour refaire surface, et ce à Paris, dans les archives d'un théâtre, cette pièce a été jouée 10 fois au théâtre du Palais Royal entre le 2 octobre 1789 et le 19 juin 1790, alors que Sade est libéré par l'abolition des lettres de cachet le 2 avril 1790. Sade aurait-il plus d'amis, de soutiens, qu'on ne l'imagine ? Je pense que c'est le cas, on verra assez que c'est le cas, et que ceux-ci soient très discrets à ce sujet, encore une fois, on compatit, ce n'est pas une sinécure. Le Philosophe soi-disant apparaît pour la première fois sous la forme d'une petite nouvelle dans la première édition, 1761, des " Contes moraux ", un recueil à grand succès, constamment augmentés, réédités, de Jean-François Marmontel. Il n'est donc pas question d'une création mais d'une adaptation pour le théâtre. La correspondance entre le marquis et son épouse atteste que pendant l'incarcération de Sade au donjon de Vincennes puis à la Bastille, celui-ci, via la marquise, requiert des avis sur ses productions, surtout du Père Amblet, son ancien percepteur, qui compte beaucoup aux yeux de Sade, mais on voit aussi Sade requérir l'avis de Marmontel dans cette correspondance. Cette amitié, même très discrète, a été durable, et on sait que Marmontel est à Avignon en 1762 et que c'est un fondateur et longtemps pilier du " Journal de Paris ", j'y reviendrais en son temps.

- Page de titre : " Le Philosophe soi-disant, Comédie, En vers et en trois actes. " De Paris au Japon, du Japon jusqu'à Rome, Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme ". Boileau. Le prix est de vingt-quatre sols. A Amsterdam, Et se trouve à Paris, Chez Gueffier, fils, rue de la Harpe, vis à vis la rue S. Severin, à la Liberté, 1766 ".

- Remarques. De Jean-Louis Lesbros de la Versane, et donc selon moi, et de Sade. Lesbros de la Versane est un riche négociant marseillais qui a sa propre bibliographie. Supposer une " collaboration " (faute de mieux en l'état) entre lui et Sade a minima entre 1766 et 1770, comme je le fais, nécessite un réexamen de toute sa bibliographie à la lumière de cette hypothèse. Cette édition (différente de celle de 1762, ci-dessus, et de celle connue via manuscrit) est dédiée à une comtesse de S***. La notice la plus complète qu'on peut trouver à ce jour sur Lesbros de la Versane est dans " Le cahier d'esquisse de Marivaux et autres textes " de François Moreau, 1992. Dans cet ouvrage, François Moreau attribue le manuscrit qu'il étudie et reproduit à Lesbros de la Versane. Je ne connais pas Marivaux. Mais un peu Donatien, qui entre autres est extrêmement facétieux. Je pense qu'une autre expertise en écriture de ce manuscrit par un spécialiste de Sade mettrait un terme à une suspicion que j'estime légitime. On y voit, d'un point de vue sadien, des choses très troublantes. Lesbros a publié une compilation de textes de Marivaux en 1769, qui a eu succès certain et mérité, les textes choisis sont unanimement reconnus comme de qualité, " L'Esprit de Marivaux ou Annalectes de ses ouvrages, Précédés de la vie historique de l'auteur, A Paris Chez la veuve PIERRES, libraire, rue Saint Jacques, 1769 " (et au moins une réédition en 1774, Chez Costard, à Paris). On trouve dans la préface deux lettres inédites de Marivaux. Les spécialistes de celui-ci pensent qu'elles peuvent très bien être de Marivaux. A titre personnel, sadien, je les trouve suspectes, dans les deux, il est question d'une comtesse. Et le sujet de l'une d'entre elle, la paresse, n'est pas de matière à rebuter les biographes de Sade, c'est un couche-tard, abonné aux grasses matinées (à Vincennes puis à la Bastille, il se battra, et obtiendra, de ne plus être réveillé à l'heure prescrite), notamment en prison, où il travail comme un forcené, il aime bien son lit, comme on dit, c'est une matière à rire bien connue de ses familiers. Par nature, une compilation, ce genre d'ouvrage, à part la préface, offre donc très peu d'éléments intrinsèques pour se faire une opinion.

- Page de titre : " L'Orpheline, Pièce nouvelle, En vers et en un acte, Le Prix est de vingt-quatre sols. A Amsterdam, Et se trouve à Paris, Chez Gueffier, Fils, rue de la Harpe, vis à vis la rue S. Severin, à la Liberté, 1766 ". Après la pièce, on trouve un " Bouquet à Cloris ".

- Remarques. Classiquement attribuée à Jean-Louis Lesbros de la Versane. La dédicace commence ainsi : " A Madame la Comtesse de S*** ... ". Suit dans l'avis de l'éditeur, une lettre supposée de l'auteur à un ami. A priori, ça serait une lettre de Lesbros à quelqu'un. Je ne le pense pas, mon opinion, c'est que c'est une lettre de Sade à quelqu'un. Suis-je moi-même bien certain que Lesbros est impliqué dans cette impression ? Présentement, je ne dispose d'aucun élément pour l'affirmer.

- Page de titre : " La Raison en délire, ou Les Sages du siècle, première partie [il y en a trois], A Amsterdam, Chez Screuder, Libraire. 1768 " (et une réédition en 1774 sous le titre légèrement modifié " Les Sages du siècle ou la Raisin en délire ", Chez Costard, A Paris, et une autre en 1782, Chez Onfray, A paris).

- Remarques. Anonyme chronique. C'est à ma connaissance le premier ouvrage sadien. On y rencontre des prototypes de personnages que nous aurons tout le loisir de voir évoluer de façon absolument caractéristique. Et Sade se permet d'asticoter, de compromettre allégrement, sa belle-mère, qui, on le sait, ne va pas apprécier du tout. Le ciel de Donatien se noircit, c'est bien sûr de sa faute. Quelle que soit l'édition, l'ouvrage est rarissime, il a peut être été effectivement saisi, on voit toute la famille et le pouvoir essayer d'empêcher une impression après l'évasion de la forteresse de Miolans en 1774. Dans l'article consacré à Sade par Wikipédia, j'ai écrit à propos de cet ouvrage : " Sade, détenu à Vincennes, en juin 1777, attendant la révision de son procès de l'affaire marseillaise, écrit à la marquise : " Oh ! le beau profit qu'on a retiré de toutes ces prisons ! Voyez ce qui fut fait après celle de Lyon, ce qui s'est fait après celle de Savoie, ... " L'auteur relate ses aventures à un Duc. On trouve dans cet ouvrage les premières traces de nombreux prototypes des œuvres de Sade. Il compromet sa belle-mère et d'autres personnages importants non identifiés tout en se défendant, se réclamant d'un libertinage ordinaire qui ne menacerait pas l'ordre social. Le pari qu'il fait avec cette impression, et la réimpression de 1774, que le pouvoir informé par la belle-mère a tenté d'empêcher par tous les moyens (notamment via la perquisition à La Coste dans la nuit du 6 au 7 janvier 1774), s'est clairement retourné contre lui. L'ouvrage a peut-être été effectivement saisi, il est rarissime ". Dans cette liste d'imprimés que j'attribue à Sade, il est l'un des plus importants pour la connaissance de Sade apprenti écrivain. C'est l'ébauche à peine dégrossie d'un ouvrage sadien de la maturité, mais les spécificités sadiennes sont là, pour la première fois, bien saillantes. Sade se venge en imprimant, il le dit, il l'écrit, il fonce ainsi tout droit vers l'arrestation de 1777 et un emprisonnement auquel seule la Révolution pourra mettre un terme. On verra, à l'envi, ci-dessous, Sade s'éloigner de cette route, s'essayer à d'autres choses, en fait, il a touché à peu près à toutes les formes d'expression par écrit, et on le verra revenir à celle-ci définitivement, de façon irrémédiable même, après 1785.

- Page de titre : " Anecdotes, Pour servir à l'histoire secrète des Ebugors [bougres], à Medoso [Sodome], L'an de l'ère des Ebugors MMMCCCXXXIII ".

- Remarques. De Sade, en 1769, selon moi. Je reprends ici ce que j'ai écrit à propos de cet ouvrage dans l'article que Wikipédia consacre à Sade, j'ajoute quelques mentions entre crochets, Wikipédia, " Sade " : " Dans une lettre de janvier 1782 au père Amblet, qui fût son précepteur, Sade écrit : " Dès que je serais libre ... ce sera avec une bien vive satisfaction que me relivrant à mon seul génie, je quitterais les pinceaux de Molière pour ceux de l'Arétin. Les premiers ne m'ont valu qu'un peu de vent dans la capitale de la Guyenne [Bordeaux]; les seconds ont payé six mois mes menus plaisirs dans une des premières villes du royaume, et m'ont fait voyager deux mois en Hollande sans y dépenser un sol du mien. Quelle différence ! " Le théâtre en question est " Le philosophe soi-disant " mais, étrangement, le ou les ouvrages érotiques évoqués allusivement en second n'ont jamais été identifiés. C'est pendant sa grande incarcération, 1777-1790, que les ouvrages, le style, de Sade ont acquis leur cachet si particulier, Simone de Beauvoir dit que c'est en prison que Sade devient un écrivain. Il a voyagé en Hollande de septembre à octobre 1769. On ne connaît aucune motivation à ce voyage et les spécialistes ont toujours pensé que c'était pour vendre et faire imprimer un manuscrit. L'ouvrage en question est peut être " Anecdotes Pour servir à l'Histoire secrète Des Ebugors (une anagramme de bougres) A MEDOSO (une anagramme de Sodome) L'an de l'ère des Ebugors MMMCCCXXXIII ". Cependant cette attribution se heurte à des objections typographiques ". C'est une parodie d'épopée qui raconte une guerre entre le Royaume de Cythère (les hétérosexuels), dirigé par les femmes, et la nation des Bougres. C'est un classique très connu de la littérature gay. L'auteur dit qu'il a été militaire, parle en amateur éclairé des comédiennes, de la fustigation, et les Jésuites, où Sade fût " initié ", font l'objet d'un traitement appuyé, acerbe (bougres notoires, fourbes patentés, conspirationnistes, régicides...). Il tient également à faire savoir que le Parlement de Paris est l'un des principaux partisans de Cythère. Ce Parlement qui en 1768, dirigé par Maupeou (certains documents du dossier judiciaire de cette affaire exhumé par Maurice Heine porte cette signature), ennemi du beau-père de Sade, ancien président honoraire de la Cour des Aides, contraindra la famille de Sade à placer celui-ci sous la juridiction royale pour le soustraire aux excès de zèle manifestes du Parlement qui voit là une excellente occasion de satisfaire l'opinion publique excédée par des excès d'aristocrates. Cette guerre se termine par un traité de paix dont deux articles peuvent évoqués l'affaire d'Arcueil : " Art. IV. Les cythéréennes traiteront désormais leurs prisonniers avec plus de douceur et n'exigeront point une rançon exorbitante [Rose Keller, affaire d'Arcueil, a réclamé la somme de 2 400 livres or pour retirer sa plainte]; elle sera réglée sur la qualité des captifs " et " Art. IX. Il y aura une sentinelle à la porte des magasins de Cythère pour empêcher les disputes qui pourrait survenir entre les vendeurs et les acheteurs [le type de mesure qui très précisément aurait empêché l'affaire d'Arcueil, même après l'inestimable découverte de Maurice Heine, du dossier judiciaire de cette affaire, procès verbaux d'audition des deux protagonistes, expertises des médecins, on en est toujours réduit au parole contre parole, mais on voit bien que chacun joue son rôle, Rose en rajoute, Donatien minimise] ". L'ouvrage se termine par ces mots : " Fasse le ciel que cette paix soit durable, ce sont là les vœux que je fais tous les jours dans ma solitude ". Un remarquable et paisible appel à la tolérance que tous les exégètes de cet ouvrage reconnaissent dans cette aimable bouffonnerie ". Ce à quoi j'ajoute, déjà mentionné ci-dessus, ce très édifiant passage d'une lettre à la marquise : " Oh ! le beau profit qu'on a retiré de toutes ces prisons ! Voyez ce qui fut fait après celle de Lyon [selon moi donc, ces " Anecdotes "], ce qui s'est fait après celle de Savoie [selon moi donc, la réimpression en 1774 de " La Raison en délire ... " de 1768], ... ".

- Page de titre : " Caractères des femmes, ou aventures du chevalier de Miran. " On ne doit point aimer quand on a le coeur tendre ". Fontenelle. Première partie [il y en à deux], A Londres, Et se trouve A PARIS, Chez la veuve PIERRES, Libraire, rue Saint Jacques, 1769 " (et au moins une réédition en 1772 Chez Fetil).

- Remarques. Classiquement attribué à Lesbros de la Versane. Il y a indéniablement deux " mains " à l'oeuvre dans cet ouvrage, et dans les portraits de femmes de la première partie, j'identifie Sade sans difficulté.

- Page de titre : " Les soirées d'un honnête-homme, ou mémoires pour servir à l'histoire du coeur. Par l'Auteur des Caractères des Femmes. " De tous les sentimens qu'inspire la nature, L'amour est le plus beau, quand la vertu l'épure ", " L'honnête criminel, Comédie ", A Londres, Et se trouve à Paris, quai des Augustins; Chez Dessaint Junior, à la Bonne -Foi, près de la rue Git-le-Coeur, [chez] Couturier fils, au Coq, 1770 ". Et une réédition mentionnée, mais à contrôler, ce que je n'ai pas pu faire, n'ayant pas trouvé sa numérisation s'il y en a une, on va voir de suite pourquoi, " A Londres, Et se trouvant A Paris, Chez Fetil, 1773 ". Parce qu'on peut trouver cet ouvrage avec la page de titre suivante : " Les soirées d'un honnête-homme, ou mémoires pour servir à l'histoire du coeur [la mention " Par l'Auteur des Caractères des Femmes " a disparu], A Varsovie, Chez Jean-Auguste Poser, Libraire du Roi; Et à Paris, Chez Jean-Costard, Libraire, rue S. Jean-de-Beauvais, 1773 ". Les pages de ce " livre " sont issues de l'impression, du tirage, de l'édition originale de 1770, l'examen de la mise en page, de la typographies, des défauts mêmes de typographies, d'impression, bavures d'encre, etc., le montre sans aucun doute. Plus grave, une bonne vingtaine de pages sont tout simplement absentes de ce brochage, et d'autres ne sont pas dans le bon ordre !! On ne peut donc pas exclure, avant examen, que le livre également daté 1773, de Chez Fetil, ne soit pas du même tonneau. Cette façon d'écouler un stock d'invendus, avec un titre différent et/ou quelques années après la première mise en vente, etc., est un grand classique de l'impression de cette période. On en reverra ici même.

- Remarques. Bien sûr, à cause de la mention " Par l'Auteur des Caractères des Femmes ", ce livre a été attribué sans autre forme de procès à Lesbros de la Versane. La lecture de cet ouvrage est pénible, l'auteur, Sade selon moi, n'est pas dans son assiette. Et cela correspond à la période où il a une liaison avec sa belle-soeur et on sait aujourd'hui que Sade a été complétement amoureux de celle-ci, que le libertin s'est retrouvé complétement dépassé par ses sentiments. La fin de l'ouvrage est constituée par deux digressions de très bonne tenue : " L'âme est-elle plus remuée par le plaisir que par la peine ? " et " Les malheurs d'autrui sont-ils un motif de consolation pour les malheureux ? " Drouille accablante, d'un homme accablé, qui ne sait absolument pas comment sortir du pétrin où il s'est fourré comme un grand. Tout de même, on voit apparaître un gout prononcé, et qui ne cessera plus jamais, typique, caractéristique, de Sade, pour les digressions.

(à suivre)

EDIT : erreur sur la somme réclamée par Rose Keller pour retirer sa plainte.

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Message par neopilina Mer 9 Sep 2020 - 16:15

- Page de titre : " L'Hirondelle de Carême, ou le pouvoir de l'amour. " Repentimus Amor, repenté, Saepé fugit. Ex Auct ". A LONDRES. Et se trouve, A PARIS, Chez Pillot, Libraire, rue S. Jacques, à la Providence. 1771 ".

- Remarques. Hirondelle de Carême est le nom donné autrefois aux soeurs converses de la congrégation de Sainte Claire qui parcourant deux à deux la France pendant le Carême quêtaient pour leur couvent. Voilà un livre bien paradoxal en tant que livre : il ne s'adresse pas au grand public, au lecteur lambda, mais à un petit cercle de personnes au moins un peu informées, au courant, de la relation qu'il y a entre Sade et sa belle soeur, Anne-Prospère de Launay, soeur de la marquise, chanoinesse, sans avoir prononcer ses voeux, elle garde la possibilité de rentrer dans le monde. Quelques années plus tard, sa famille essayera de la marier, la future belle famille n'émettra qu'une condition à ce mariage, qui ne se fera pas, c'est que Sade soit enfermé à perpétuité. A partir de là, la préoccupation de Sade auteur est de noyer le poisson, donner sa version des faits, sans que le plus grand nombre puisse comprendre, précisément, de quoi il est question. La gageure, c'est de disperser, de ventiler, d'insérer, de fondre, des éléments totalement autobiographiques, parfaitement réels, y compris des extraits de lettres, dans une histoire totalement fictive, qui est donc tout de même, in fine, celle d'un amour impossible, condamné d'avance. Ceci compris, c'est avec la plus grande facilité qu'on peut les isoler, quand bien même Sade prend la peine de dédoubler son personnage. Le texte est précédé par un " Epitre dédicatoire à Mlle *** " et d'un " Discours préliminaire ", je les reproduis et souligne ce que je commenterais : " Epitre dédicatoire à Mlle ***. Vous qui devez arrêtez le cours orageux des malheurs de d'Amanti [Sade, dans ce texte, se représente sous les traits de deux soupirants à l'héroïne, bien malheureuse, Philan puis de d'Amanti], vous qui devez essuyer les larmes que chaque jour il ne cesse de répandre pour la tendre et vertueuse Sizipha [personnage totalement fictif]; vous, dis-je, qui, sans être moins tendre, êtes aussi vertueuse qu'elle, daignez agréer, dans le tableau des erreurs de cet Amant infortuné, le témoignage le moins suspect d'une fidélité éternelle. Si son coeur fût sensible, ne vous en offensez pas : cette sensibilité est un triomphe certain pour le vôtre. Que ses fautes ne vous fassent concevoir ni horreur, ni mépris pour lui : ces leçons conduisent souvent à la sagesse. Pour avoir donné dans quelques travers, on n'en devient pas moins vertueux, bon père de famille, et tendre époux. J'ai l'honneur d'être ... " La destinatrice, la seule personne en mesure d'arrêter " le cours orageux des malheurs de d'Amanti ", c'est la belle-mère de Sade, la mère des deux soeurs. Celle-ci a dû apprécier très très modérément, pour euphémiser, ce persiflage, il dit donc : " vous, dis-je, qui, sans être moins tendre, êtes aussi vertueuse qu'elle ", c'est vénéneux à souhait, avant de séduire la jeune Anne-Prospère, dont il sera sincèrement amoureux, Sade a séduit sa belle-mère (c'est une question qu'on se pose depuis longtemps, je donne, à lecture d'éléments que tout un chacun peut se procurer, ma conviction intime à ce sujet). Le discours préliminaire : " Que tout l'Univers ignore celle que je peins, sous le nom de Bénigne [c'est raté, c'est Anne-Prospère, c'est le genre de risque qu'on court quand on est un maniaque de l'impression, mais, à sa décharge, il a fait une promesse, on va le voir]. Que d'Amanti mérite les plaintes et la juste pitié de ses lecteurs. S'il publie ses égarements, ce n'est point par ostentation, ni par une suite de la dépravation de son coeur, mais par la condescendance la plus marquée aux volontés de Bénigne. Peut-être cette complaisance est-elle indiscrète. Une femme outragée est souvent injuste : son déshonneur est même quelque fois le prix de son injustice. Elle exigea de d'Amanti, pour dernière preuve de son souvenir, qu'il fît une confession générale; en bon pénitent, il la fait publique. Il le lui promit : l'honnête homme se doit à sa parole ", et j'ajoute, en fin d'ouvrage, le renouvellement explicite de cette promesse : " L'amour propre offensé se confond aisément avec l'amour furieux; mais dans la position de Bénigne, l'un n'est pas sans l'autre. Elle finissait son outrageante lettre en l'engageant, pour lui donner une dernière marque de son souvenir, à faire une confession générale. D'Amanti, plus touché de la perte de Sizipha que des outrages de Bénigne, lui répondit, sans aigreur, qu'elle serait obéie; qu'il ferait même plus, qu'il la rendrait publique ". Si Anne-Prospère réclame " une confession générale ", c'est Sade qui décide de la rendre publique, en l'imprimant. Dans cet ouvrage Sade nous raconte une rupture définitive avec sa belle-soeur, et sans doute que l'intention est réelle, mais on reverra Anne-Prospère après 1771, au château de Lacoste, et au " plus près " de Sade. En 1772, quand l'affaire de Marseille éclate, elle est à Lacoste, et, comme sa soeur, n'ignore plus grand chose, sans doute depuis longtemps, du tempérament de son beau-frère, le vendredi 10 juillet 1772, elle écrit à Sade (source Maurice Lever) : " L'affaire fait un bruit affreux; on vous condamne. Jugez de ma situation. Je ne vous en parle point et espère bientôt être dans l'impossibilité de vous en entretenir. N'ayant point fait votre bonheur, je n'ai plus qu'à mourir. Oui, c'est à cet unique terme que me conduisent mes désirs. Je ne veux plus voir que votre affaire finie; et après, mon tombeau. Adieu. Mes larmes sont ma seule nourriture; puissent-elles couler encore une fois près de vous ! J'ai fait donner des secours à ces malheureuses [les deux prostituées, sur les cinq impliquées, tombées malades à cause d'un abus, encouragé par Sade, de " dragées " qui combinent deux principes actifs bien connus des libertins et des professionnels du sexe, l'un pour provoquer des flatulences, dont Sade est un grand amateur, et l'autre pour provoquer d'abondantes sécrétions vaginales et rectales] ". Le lendemain les deux soeurs sont au Parlement d'Aix pour tenter de limiter les dégâts, d'empêcher le dépôt de plaintes, etc. Ce qu'elles réussiront, mais a contrario le Parlement d'Aix, totalement acquis au chancelier Maupeou, ennemi juré de la belle famille de Sade (très proche des anciens parlements), en totale contravention avec la loi de l'époque, instruira quand même pour tentatives d'assassinat et sodomie, notoirement avec son valet; classiquement les prostituées interrogées nient catégoriquement l'avoir commise, les peines encourues pour ce crime sont encore extrêmement sévères. Avec une célérité remarquée à l'époque même, Sade et son valet seront condamnés à mort. Cet arrêt, totalement illégal, sera cassé en 1777, une fois Sade incarcéré. Une semaine après cette lettre, Anne-Prospère suit Sade dans sa cavale italienne, fin juillet, ils sont à Venise. Début octobre, Anne-Prospère rentre au château (d'où sa famille la réexpédiera à son couvent), et Sade prend la direction de la Savoie (alors Etat étranger). Cet ouvrage nous le montre bien en train d'essayer de sortir de ce pétrin où il s'est retrouvé complétement pris.

- Intitulé de la page de titre (que je n'ai pas vu donc) relevé dans un des rarissimes référencements dont fait l'objet cet almanach : " Almanach de nuit A l'instar De celui de la Marquise D.N.N.C. Utile aux dames du grand monde. Et aux petits maîtres. Pour l'année bissextile. M.D.C.C.L.X.X.V.I. [1776] Contenant des anecdotes nocturnes des Prédictions nouvelles et autres choses. Par M. de la ... Chevalier des R ... [roubignoles]. " Cedo nulli " [devise d'Erasme : " Je ne fais de concessions à personne "]. Imprimé aux étoiles Chez Vesper, rue du Croissant. A LA LUNE ".

- Remarques. L'auteur de " L'Etourdi ", 1784, revendique explicitement la paternité de cet almanach, page 80 de la première partie, dans une note en bas de page que voici : " Voyez l'almanach de nuit, année 1776. Cet almanach est de l'auteur de ces lettres ". Au XIX° siècle " L'Etourdi ", titre hommage à Molière que Sade vénère, est classiquement attribué à Sade. Jusqu'à l'avis inverse d'Apollinaire, qui fera, si j'ose dire, jurisprudence, plus personne n'en parle. Tout le monde peut se tromper, moi le premier, et Apollinaire aussi, " L'Etourdi " peut être catégoriquement attribué à Sade , j'y reviendrais en son temps. Et donc si " L'Etourdi " est de Sade, le dit almanach aussi. Comme indiqué dans le titre, Sade s'inspire d'un almanach mieux connu (disponible en ligne) : " Almanach nocturne. A l'usage du grand monde. à l'instar DE L'ALMANACH DE LIEGE. Pour l'ANNEE M.D.C.C.X.L.I [1741]. Enrichi de seize CENTURIES [petites prophéties en vers façon Nostradamus], d'une Historiette Nocturne à la fin de chaque mois, de Prédictions nouvelles, de Remarques curieuses et d'Enigmes Nocturnes. Par Madame la Marquise D.N.N.C. imprimé A NUITZ Chez Serotin Luna, au Vesper ". Cet almanach, déjà licencieux, fantaisiste, clandestin, est attribué à Jean-Florent, chevalier, de Neufville de Brunaubois Montador, 1707-1770 (?). En 1862, Charles Monselet, " le roi des gastronomes ", qui est aussi un fin lettré, grand amateur de livres interdits, publie " Les galanteries du XVIII° siècle ", réédité en 1875, " Les amours des temps passés ". Il y consacre un très court paragraphe à " L'Etourdi ", et à son almanach, où il ne nomme pas l'auteur, contrairement au reste de l'ouvrage, je souligne : " XX - L'Etourdi A Lampsaque 1784. Il faut être doué d'une effronterie rare pour copier l'introduction entière du " Soupé des Petits Maîtres ", l'aventure des deux religieuses dans les " Confessions générales de Wilfort ", une anecdote de lanterne magique aussi connue que l'enseigne de M. le Dru, et oser baptiser le tout du nom de " L'Etourdi ". L'audacieux arrangeur de cette compilation, qui n'a pu être cependant assez crédule pour rêver l'impunité, pousse l'amour propre jusqu'à s'avouer, dans une note, l'auteur d'un " Almanach de Nuit " pour l'année 1776. Je me souviens d'avoir eu entre les mains cet almanach signé du chevalier des R.......s, et avoir été rebuté par le ton de sottise qui y règnent d'un bout à l'autre ". Cette critique est éreintante, jusqu'au fait de ne pas nommer l'auteur, que Monselet connaît et il le fait savoir : nommer les auteurs de textes licencieux est un des buts de son ouvrage, ici, il décide de ne pas le faire. Malgré des efforts périodiques, je n'ai rien trouvé d'autres sur cet almanach, la plus désespérante des recherches dont je rapporte ici les résultats. Outre l'attribution dont je ne doute pas un instant, je me contente, faute de mieux, de relever la présence de la devise d'Erasme qui détonne singulièrement au sein d'un titre pareil, qui annonce clairement la couleur.

Voilà, en l'état, pour la période " Avant 1777, libre (avec plusieurs incarcérations de plusieurs mois et deux évasions) ". Pour cette période, on rencontre deux difficultés : d'abord l'anonymat, pas question pour Sade d'imprimer son nom sur une page de titre, on sait aujourd'hui qu'il attendra 1795, 55 ans, pour le faire avec " Aline et Valcour ". Il y a pire, le Sade qu'on cherche n'est pas encore tout à fait Sade, il est en devenir, c'est un écrivaillon, amoureux des belles lettres et tenter par l'impression comme le fer attire l'aimant, mais on l'a vu, rien de bien écrit. Même maladroit au possible, on voit apparaître les premiers prototypes de personnages sadiens dans " La Raison en délire ou Les Sages du siècle " de 1768, sinon, l'écrivain, avec son style, son vocabulaire, sa prose (une prose aussi est une musique), ses récurrences, ses références, etc., etc., n'est pas encore là . Mais donc avec le temps, Sade va monter en puissance, travailler (comme un forçat, on va le voir) et trouver sa voie, et ça sera lors de la période qui suit, de 1777 à 1790. Arrêté en février 1777 (il est en cavale depuis 1772, en 1773, il s'est évadé de la forteresse de Miolans, etc.), après la courte évasion lors du trajet retour après la cassation de l'arrêt de la cour d'Aix de 1772, il est ramené au donjon de Vincennes puis transféré à la Bastille, le 29 février 1784, après la fermeture du premier, les deux prisons d'état les plus sûres du Royaume. Au printemps 1789, le faubourg Saint Antoine connaît les émeutes qu'on sait, la Bastille abritera un temps le citoyen Réveillon, pour lui éviter le lynchage (dans une lettre Sade demande avec gourmandise si le Citoyen Réveillon se porte bien !), le 2 juillet, Wikipédia : " il s’est mis hier à midi à sa fenêtre, et a crié de toutes ses forces, et a été entendu de tout le voisinage et des passants, qu’on égorgeait, qu’on assassinait les prisonniers de la Bastille, et qu’il fallait venir à leur secours ", rapporte le marquis de Launay, gouverneur de la Bastille, qui obtient le transfert immédiat [au milieu de la nuit la troupe surgit dans sa cellule, le ligote et l'emporte] de " cet être que rien ne peut réduire " à Charenton, alors hospice de malades mentaux tenus par les frères de la Charité. On ne lui laisse rien emporter. " Plus de cent louis de meubles, six cents volumes dont quelques-uns fort chers et, ce qui est irréparable, quinze volumes de mes ouvrages manuscrits […] furent mis sous le scellé du commissaire de la Bastille ". La forteresse ayant été prise, pillée et démolie (la tête de De Launay et quelques autres finissent au bout d'une pique), Sade ne retrouvera ni le manuscrit, ni les brouillons. La perte d’un tel ouvrage [les 120 Journées] lui fera verser des " larmes de sang ". Sade est délivré par le vote de la Loi abolissant la détention par lettres de cachet, il sort de Charenton (qu'il reverra, on le sait) le 2 avril 1790.
Je vais montrer, en examinant la production littéraire de Sade, que j'ai pu trouver pour cette période, que c'est bien, dès 1777, le plumitif compulsif et le maniaque de l'impression qu'on enferme et qu'on maintient en détention. L'ironie la plus grinçante, c'est que le pouvoir le laissera un peu s'exprimer et que c'est à l'aune de cette seule production, contrainte, Sade lui-même lève le pied pour conserver quelques droits, qu'il sera maintenu en détention : vu ce qu'il écrit enfermé, contraint, hors de question de le lâcher dans la nature. Cela constitue ce que j'entends par " oeuvres du prisonnier ", dont on connait déjà des exemples, mais ce pour la dernière période de sa vie à Charenton, Sade n'a pas l'accord du pouvoir, bien au contraire, la pression est extrême (présence de délateurs, fouilles, saisies, régulières, etc.), mais Constance, sa compagne, a obtenu le droit de résider à Charenton et de circuler librement, un vieux renard comme Sade, qui en a vu d'autres, n'a pas manqué d'en profiter, mais donc, pour ne pas se faire repérer, attirer l'attention, de lui-même, il lèvera le pied, j'y reviendrais. A ce titre, Sade c'est bien une " Plume " prisonnière en tant que telle de l'Ancien Régime. Libre, en cavale, etc., Sade disposait d'un temps limité pour travailler, avec la " prison " (Vincennes et Bastille, c'est des forteresses), il n'a plus rien d'autre à faire, on connaît même ses habitudes, son emploi du temps : lire et écrire. C'est bien en prison que Sade deviendra un écrivain. Quant les portes de Charenton s'ouvrent en 1790, la formation de Sade est terminée, la prison a fait de lui un des plus grands lecteurs de son siècle, Sade écrit comme d'autres dorment, sa capacité de travail est prodigieuse. Sade en tant que tel va donc devenir au fil des ans de plus en plus identifiable, mais ici, le curieux, le passionné, est confronté à une autre version de l'anonymat, imposé celui-ci, à la fin de cette période, il aimerait bien lui-même faire imprimer son nom, mais cette fois la Loi le lui interdit : c'est une mesure légalement induite par la détention par lettres de cachet, il est interdit d'imprimer le nom, de parler publiquement, de ces prisonniers. Régulièrement on voit une " Feuille " de l'époque imprimer un mea culpa officiel pour l'avoir fait. Pour le contemporain, ce n'est pas un problème, Sade emploiera une foule de pseudonymes dans le Journal de Paris, il est toujours rapidement démasqué. Quand il signe " Nigood d'Outremer ", il faut deux billets pour qu'un autre habitué des colonnes, qui signe de son vrai nom, le marquis de Ximénès (poète, auteur dramatique), lui réponde par : " Eh, M. le Marquis, la raison vous sied si bien ! ... " Le plus souvent, c'est beaucoup moins sympathique, on lui renvoie à la figure, sous forme à peine voilée, l'affaire d'Arcueil et/ou sa condition de prisonnier, et parfois ça " cogne " très fort : " Pour moi, je pense que seule la difformité de l'âme doit se cacher (" Le Jardinier d'Auteuil ", rousseauiste notoire) ". De telle sorte qu'on verra le lieutenant de police général, Jean Charles Pierre Lenoir, qui occupe ce poste de 1776 à 1785, aussi bien rappeler, dans les colonnes du Journal, Sade à ses devoirs que demander aux persifleurs à la dent dure de se calmer. Lenoir est ici un personnage absolument essentiel, c'est avec lui que Sade conclut un accord dont on ne sait rien, et que son successeur, Thiroux de Crosne, acceptera aussi, on voit Sade continuer à produire, imprimer et ce de plus en plus (dans les critiques littéraires, à propos des personnages de ses romans, on voit apparaître des formules tels que " atroces et révoltants ", ils ne sont pas nés avec la Justine de 1791, loin de là), mais dont on va voir les conséquences, sans lui, et le Journal de Paris, Sade n'a aucune possibilité d'exister à l'extérieur de sa cellule, même si c'est précisément cela qui fera perdurer son incarcération. A cause de cette mesure légale, nous peinons à pister Sade dans la montagne d'imprimés anonymes du temps, mais à l'époque c'est un détail sans importance, cela ne l'empêche pas de faire totalement fait partie de la vie intellectuelle de son temps, quand il sort de prison, c'est un personnage public, il fait partie du paysage, des meubles, il est connu, même du grand public, et avoir passé 13 ans à Vincennes puis à la Bastille, en 1789, ça fait une carte de visite, une notoriété publique. Les français ont d'abord connu le délinquant sexuel (ils savent pour Arcueil et Marseille, même si leur arrière plan politique, décisif, leur échappent, par contre, ils n'auront pas vent de l'affaire la plus grave, celle de l'hiver 74/75 au château de Lacoste), " le mauvais sujet " perpétuellement en fuite, mais maintenant ils savent aussi que Sade a été, longtemps, un prisonnier politique. Il ne faudrait tout de même pas trop s'étonner de voir Sade faire la Révolution, comme on peut, par défaut, encore le voir. Jusqu'à la Terreur, Sade sera un modéré, proche de modérés notoires (le ministre Jean-Marie Roland, etc.), défenseur acharné de la liberté d'expression, de la presse, des libertés fondamentales, il verra Robespierre avancer ses pions, et, courageusement, le dénoncer : c'est d'extrême justesse qu'il ne perd pas la tête, de telle sorte que, même aussitôt réintégré dans ses fonctions, " quoiqu'ex-comte " (sic, le cas est unique) après la chute de Robespierre, qui lui sauve la vie in extremis, radicalement échaudé, il décidera de prendre ses distances avec la chose politique.

- De 1777 à 1790, emprisonné (à Vincennes puis à la Bastille et, au début de la Révolution, 10 mois, à Charenton).

(à suivre)

_________________
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Message par neopilina Lun 21 Sep 2020 - 21:11

- Page de titre de l'E.O. : " Observations critiques et philosophiques sur le Japon, et sur les japonais. A Amsterdam, Et se trouve à Paris, Chez Knapen et fils, Lib.-Imp. de la Cour des Aydes, au bas du Pont S. Michel. M.DCC.LXXX [1780] ".

- Remarques. Parait au mois de mai 1780, je n'ai trouvé aucune autre édition, ni mention d'une autre édition. C'est une pseudo-synthèse des connaissances sur le Japon, prétexte à digressions de l'auteur. Les principales sources de l'époque sur le Japon ressortent des Jésuites, chez qui Sade a fait ses études, et des Hollandais, les seuls à pouvoir accéder au Japon quant Sade écrit cet ouvrage. Sade les cite parfois scrupuleusement, avec titre, auteur et page. Selon Sade, la présence d'espions du Cubo (traduction de l'époque pour le shogun), pouvoir politique, dans la garde du Daïro (l'empereur), pouvoir spirituel, " a pour objet la sûreté de l'état qu'il troublerait, s'il s'avisait de sortir des bornes de l'autorité spirituelle ", un point sur lequel il est extrêmement attaché de façon générale, la séparation du " sceptre " et de " l'encensoir ", comme toutes les Lumières. On apprend aussi page 90 : " Il [le Japonais] a outre cela un penchant singulier pour une autre espèce de plaisir qu'on ne doit point nommer… ", etc., on comprend que les japonais sont globalement des sodomites !, page 118 : " On y voit [sur les grands chemins] aussi grand nombre d'hôtelleries où l'on est servi avec autant de promptitude que de propreté et d'élégance, elles sont pourvues de bains communs et séparés, de musiciens, de farceurs, de filles de joye et de ganimèdes; cette dernière marchandise n'est nullement décréditée au Japon; il y a même des maisons destinées à l'éducation de ces jeunes victimes d'une passion abominable, ... Les Chinois, leurs rivaux éternels, viennent fréquemment au Japon, pour le plaisir seul de voyager et de profiter des agréments qu'une industrieuse volupté a répandu sur les routes publiques : aussi appelle-t-on communément le Japon le B** de la Chine ", page 233 : " Tous les Moines ne jouissent pas du privilège du mariage; on les oblige au célibat; mais ils se dédommagent d'une singulière manière de cette affreuse contrainte ", page 236 : " Le Noviciat dans la plupart des Ordres est fort austère, et le silence y est rigoureusement observé pendant ce temps d'épreuve; on exige des Novices une soumission aveugle aux ordres des Supérieurs, ce qui fait voir bien du chemin à ces jeunes gens ", page 237 : " On voit au Japon un Ordre de religieuses mendiantes, filles qui font vœu de se rendre utiles aux Voyageurs. Il n'est rien qu'elles ne fassent pour attendrir le cœur de ceux auxquels elles demandent galamment l'aumône. Elles rendent un compte exact de leurs quêtes à la Supérieure qui les gouverne, et lorsque l'âge où la fatigue a terni l'éclat de leurs pieux attraits, elles rentrent dans le cloître pour y remplir les fonctions destinées aux vieilles, et se nourrir dévotement du souvenir de leurs complaisances et de leurs victoires passées ", page 239 : " Il est bon d'observer que ceux des Japonais qui choisissent les Monastères pour le théâtre de leurs plaisirs, sont les plus incrédules sur l'article des dogmes et des cérémonies religieuses ; s'ils méprisent la croyance populaire, ils en recherchent avidement les voluptueux abus ". Sade relève avec intérêt que les Japonais sont passionnés de musique et de spectacles, traitent très bien les animaux, mais que la qualité du " papier " laisse à désirer — après avoir cité une référence, il commente : " Cette méthode de faire le papier n'est certainement pas aussi simple que la notre, et quelques beaux que soient les papiers japonais, je préférerai toujours pour l'écriture et l'impression ceux qui se fabriquent en Hollande. Il serait à désirer qu'en France on négligeât moins les papiers d'impression; ils sont actuellement de la plus mauvaise qualité ". Il est bien sûr très ironiquement question de la liberté d'impression. D'innombrables ouvrages portent à Amsterdam, Londres, Genève, etc., c'est parfois vrai, parfois faux. Si les hilarants délires sadiens en matière de " passions " et de moeurs sont forcément présents, c'est plus fort que lui, sa froide lucidité n'est pas absente. S'il regrette les massacres, la brutalité, qui accompagnent l'expulsion du christianisme, des portugais et des espagnols, il conclut très rapidement que l'affaire n'a rien de religieuse, elle est politique, et conclut que les portugais et les espagnols ne feront pas au Japon ce qu'ils ont fait en Amérique du Sud. Sans avoir l'air d'y toucher, cet ouvrage est une utopie, dépaysée, exotique, un grand classique du XVIII°, parfaitement subversive : " Regardez comme ça se passe bien au Japon (ou autre chez d'autres auteurs), alors que chez nous ...".

(à suivre)

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Message par neopilina Jeu 1 Oct 2020 - 18:06

- Page de titre de l'E.O. : " Conseils d'un militaire à son fils Par M. le Baron d'A****; Colonel d'infanterie. A Paris, Chez Dupuis, Libraire, rue de la Harpe, près celle Serpente. Et se trouve à Brest, chez Malassis, Libraire. M.DCC. LXXXI. [1781] Avec Approbation et Permission du Roi. " [302 pages + l'Approbation et la Permission].
- Réédition textuelle : " Conseils d'un militaire à son fils par Mr. le baron d'A**** Colonel d'infanterie. à Dresde, 1784. Chez les frères Walther " [327 pages].
- Réédition augmentée par Sade : " Le guide du jeune militaire, ou Instructions d'un père à son fils, sur l'Art militaire, ses devoirs, les vertus et les talents qu'il exige. Par M. le baron d'A***, colonel d'infanterie. Nouvelle édition, refondue et augmentée d'un très grand nombre de faits mémorables puisés dans l'Histoire militaire de la Révolution; d'un tableau sur l'organisation actuelle des armées en campagne, sur les progrès de l'Art de la guerre pendant la Révolution, et des notices sur quelques-uns de nos Généraux. Par DUBROCA. A Paris, chez Dubroca, Libraire et Editeur, rue Thionville, vis à vis la rue Christine, n. 1760. [chez] Rondonneau, au dépôt des lois, place du Carrousel, en face du Palais du Gouvernement. An X. - 1802. " [420 pages].
- Traduction et adaptation anglaise considérablement augmentée : " Military mentor. Being a Series of letters recently written by a general officer to his son, on is entering the army : Comprising a Course of Elegant Instruction, calculated to unite the Caracters and Accomplishments of The Gentleman and the Soldier. In two volumes. Vol. I. London : Printed for Richard Phillips, No. 71, St. Paul's Church-Yerd. 1804. T. Gillett, Printer, Crown-court, Fleet-street ". [deux volumes : 336 + 286 pages + 40pages d'index].

- Remarques bibliographiques.
Différences entre l'E.O., les " Conseils ... " de 1781, et le " Guide ... " de 1802. L'épitre dédicatoire à son fils des " Conseils " n'apparaît pas dans le " Guide ", on trouve à la place une épitre dédicatoire " Au général de division Alexandre Berthier Ministre de la Guerre ", et un avis de l'éditeur. Le travail de refonte et l'augmentation sont de Sade, avec peut être l'aide de son fils aîné, Louis-Marie, qui est effectivement devenu militaire et officier, on trouve dans les augmentations des détails extrêmement précis. Pour avoir ce genre de détails, il faut a minima connaître quelqu'un du milieu et en service actif. D'une part, on retrouve la quasi-totalité de l'édition originale, mais donc ici ou là, tout au long de l'ouvrage, il y a des ajouts, refonte. Sade reprend la table des matières de l'édition originale, à trois exceptions près, deux textes de l'édition originale, intitulés " De l'amitié " et " La Politique ", ont disparu, et entre les deux textes finaux de l'édition originale, " Du coup d'oeil " et " De la Lecture ", Sade intercale la plus grosse augmentation d'un seul tenant, intitulée " Chap. X. De l'organisation actuelle des armées en campagne, et des progrès de l'art de la guerre pendant la révolution ". Dans le texte final, " De la Lecture ", les recommandations de l'édition originale sont mises dans l'ordre chronologique, et cette liste de recommandations est très augmentée, une note en bas de page de l'éditeur, fort à propos, précise que celui-ci " les fournira aux militaires qui l'honoreront de leur confiance, à un prix raisonnable " ! Le travail de refonte est très bien fait et au final l'augmentation plus que significative : on passe de 302 pages à 420. A cause de mentions manuscrites sur certains exemplaires, cet ouvrage est classiquement attribué à un baron d'Anglesi. Après plusieurs années de recherches, je n'ai trouvé aucune trace de ce baron, pas même la moindre information sur ce patronyme, son origine.
- Sur l'édition anglaise de Richard Phillips. Ne lisant pas l'anglais, je ne peux pas comparer avec les " Conseils ... " et avec le " Guide ... ". Du peu que j'ai compris, dans son introduction, Phillips, qui connaît les " Conseils ... " et le " Guide ... ", reconnait les mérites intrinsèques de l'ouvrage original mais juge indispensable une adaptation au lectorat anglophone, il n'y est pas allé de main morte, cela donne deux volumes, 336 et 286 pages plus 40 d'index. Cet ouvrage sera un très grand succès dans le monde anglophone, on le trouve dans toutes les institutions (la bibliothèque de West Point, fondée en 1802, possède trois exemplaires de la première édition américaine, de 1808). Phillips publie sa première édition en 1804, vite épuisée, il y en a une seconde la même année, et il en publiera au moins cinq. En 1808, cette édition est imprimée aux U.S.A., à Salem par la maison " Cushing and Appleton ", en 1813, chez " Sherwood, Neely et Jones ", à Londres, etc.

- Remarques d'ordre général.
A quoi s'attend t-on quand on ouvre un livre de Sade : à de la provocation, à de l'outrance, à de la vexation, à être blessé, à de la subversion, à du malaise, etc., etc., etc., jusqu'au vertige métaphysique dans les " pires " ouvrages, c'est à dire les meilleurs. Mais pas ici, et pas qu'un peu : absolument pas, pas une phrase, pas une formule, pour " déraper ", je mets des guillemets, qu'il " dérape " donc, c'est ce qu'on attend de lui, c'est son fond de commerce, son génie. Pourquoi ? La réponse est très simple, dans le titre, et développée dans l'épitre dédicatoire : c'est un père qui s'adresse à son fils aîné. L'Aîné de l'Ancien Régime, c'est lui l'héritier des titres, des châteaux, fiefs, etc., etc., jusqu'à la mémoire familiale. Tous les aînés de ce genre de famille, celle de la plus haute noblesse, commenceront leur vie par une carrière militaire, un passage à l'armée, ils passent du collège à une école militaire. Ils sont les porteurs des espoirs de toute une famille, se sont eux qui par leur naissance on le droit de s'aligner sur la ligne de départ dans la course aux plus hautes fonctions. En l'état des connaissances actuelles, on a avec cet ouvrage, un Sade sans fard, sans masque, et tous ceux qui le connaissent savent que c'est rarissime, présentement, unique pour une impression. Dans la correspondance ? Dés que Sade s'empare d'une plume, il est en représentation, et, encore une fois, ceux qui connaissent sa correspondance le savent très bien, d'autant plus que celle-ci est censurée, lue par les autorités, souvent il invective l'infâme gribouilleur chargé de cette toute aussi infâme besogne. Sa correspondance n'est pas privée, et ça pèse très lourd sur celle-ci. Il y a bien des passages où il " oublie ", fait comme si l'oeil du tiers, de l'autorité, n'était pas là, où il est absolument sincère, mais donc on ne connaît pas du tout cela dans un imprimé. C'est selon moi un ouvrage capital. A la fin du XX° siècle, les grands biographes, les spécialistes, commencent, enfin, à se poser une question d'une extrême pertinence. Longtemps, jusque là, on a confondu Sade avec son oeuvre. Jusqu'à la fin du XIX° siècle on peut lire que les oeuvres de Sade étant inhumaines, il est donc inhumain. Et si cette oeuvre constituait un nuage bien empesté, bien sulfureux, etc., qui nous empêchait, très efficacement, solidement, de connaître Sade ? Pauvert dans sa grande biographie résume ainsi cette question : " Mais au fait, quand est-il de lui ? ", i.e. du fond de sa pensée, et la réponse est surprenante : on ne sait pas ou si peu. Et bien ici, cet ouvrage est plus que bienvenu : Sade tel qu'en lui-même, et c'est rarissime. Quelques citations, la pagination est celle de la réédition textuelle de Dresde (cette adresse pouvant parfaitement être fausse, pagination qui diffère un tout petit peu de l'E.O.) :
- " Vous entrez, mon fils, dans une carrière brillante, mais hérissée de difficultés. Je ne puis vous les montrer que de loin, vous guider seulement de la voix et de l'oeil. Livré à vous-même, vous avez besoin de conseils. Un père qui se flatte de trouver un jour en vous, la consolation et l'appui de sa vieillesse, est trop intéressé à vous en donner de bons pour vous égarer : recevez-les avec confiance; ils sont le fruit de l'expérience, de la méditation et du travail. Suivez-les avec docilité, vous les trouverez tous dictés par la tendresse (p.3) ".
- " Vous trouverez dans ce récit, dicté par mon amour pour vous, le précis de mes lectures et de mes réflexions ".
- " Il faut des passions à l'homme : les étouffer, c'est priver l'âme de son ressort le plus puissant; les modérer, les diriger vers le bien, c'est le chef-d'oeuvre de la philosophie. Mais si l'habitude des vertus, si les réflexions les plus judicieuses sont souvent impuissantes contre les efforts des passions; si l'homme le plus attentif sur soi-même, ne peut espérer d'acquérir une sagesse infaillible, du moins, avec le secours de l'age, et d'une raison longtemps exercée, pourra t-il parvenir à ce moindre degré de folie, dans lequel consiste peut être toute la sagesse humaine (p.19) ".
- " Achille, implacable, cruel, méprisant tout autre droit que celui de la force, ne m'offre guère que l'intrépidité d'un gladiateur (p.38) ".
- " La grandeur d'âme ne consiste pas seulement dans ce courage éclairé par la justice et par l'humanité, vertus sans lesquelles le courage n'est souvent que férocité; ... (p.52) ".
- " Les peuples ne souffriraient pas la moitié de ce qu'ils souffrent pendant la guerre, si les chefs d'une armée avaient attention qu'on ne fît d'autre dommage que celui qu'on est absolument obligé de faire. On pourrait par ce moyen continuer la guerre plus longtemps, on remplirait les devoirs de la nature et de l'humanité, et l'on ne s'attirerait pas l'indignation des peuples (p.116) ".
- " Pensons bien, voilà les fonctions de l'esprit !, sentons bien ce que nous avons bien pensé, voilà le plaisir de l'âme !, mais trouvons notre bonheur dans celui des autres, voilà le période et le raffinement permis de la volupté ! (p.123) ".
- " ...; le courage qui n'a aucun égard à la justice et à l'humanité, n'est pas autre chose que la férocité d'une bête brute; ... (p.200) ".
- " Si vous êtes heureux, jouissez tranquillement de votre bonheur, justifiez la fortune [c'est l'aîné] par le bon usage que vous ferez de ses faveurs; mais si vous m'accablez par le fastueux étalage d'une félicité qui semble me reprocher ma misère, qui veut m'en faire rougir, et qui me la fait sentir plus vivement, vous devez vous attendre que j'userai du droit que vous me donnez d'examiner de près la source et l'usage de tous ces biens, et de me venger des humiliations que vous me faites éprouver (p.201) ".
- " Je serai le premier à vous conseiller d'apprendre les jeux de commerce, pour n'être point un homme inutile dans la société des femmes, et pour vous ménager un délassement dans vos travaux et dans vos affaires : mais que ces plaisirs ne soient jamais pour vous que des plaisirs; ils cessent de l'être, dés qu'ils nous ont subjugués; dés que devenus passions, ils nous entrainent d'excès en excès, et ne nous laissent plus les maîtres de briser les chaînes qui nous accablent, que nous portons à regret, et dont nous rougissons en vain (p.211) ".
- " Il [l'amour] a l'art d'accommoder ses traits aux coeurs qu'il veut surprendre; et la beauté qui commence à nous plaire paraît toujours tout ce qu'on désire qu'elle soit. Méfiez-vous, mon fils, de cette passion, plus que de toute autre; on peut boire et jouer, sans être ivrogne et joueur; mais on ne se familiarise pas avec l'amour sans éprouver sa tyrannie (p.222) ".
- " Combien ne voyons-nous pas tous les jours des officiers qui, après avoir été les dupes d'un tas de filles perdues, devenus incapables d'une passion honnête, rejetés de la bonne compagnie, méprisés même par la mauvaise, finissent dans l'opprobre et dans la misère (p.224) ". Impossible de ne pas faire un commentaire, s'il n'y avait pas le mot " dupes ", et il faut le retrancher, Sade n'a jamais été dupes des filles de joie, bien au contraire, on sait qu'il les a brusqué dans sa jeunesse et qu'il a abusé de jeunes domestiques, c'est carrément autobiographique.
- " ...; mais un ouvrage qui doit attirer votre attention, et qu'il ne faut pourtant pas lire sans quelque méfiance sur les faits, est l'Histoire générale de Voltaire; elle étincelle d'idée sublimes et de vues profondes. C'est moins l'histoire, qu'une suite de réflexions sur l'histoire. Vous y trouverez une politique douce et conciliante, une philosophie amie de l'humanité, et des vérités terribles contre les ennemis de la paix, et contre les abus de la force et de l'autorité (p.294) ".
- " ...; mais un point essentiel est de s'accoutumer à penser et à écrire; en effet, ce n'est qu'en écrivant pendant longtemps, mal et beaucoup, qu'on apprend à rendre ses idées, à leur donner de l'âme, à avoir l'élocution nette et facile; ... (p.299) ".
- " L'envie de s'instruire naît de l'instruction même; l'étude devient un besoin, et l'on jouit avec plaisir, dans le silence du cabinet, de toutes les heures où, fatigué du monde, on est bien aise de le quitter; elles sont bien fréquentes, dans la vie même la plus dissipée (p.300) ".
- " Les esprits paresseux, ceux qui craignent le travail, fondent presque tout leur éloignement de l'étude sur l'ingratitude de leur mémoire; cet obstacle prétendu n'est qu'un prétexte de leur paresse. La mémoire est une qualité que tout homme apporte en naissant, l'exercice la développe, la forme et la fortifie. Le meilleur moyen de former et de cultiver sa mémoire, est de contracter l'habitude du travail, de la solliciter tous les jours, de la frapper le lendemain des objets qu'elle n'aura pas retenus la veille, de travailler une heure ou deux avant de se coucher, et de se demander compte de son travail à son réveil. On assouplira ainsi peu à peu cette mémoire, que l'on croit si ingrate, et envers laquelle on est injuste, parce qu'on ne l'a jamais cultivée. A quoi sert-il de lire ça et là quelques ouvrages, si l'on met dans ses lectures des lacunes de plusieurs jours, et si l'on va dissiper dans le tourbillon du monde les idées qu'elles peuvent avoir laissées ? Le jeune homme qui lit de cette manière, doit-il s'étonner d'avoir tout oublié ? S'il arrive que la mémoire se refuse aux efforts d'un jeune homme ambitieux de s'instruire, il peut se faire une mémoire artificielle, c'est à dire, suppléer à la mémoire par certains moyens qui puissent le remettre sur la voie : il pourra charger les interlignes et les marges de ses livres, de traits de plume ou de crayon, aux endroits qui l'auront frappé, ou qui lui auront fait naître quelques réflexions. Mais surtout qu'il s'habitue à faire l'analyse de chaque ouvrage, à commenter et même à critiquer ce qui lui paraîtrait être dans le cas d'être critiqué. Qu'il recueille avec soin ces extraits et ces réflexions; qu'il les mette en ordre, et qu'il en forme pour chaque objet d'étude, un cahier particulier. Ainsi d'abord les notes marginales fixeront ses yeux sur les morceaux les plus intéressants ; et en recourant au cahier des extraits, on trouvera le précis des réflexions et des pensées que ces endroits ont suggérées. Je ne parle pas de l'utilité dont ces extraits peuvent être dans le cours de la vie, de l'intérêt inexprimable que cette manière de travailler donne à l'étude, du sentiment délicieux avec lequel on revient sur ce qu'on a pensé; il n'est point de plaisir plus réel, que celui qui naît du succès de ses travaux; et l'homme qui veut et qui sait étudier, jouit de ses progrès, comme le laboureur du coup d'oeil de sa moisson (p.301) ".

(à suivre)

_________________
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Message par neopilina Dim 11 Oct 2020 - 17:33

- Page de titre de l'E.O. : " Pensées sur les femmes et le mariage dédiées aux hommes; Par un vieux militaire. " Nihil dictum est, quod non fit jam dictum prius ". A KEHL. M. DCCC. LXXXII ". 1782, avec frontispice non signé, légendé : " Oui, c'est la Vérité; la Femme est un problème ", un avertissement et un avant propos de l'auteur.
- Réédition absolument textuelle malgré la modification du titre : " Nouvelles pensées sur les femmes et le mariage; ou tableau vrai des moeurs de ce sexe. Dédiées aux Célibataires, et à tous les Hommes, en général. Tome premier [il y en a trois, l'E.O. dit " partie "]. PARIS, Chez Ducauroy, Imprimeur-Libraire, rue S. -Jacques, N. °279. AN XI - 1803 ". " Avant propos " est remplacé par " Préface ".
- Réédition textuelle, sans date, 1863 (toutes les sources contemporaines donnent sans difficulté cette date) : " Un million de pensées sur les femmes et le mariage Nouvelle Edition collationnée avec soin et annotée par Eugène Le Gai PARIS Passard, Libraire-Editeur 7, rue des grands-augustins Réserve de tous droits ". Eugène le Gai est un pseudonyme de l'éditeur, François-Lubin Passard, l'avertissement et l'avant propos de l'auteur sont précédés d'un billet " Au lecteur " signé Eugène le Gai (petit clin d'oeil à la grande famille d'imprimeurs de clandestins, Jules Gay et son fils Jean-Jules ?). Dans l'E.O. et la réédition de 1803, les pensées sont numérotées, pas dans la réédition de Passard.

- Remarques. J'ai découvert l'édition de Passard plusieurs années après les " Pensées ... " de 1782 et la réédition de 1803, et j'avais déjà la conviction intime que ce texte est de Sade. L'édition de Passard règle le problème. Passard, avec cet ouvrage, est sur le fil du rasoir, celui de la Loi. Un mot sur le contexte. La censure française du XIX° n'a rien a envier à celle de l'Ancien Régime, elle fait même souvent pire. Beaucoup d'éditeurs qui occupent ce créneau (l'illicite, le clandestin, l'érotique, le subversif, etc.) ont prudemment pris, notamment, la direction de Bruxelles ou d'Amsterdam, et, comme sous l'Ancien Régime, le ballet des ballots de " mauvais " livres a repris aux frontières. Au début des années 1890, à la suite de changements politiques, et donc juridiques, la situation s'améliore, et les éditeurs de ce genre reviennent en France. En attendant, Passard compose son ouvrage avec le risque bien manifeste du tribunal, de la prison, de l'interdiction d'exercer, d'amendes exorbitantes (visant expressément à ruiner). Passard a plusieurs objectifs, qu'il remplit très bien, dont celui de faire savoir à ceux qui ne le savent pas encore que ce texte est de Sade, et ce sans jamais imprimer son nom ! Il ne dit jamais " l'anonyme ", etc., il dit toujours " l'auteur ", il sait parfaitement qui c'est et il va s'ingénier à le montrer dans ses innombrables notes et dans les appendices. Cet ouvrage est une mine d'informations, de pistes et contient plusieurs petits textes de Sade. Le tout est autrement parfaitement inconnu. Sade écrit cela en 1782, c'est parfaitement concordant avec la biographie. Après l'épisode paroxystique de jalousie qui marque les années 1781 et 1782, on sait que les liens puissants qui unissaient son couple se désagrègent peu à peu. La marquise, sur injonction de Sade, alors jaloux au dernier degré, jusqu'au délire, ce qu'il reconnaîtra a posteriori, s'est retirée dans un couvent. Mauvais choix, et il le verra, il sentira les investigations et les progrès des confesseurs, en un mot, il verra la religion lui prendre sa femme. Via la correspondance, on connaît très bien cette période, l'épisode de jalousie puis le délitement, et cet ouvrage y trouve parfaitement sa place. En l'état, et à ma connaissance, l'édition de Passard est la plus intéressante réédition d'un texte de Sade avant les travaux du XX° siècle qui se font peu à peu de plus en plus librement. La liberté totale n'étant acquise qu'après le fameux procès de Pauvert, finalement remporté en appel en 1957. Il est de toute façon indubitable que la censure du XIX° nous a valu des pertes, si ce n'est irrémédiables, gravissimes, en informations et en textes, et auxquelles le curieux se heurtent aussitôt chaque fois qu'il se penche sur la vie et/ou l'oeuvre de Sade. Jules Gay qui est aussi un des plus grands bibliographes du XIX° siècle, encore très utilisé, indispensable, aujourd'hui en bibliophilie, prévient et se plaint amèrement de ce type précis de risques dans la préface de sa somme, " Bibliographie des ouvrages relatifs à l'amour, ... ", dernière édition en 1871, en 6 volumes. En 1881, courageusement, le mot est pesé, la grande maison d'éditeurs " Charavay frères " publie " Dorci ", un petit conte inédit, et parfaitement " anodin ", d'après manuscrit, annoté, signé de Sade, et préfacé, avec le même courage, par Anatole France, sous la forme d'une luxueuse plaquette en 269 exemplaires numérotés, pas très grand public. Aujourd'hui, on ne sait toujours pas d'où sortait ce manuscrit, idem donc pour les informations et les petits inédits ingénieusement publiés par Passard. Quand Passard donne ses sources, il le fait très très bien, travail impeccable (il donne par exemple la version originale anglaise, la traduction littérale en français, je cite, " du passage imité par l'auteur ", etc.), mais quand il ne source pas, il dit simplement " prises aux mêmes sources " (pour des variantes données en note de bas de page 355), ou il ne dit absolument rien sur l'origine de deux petits textes parfaitement sadiens, insérés entre d'autres parfaitement sourcés, qu'on trouve dans les appendices, " La vengeance d'une femme ", page 474, et " Description de l'ile du mariage et des iles adjacentes ", page 492. Pour finir, parmi mes exemplaires des " Nouvelles pensées ... " de 1803, deux portent des mentions manuscrites intéressantes. Pour le premier, sur la page de faux titre de la première partie, une main inconnue a écrit : " ce livre appartien au plus mortifian de tous les hommes ". A cette période " appartient " peut encore être entendu par " est de ", c'est le cas ici. Le deuxième présente une mention manuscrite de la main de Sade : " cet ouvrage fourmille de faute d'ortografes ou d'orthographe mais le lecteur instruit et attentif voudra bien les rectifier une nouvelle édition les fera sans doute disparaître ", et un ex libris manuscrit sur la page de titre montre que le livre change de mains (pas forcément celles de Sade) en 1812 : " ex libris fr. genest pharmacopoei 1812 ". Malgré mes efforts, " pharmacopoei " reste hermétique. Pharmacien ? En tous cas, ce terme apparaît au début du XIX° siècle. Et je n'ai pas trouvé de Fr. Genest aux alentours de Charenton en 1812 !

(à suivre)

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Message par neopilina Mar 17 Nov 2020 - 0:05

- Pages de titre de l'E.O. : " Les aventures d'un provincial ou histoire du Cher [chevalier] de Jordans. Première partie [il y en a deux]. A PARIS, Chez J.-Fr. BASTIEN, Libraire, rue du Petit-Lion, près de la Nouvelle Comédie -Française. M.DCC.LXXXII. [1782]". On rencontre fréquemment un défaut dans ce brochage : il y a un seul feuillet (deux pages) de la préface, qui en compte deux (quatre pages) et on trouve ce feuillet entre les pages 17 et 18.
- Réédition rigoureusement identique typographiquement, donc un second tirage en 1782 ou au début de l'année suivante : " Les Aventures d'un provincial, nouvelle parisienne. Première Partie. A PARIS. Chez les Marchands de Nouveautés ".

- Remarques. Drouille caractéristique, en attendant le tournant de 1785 (l'année des " 120 Journées "). Le début de la préface résume très bien : " Les deux parties de ce Roman sont d'un genre tout-à-fait opposé [la deuxième est un mélodrame encore plus mauvais dans son genre, que la première partie, plus gaie, spirituelle, dans son genre]. Dans la première l'Auteur a eu en vue de critiquer nos moeurs, et au lieu de le faire par des raisonnements, il a choisi un cadre plus heureux et plus agréable. Il a mis un jeune Provincial aux prises avec des jeunes-gens de qualité, ou du moins en ayant les allures, bien fous, libertins, avec ce qu'on nomme des roués, qui lui gâtent l'esprit, lui corrompent le coeur, le ruinent et l'abandonnent ". Dans cette préface, on trouve des précautions " oratoires ", d'abord celle-ci : " Comme cet ouvrage n'est qu'une peinture des moeurs actuelles, on trouvera des portraits dans lesquels bien des gens croiront se reconnaître; il est assez difficile de parler de joueurs, d'usuriers, de femmes du monde, de libertins, de Comédiens, d'Auteurs, etc., etc., etc. Sans qu'on fasse des allusions malignes, on n'a eu personne en vue, si quelqu'un s'y reconnaît, qu'il se corrige, il n'y aura plus de ressemblance ", la seconde qui termine la préface où le lecteur de Sade reconnaîtra un argument qu'il a utilisé toute sa vie, on voit juste ici que c'était plus tôt qu'on ne le savait, je souligne : " Si des censeurs austères trouvaient quelques endroits de ce Roman, ou trop libres, ou trop hardis, qu'ils fassent attention au but de l'Auteur, qui a toujours été de rendre le vice odieux ou ridicule; et de faire chérir la vertu ". Quelques citations. Page 3 : " Paris, se disait-il [le héros], est le théâtre de tous les événements : quel pays ! comme on doit y briller ! le beau rôle qu'on doit y jouer ! " On sait que la métaphore théâtrale traverse toute la vie de Sade, le Monde est une scène où chacun joue son rôle, j'ajouterais dés le réveil. Page 10 : " Sydonie est la plus agréable fille du monde; elle a eu beaucoup d'amans, sans jamais avoir eu la faiblesse d'en aimer un. Sans autre patrimoine que des talents et ses attraits, elle a eu l'art de s'enrichir en peu de temps; elle est logée superbement; joli carrosse, beaux laquais, bons chevaux, rien ne lui manque ". Page 20, 22 et 23 : " Le lendemain matin, le Chevalier de Jordans était à peine éveillé, quand le Comte parut dans sa chambre; il portait un déshabillé charmant. Un frac de satin puce contrastait avec un gilet piqué d'une blancheur éclatante; une grande chevelure dont les boucles flottaient sur ses épaules accompagnait un énorme cataugan, et répandait autour de lui les parfums délicieux que Dulac [un serviteur] rassemble à grands frais, des quatre parties du monde ... Mon cher ami ! écoute, tu as vu hier Sydonie ? On ne peut pas disconvenir qu'elle ne soit charmante, il faut rendre justice à la beauté; mais qu'il serait dangereux de s'abandonner aux transports qu'elle inspire; je ne te dirai pas combien les femmes sont volages, orgueilleuses, perfides, tu le sais aussi bien que moi peut être, la beauté n'est pas de tous les pays; mais, par-tout où il y a des femmes, on connaît les parjures, les caprices, les infidélités. Elles ont un art pour s'emparer des coeurs; mais quand une fois elles en sont maitresse, elles les persécutent avec une affreuse tyrannie; je voudrais qu'on secouât leur joug; c'est un projet enfanté depuis long-temps. Eh ! mon ami ! ne t'imagine pas qu'on ne puisse être heureux que par elles. Mais, répondit le Chevalier, si c'est là votre système, pourquoi m'avez-vous conduit chez Sydonie ? Pourquoi, ajouta le Comte ? afin qu'on ne se doute pas de nos projets. Nous connaissons les jolies femmes, nous leur faisons la Cour; quelque fois même, pour les engager sous nos drapeaux, nous leur adressons de petits vers innocens que nous faisons faire; le public s'imagine que nous sommes heureux auprès d'elles, et sous ce voile nous goûtons paisiblement le pus grand de tous les plaisirs. Quel mot ! s'écria le Chevalier, le plus grand de tous les plaisirs ? Quoi ! ". Page 42 : " Il y avait un jour un mauvais plaisant au parterre [la fosse, places debout au théâtre devant la scène] qui criait sans cesse, ah ! que c'est mauvais : fi donc ! c'est détestable; et il claquait des mains de toutes ses forces. Un de ses voisins impatienté, lui dit; mais, Monsieur, si vous trouvez cela si mauvais, pourquoi applaudissez-vous si fort ? Parce qu'on m'a donné un billet pour cela, répond le plaisant, je fais mon devoir, j'applaudis; mais je n'ai pas promis de trouver l'Ouvrage bon, et le billet reçu ne m'empêche pas de dire mon avis ". Pour ce qui est d'acheter le parterre, Sade sait de quoi il parle, il l'a fait en 1762 à Bordeaux pour son " Philosophe soi-disant ", il le confessera des années plus tard dans le Journal de Paris, lors d'un échange sur le théâtre, ce billet n'est pas signé et ne peut pas l'être, la Loi interdit qu'on imprime le nom d'un prisonnier du Roi (justice extraordinaire). Il y a dans cet ouvrage un chapitre entier consacré à la comédie. Page 82, à propos de quatre maris, musiciens professionnels, engagés pour une soirée, ils jouent derrière une cloison : " On mangea, on but, et dieu sait si l'amour fut de la partie; quel souper ! faire infidélité à quatre jaloux, et caresser ses amans presque sous les yeux des maris, quoi de plus piquant au monde ? On but à la santé des Musiciens; ... " Page 118 : " Et avant qu'il soit dix ans, quand on demandera à un père de famille à quoi il destine ses quatre fils, il répondra : je mets l'aîné dans la Finance, le second dans la Robe, le troisième dans le Commerce, et le dernier sera Jokey .... Jokey .... que ce mot est joli ! qu'il est beau d'avoir des Jokeys ! qu'on est heureux quand on a des Jokeys ! je sens que je ne résisterai pas long-temps à la noble ambition d'en posséder .... ". Page 120 : " ... il n'y a pas de Prince au monde qui soit plus que moi au dessus des préjugés; que pour la critique, ce n'est pas à un homme comme moi qu'on oppose un pareil obstacle. Quelques petits traits de jeunesse [les affaires d'Arcueil, de Marseille et de Lacoste, tout de même] qu'on avait presque oubliés seront remis sur le tapis à cette occasion, on ne s'entretiendra partout que de mes fredaines; mais j'aurai des Jokeys, et ma foi, cela mérite bien qu'on passe par-dessus tout le reste ". On connaît depuis longtemps le goût de Sade pour les laquais qui doivent impérativement être " grands, beaux et insolents " et les jeunes secrétaires, mais en cette fin de siècle les jockeys deviennent à la mode ! Sade n'ira pas plus loin avec l'homosexualité dans ce livre : n'oublions pas qu'il est en prison. Cela relève typiquement des " oeuvres du prisonnier ", cet art subtil qui consiste à savoir jusqu'où ne pas aller trop loin, que Sade tout au long de cette détention mettra à rude épreuve. La liberté donnera des ailes à Sade, et à tous ses personnages.

(à suivre)

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Message par neopilina Ven 15 Jan 2021 - 14:42

- Page de titre de l'E.O. (selon moi), 1782 : " Adelaïde ou mémoires de la Marquise de M***. Ecrits par elle-même. A NEUCHATEL, De l'imprimerie de la Société Typographique. M. DCC. LXXXII. "
- Réédition en 1783, en petit format, in-16° : " Adelaïde Ou, Mémoires De La Marquise De M***, écrits par elle-même. A PARIS. M. DCC. LXXXIII. "

- Remarques. Peut être de Sade. J'ai pris connaissance de ce roman à la fin de l'année dernière, le dossier relatif n'est pas très épais. Ce roman désespérant, déprimant, mais aussi bien teinté de “ noir ”, ce qui intéresse principalement ici dans le cas d'une attribution à Sade, j'y reviendrais, fait l'objet d'une attribution classique, qui ne l'empêche pas d'être d'emblée problématique. Il est donc classiquement attribué à Louise-Félicité Guynement de Kéralio, épouse Louise Robert qui se fera un nom pendant la Révolution. On a déjà un petit souci avec son année de naissance, à cause de cafouillages dans les registres paroissiaux, c'est soit 1756 ou 1758, probablement 1756. Et on voit rapidement que les bibliographes ont aussi du souci avec cet ouvrage, on ne constate pas une unanimité. Wilhelm Fleischer dans son " Dictionnaire de bibliographie française " (tome I, page 142, 1812, Paris) : cote " 842. a. Adelaïde, ou Mémoires de la Marquise de M***, écrits par elle-même (par Mademoiselle Louise-Félicité, Guinement de Kéralio, alors âgée de 17 ans). Neuchatel, 1776, in-8° de 248 pages. b. Idem, Neuchatel, Société typographique, 1782, in-8° ". Barbier (le grand bibliographe) ne mentionne que l'édition de 1776, et ce dans les mêmes termes que Fleischer, et quelques autres reprennent ces indications, mais une erreur reprise sans autre forme de procès, vérification, c'est un lieu commun. A titre personnel, j'ai vu les deux éditions que je mentionne au début de cette notice, mais je n'ai jamais vu cette édition de 1776, de plus, une mention dans l'article “ Louise Robert ” de Wikipédia sur cet ouvrage sème le trouble : " Adélaïde ou Mémoires de la marquise (commencé en 1776 et terminé en 1782) ". Maintenant les considérations d'ordre intrinsèques (qui sont mon guide principal). " Adélaïde " fait tâche dans la bibliographie de Louise Robert. Excepté ce titre, elle ne se met au roman que tardivement, avec trois textes : " Amélie et Caroline ou l’Amour et l’amitié ", 1808 (elle a 52 ans, et la Révolution est passée par là), “ Alphonse et Mathilde ou la Famille espagnole ”, 1809, " Rose et Albert ou le Tombeau d’Emma ", 1810. Je n'ai pas lu ces ouvrages, mais le premier, de 1808, a une préface où plane l'ombre des productions sadiennes et plus explicitement, celles du roman anglais et du roman noir, et Louise n'a pas l'air d'adhérer, bien au contraire, elle condamne. Alors que, justement, dans le cadre de cette recherche (les “ drouilles ” de Sade), en l'état, avec " Adélaïde " on voit apparaître ce “ noir ”. On imagine bien qu'au fil du temps, l'ordre adopté, chronologique, que les considérations d'ordre intrinsèque vont devenir de plus en plus décisives, Sade est de plus en plus Sade, et après 1785, il ne peut même plus se cacher, il est accessible même aux plus néophytes avec lui. Rien n'interdit de penser que Louise Robert a d'abord été séduite, tentée, par le roman anglais et le roman noir, c'est une fureur quand le genre apparaît. Une fureur que les productions sadiennes doucheront, c'est somme toute ce que dit sa préface de 1808, même si Sade n'est pas nommé, les excès le sont. Passons à l'examen du texte. En vertu des codes littéraires, Adélaïde est le personnage principal, c'est elle qui nous racontent sa vie. Mais à la place de " Mémoires ", “ Malheurs ” eut été plus judicieux, du début à la fin, comme “ Justine ”, Adelaïde subit son sort. Et le personnage principal, le Destin funeste d'Adélaïde qui la poursuit tout au long et qui ne lui vaut que des péripéties malheureuses, c'est la jalousie et la haine de sa propre mère. Ce personnage est le premier élément formellement noir du roman. Il y en a un second, c'est la Marquis de M***, époux d'Adelaïde. Je résume brutalement le roman. Les parents d'Adelaïde sont riches et puissants, ont le bras long, même à la cour, et pourtant leurs titres exacts ne sont jamais précisés, c'est anormal et délibéré, ça laisse libre cour à l'imagination du lecteur. Ils ont promis leur fille au comte de Rosaure, ça tombe très bien, les deux jeunes gens s'aiment à la folie. Le père d'Adelaïde meurt, aussitôt sa mère change d'avis, plus question de marier Adelaïde à Rosaure, et pour cause, sa mère l'aime, et c'était déjà le cas, avant la mort de son époux, ce qu'Adélaïde apprend. La mère marie sa fille au Marquis de M***, sinistre à souhait, " sombre et jaloux ", " l'homme le plus jaloux que la nature eut formé ", et qui n'ignore rien de l'amour entre Adelaïde et Rosaure. Très vite, il décide de la " soustraire au yeux du monde ", de la " conduire au fond de ses terres ", dans un château aussi sinistre que lui (grands topos sadiens), " entourés par des fossés profonds, dont on avait fait des étangs ", etc. Rosaure rôde autour du château. Bref échange de billets, Adelaïde, craignant le pire, elle a raison, y met un terme. Le huis clos façon Barbe Bleue poursuit son bonhomme de chemin : Adelaïde se retrouve enfermé dans une pièce au sommet d'une tour. Un billet secret arrive, le poison est prêt, il faut fuir. Un rapt nocturne mené par Rosaure la sort de là. Adelaïde et la fille qu'elle a eu avec le Marquis sont expédiées en Angletterre chez des amis de Rosaure. Tribulations anglaises bien éprouvantes, décidément il y a des méchants partout. Rosaure tue le Marquis de M***, toujours soutenu par la mère d'Adelaïde, en duel. La mère continue de conspirer contre sa fille et Rosaure. Celui-ci, menacé par une lettre de cachet songe à fuir le pays. A la fin du roman, Adelaïde s'empresse de marier sa fille pour la mettre à l'abri de sa mère et de la famille de feu son époux. On ne sait même pas, c'est délibéré, si Rosaure est prisonnier du Roi, c'est à dire au secret, mort ou vif à l'étranger. Adelaïde qui s'est retirée dans un couvent achève le roman par une lettre à sa mère. Le sadien aura compris depuis longtemps à quoi je pense : le moteur du roman c'est la haine de Donatien pour sa belle-même lors du grand épisode de jalousie de 1781/2.

(à suivre)

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Message par neopilina Sam 16 Jan 2021 - 16:02

- Page de titre de l'E.O, 1784 : " L'Etourdi, PREMIERE PARTIE. " Sous de noires couleurs, tel qui peint le plaisir,  / Ne le blamerait pas s'il pouvait en jouir ". A LAMPSAQUE. M. DCC. LXXXXIV. "
- Réédition de 1882 : " L'ETOURDI ROMAN GALANT " Sous de noires couleurs, tel qui peint le plaisir,  / Ne le blâmerait pas s'il pouvait en jouir " sur l'imprimé à Lampsaque, 1784 Bruxelles, Gay & Doucé, Editeurs 1882 ". Avec un frontispice de Chauvet, pas le moindre commentaire (préface, etc.) des éditeurs, c'est une réédition textuelle stricte.

- Remarques. Voir ci-dessus " Almanach de nuit  ..., 1776 " (notamment l'article de Monselet). Pour aborder " L'Etourdi (référence manifeste à un titre de Molière, " notre père à tous [les auteurs de théâtre] " selon Sade), il faut avoir à l'esprit 3 choses. 1 - Du vivant même de Sade, il meurt en 1814, au début du XIX° siècle, ce roman est classiquement attribué à Sade. 2 - Sade, de nouveau " retranché du monde " par l'arbitraire impérial, est touché par une censure qui, quelque soit le régime politique du XIX° siècle en France, va être de plus en plus féroce : interdit de l'imprimer, même ce qui avait paru dûment signé, d'en parler, et finalement d'imprimer jusqu'à son nom. A ce titre, il y a des pertes d'informations, de connaissances, auxquelles on n'a pas fini de courir. Il faut voir les circonvolutions de Flaubert, Balzac, Maupassant, etc., de tous les écrivains, pour simplement faire allusion à Sade, et on s'adresse aux oreilles les plus déliées, aux initiés. En 1881, Anatole France et les prestigieux éditeurs " Paris Charavay frères " ont le courage de briser l'omerta en publiant un petit conte inédit anodin à souhait (c'est la première impression d'un conte de Sade) d'après le manuscrit. On sait ne toujours pas d'où A. France et/ou les Charavay tenaient ce manuscrit et ce qu'il est devenu. Si l'activité autour des textes de Sade est souterraine, pas de méprise, elle est absolument considérable. Mais nous payons encore aujourd'hui très cher les effets de cette censure du XIX° : je me les coltine de la façon la plus concrète qui soit lors de ces recherches. Et puis, 3 - l'initiative définitivement historique d'Apollinaire en 1909. Il initie un mouvement de redécouverte du continent " Sade " qui se poursuit encore aujourd'hui, ici même par exemple. A contrario, au sein même de cette initiative de redécouverte, Apollinaire va récuser l'attribution de " L'Etourdi " à Sade, et l'oeil d'Apollinaire est forcément celui du poète, de la littérature : pas assez bien pour Sade. Alors qu'il ne connait que les oeuvres les plus abouties. Mais aujourd'hui, notamment d'un point de vue biographique, nous en savons plus qu'Apollinaire, " L'Etourdi " ne peut plus raisonnablement être refusé à Sade. Mais l'avis d'Apollinaire continue de faire autorité. Dans la notice sur l'almanach, on a vu le texte que Monselet consacre à " L'Etourdi ", où il refuse, par mépris, bien exprimé, de nommer Sade, dans un ouvrage où justement il se propose de " donner des noms " d'auteurs de textes sulfureux !! Mais donc à l'époque, les lecteurs de Monselet, qui écrit pour des bibliophiles passionnés, comme lui, le nom du " coupable " de cette " merdouille ", méprisée à souhait, va de soi. Et puis la réédition par Gay & Doucé, doit mettre la puce à l'oreille, quand on connait le catalogue clandestin (ils en ont un d'officiel, c'est pour la vitrine) de cette maison spécialisée dans la réimpression de l'interdit, du sulfureux, du pornographique, on se demande ce que " L'Etourdi " fait là, la réponse c'est que Sade sur son seul nom est vendeur.
Je remets à la suite une vieille notice rédigée pour " L'Etourdi ", ça fait longtemps que je ne travaille plus dessus, pour moi l'affaire est entendue.

Roman épistolaire licencieux et anonyme, de deux volumes de 155 et 111 pages (disponible en ligne). L'ouvrage sort des presses de François Pion et de son gendre Frédéric Maximilien Hayez, successeur à la mort de Pion le 3 novembre 1783 à Liège. Ils ont acquis le matériel usagé de l'imprimerie privée du Prince de Ligne en juin 1783 et commencent à imprimer en septembre de la même année. Des critères uniquement techniques et typographiques tels que défauts d'usure dans les vignettes, les caractères, la police, permettent de leur attribuer formellement cette impression et confirment la période, Hayez améliorant par la suite la qualité de son matériel et de sa production. L'ouvrage possède une épigraphe sous le titre « Sous de noires couleurs, tel qui peint le plaisir, / Ne le blâmerait pas s'il pouvait en jouir », une épître dédicatoire, une préface de l'éditeur, un avis, une postface de l'éditeur. Dès le début du XIXe siècle, les bibliographes l'attribuent à Sade, mais à la suite des condamnations d'Apollinaire, « Attribué à Nerciat et, faussement aussi d'ailleurs, au marquis de Sade », dans son édition des œuvres de Nerciat, et dans sa bibliographie de Sade : « On a attribué au marquis de Sade des ouvrages dont il n'est l'auteur et parmi ceux-ci L'Étourdi », la critique a complètement délaissé, oublié, ce roman épistolaire, il est vrai, maladroit, bâclé, mais aussi léger, gai, licencieux, savoureux, où le regard au vitriol de Sade est à l'œuvre, sans parler d'un humour parfois inquiétant, d'intrusions du noir, annoncées dès l'épigraphe, également révélateurs. Du reste, Apollinaire attribuait le pamphlet anti-bonapartiste Zoloé,  à Sade, on sait aujourd'hui que ce n'est pas le cas, une fois sorti des geôles de la Terreur, dont il sort in extremis, Sade s'est promis de ne plus toucher à la chose politique. Par contre, l'auteur de Zoloé a bien lu Sade, l'intention de plagier voire de nuire, n'est pas à exclure. À la lumière des connaissances actuelles sur Sade, postérieures à Apollinaire, l'attribution, à la simple lecture, très vite, va de soi. On sait grâce à la correspondance, qu'il est beaucoup question d'un projet autobiographique en 1783, il demandera même à voir le lieutenant de police général Le Noir pour trouver un accord à ce sujet. Ensuite, ce n'est plus évoqué dans la correspondance. Écrit en prison, destiné à l'impression clandestine, il reste aussi autobiographique que possible. Il s'agit en effet de Mémoires, surtout amoureuses et/ou sexuelles, choisies et romancées, du héros, du collège jusqu'à son énigmatique retrait du monde dans la ville de B ***. La dernière lettre, " Conclusion ", est tout sauf légère : c'est la fin de L'Étourdi, celle du roman, et celle du personnage. À la fermeture du fort de Vincennes en 1784, Sade est transféré à la Bastille où il termine en 1785 les 120 Journées. Par exemple, dans la Lettre XVI du tome II, page 84, intitulée " La Comédie ", le héros monte une troupe en province et fait jouer " Le Glorieux " de Destouches. Cette pièce a été jouée à La Coste en 1772, et très probablement en 1765 lors de son séjour avec la Beauvoisin, une actrice et maîtresse du moment. Sa peinture de la magistrature, des robins, du monde comme théâtre où la plupart des acteurs sont mauvais, « de la race à froc », et tant d'autres, le style, sont absolument caractéristiques. Il y a une gravité sous-jacente incompatible avec le genre choisi. Parfois, le charme bien installé disparaît brutalement. On reste sans voix, par exemple, quand le héros se propose de consoler de façon singulière une marquise qui vient de perdre un petit garçon de trois mois, ce qui a été leur cas. Et immédiatement à la suite, séduire la femme d'un robin, qui vient de perdre un serin. Serin qui apparaît dans de nombreux libelles, comme une récurrence allusive. On se demande toujours si Sade avait, oui ou non séduit sa belle-mère. On ne dispose d'aucune lettre de l'un à l'autre, fait étonnant pour cette famille qui conservait tout, relevé par tous les spécialistes. Et la dernière aventure de L'Étourdi, tome II, Lettre XX, consiste encore une fois à cocufier un Robin. Il est également traîné en justice par une Première Présidente. C'est enlevé, caustique, jubilatoire, on rit beaucoup, le prisonnier Sade s'est manifestement amusé, distrait, défoulé, diverti, et continue de faire ses gammes, à se chercher. L'Étourdi a beaucoup lu, il raille Platon, Leibniz, etc., et connaît la notion de kairos. Et il imite beaucoup : la galerie de portraits, uniquement féminins ici, rappelle immanquablement un des très grand succès de l'époque, constamment réédité, les Confessions du comte de *** de Charles Pinot Duclos. L'épistolaire, licencieux ou pas, est très en vogue, et des spécialistes de Crébillon fils ont relevé formellement, en les mettant en regard, des paraphrases complètes de certains passages des Heureux Orphelins. Ce qui ne doit pas être les seuls cas dans L'Étourdi, roman à clef (satire, éviter la diffamation, parler de soi, se faire reconnaître par certains lecteurs informés) manifeste. Les études sur L'Étourdi sont rares, et presque inexistantes depuis les sentences d'Apollinaire. Charles Monselet, en 1882, dans Les Galanteries du XVIIIe siècle, dit que l'auteur est un « audacieux arrangeur ». Durablement enfermé à partir de 1777, plumitif déjà bien avéré, il n'a plus aucun autre dérivatif qu'écrire. Écrivain protéiforme, qui se cherche, se forme, s'essaye à tous les genres, fait feu de tout bois, c'est très exactement ce qu'on voit avec L'Étourdi et les productions antérieures. Et à partir de la page 63 du tome II jusqu'à la page 80, L'Étourdi qui écrit en 1784, tient absolument à faire savoir, à convaincre, qu'il est l'instigateur d'un minuscule feuilleton, certainement oublié de tous, paru à la fin de l'année 1777 dans le Journal de Paris, Tome II, p. 63 : « Cependant comme il fallait prendre un parti, je me décidai à louer un petit appartement propre & commode, à ne garder qu'un seul domestique, & muni de bons livres, & appelant la philosophie à mon secours, elle m'aida à supporter, avec patience, mon désastre; & à attendre que mes parents eussent arrangé mes affaires [cassation de l'arrêt d'Aix]. Ce fut alors que dégagé de toute inclination, éloigné de tous désirs, & entièrement détaché de ceux que les passions entrainent après elles, je m'amusai à écrire au Journal de Paris cette lettre qui fit tant de bruit, intrigua toute la ville, & la mit en l'air pour en connaître l'Auteur. Je vais te la retracer, ainsi que celles qu'on y répondit. J'y joindrai également celle où est renfermée l'idée singulière de me mettre en loterie. Idée trouvée si plaisante qu'on en a fait plusieurs comédies (Note de Sade : Voyez l'Amant gros lot, & l'Amour par loterie.) ». C'est effectivement fin 1777, alors que Sade est à Vincennes, que sa famille travaille à la cassation du jugement d'Aix de l'affaire marseillaise, " mon désastre ", que paraît ledit feuilleton dans le Journal de Paris. Et à la suite il reproduit 6 des 8 libelles publiés dans le Journal de Paris qui le constituent, ce qui mène à la page 83, la relation de cet épisode s'achevant ainsi, Tome II, p. 83 : « Les monstres furent jusques à m'accuser de vieillesse ! (Note de Sade : Journal de Paris du 24 janvier 1778.) Les lettres initiales de mon seing étaient encore une énigme dont chacun prétendait avoir trouvé le mot, & je voyais les esprits à la torture pour deviner le sens de six lettres capitales, comme si leur destin y été attaché. Tel est le caractère Français, & particulièrement de ceux qui habitent la Capitale. Il suffit qu'il se fasse, se dise ou s'écrive quelque chose de nouveau pour qu'ils s'en occupent avec ardeur, & comme les esprits sont toujours divisés, chaque parti s'abboie, se mord, se déchire, jusques à ce que la décoration change, & qu'une autre scène les ait mis en mouvement. » Ensuite, il passe enfin à autre chose : la lettre suivante, la XV, page 84, est celle intitulée La Comédie. Et pour un étourdi, la Conclusion, Lettre XXI, est singulièrement profonde et mélancolique, tome II, page 110 : « D'ailleurs n'ayant plus ni le goût ni le moyen de paraître dans le monde, comme j'y avais toujours été, je me vis forcé de m'éloigner. Je choisis la ville de B *** [Bastille ?] pour séjour. Et depuis lors j'y suis, comme tu le sais, fixé; partageant mon temps entre les occupations que mon état exige, & des méditations sur les vicissitudes de ce monde qui est un théâtre où chacun joue un rôle, mais peu d'acteurs ont des masques qui emboîtent bien. D'ailleurs presque tous le portent avec tant de négligence qu'avec un peu d'attention on peut remarquer leurs traits naturels. » L'année suivante, en 1785 à la Bastille, il met au net, c'est précisé sur le manuscrit, les 120 Journées de Sodome.

(à suivre)


Dernière édition par neopilina le Mer 10 Fév 2021 - 15:57, édité 2 fois

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Message par denis_h Lun 18 Jan 2021 - 10:16

( salut neopilina,

connaissez vous les poèmes de sade ? il y en a quelques-uns en vers rimés et mesurés.

on les trouve dans l'anthologie de la poésie française pléiade, vol 1. )
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Message par neopilina Lun 18 Jan 2021 - 15:59

(

à Denis,
J'ai les rares poèmes connus de Sade depuis très longtemps, l'un d'eux, sur sa mère, est rien de moins que terrible, on en a trouvé un exemplaire manuscrit dans les papiers de Barras, de sa main, a contrario, je trouve très étonnant que ceux-ci ou partie aient trouvé une place dans cette anthologie de la Pléiade. Je ne lis pas de poésie : je ne l'entends pas, c'est comme ça.

)

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Message par neopilina Lun 14 Juin 2021 - 17:36

- Page de titre de l'édition originale, 1784 : " Les confessions d'une courtisane devenue philosophe. [citation en exergue] " Il n'est de vrai mal que le vice; [en dessous] Il n'est de vrai bien que la vertu ". A LONDRES, Et se trouve A PARIS, chez Couturier, Imprimeur-Libraire, quai des Augustins, près l'Eglise. M. DCC. LXXXIV. " Edition soignée, Couturier est un grand imprimeur parisien.
- Edition de colportage (gros papier, etc.), même date. La page de titre de cette impression comporte une variante quant à l'adresse, sinon, le titre, la citation et la vignette sont les mêmes (je dis A et B) : " Les confessions d'une courtisane devenue philosophe. " Il n'est de vrai mal que le vice; [en dessous] Il n'est de vrai bien que la vertu ". [A:] A LONDRES; Et se trouve à BRUXELLES, Chez B. Le Francq, Imprimeur-Libraire rue de la Magdelaine. M. DCC. LXXXIV. [B:] A LONDRES; Et se trouve aux FOIRES des principales Villes des Pays-Bas, de France, d'Allemagne et de la Hollande. M. DCC. LXXXIV ".
- Réédition de 1883, titre légèrement modifié : " Les confessions d'une courtisane. Collection Boitte. PARIS L. Baillière et H. Messager Editeurs 12, rue de l'ancienne-comédie. 1883 ". Après le texte de " La courtisane ... " et une page blanche, on trouve, sans la moindre mention préalable un petit conte gai autrement inconnu (comme le " Dorci " publié par la maison Charavay et préfacé par Anatole France en 1881) intitulé " Cornes pour cornes. Conte ".

- Remarques. L'ouvrage comprend un avant propos, une première partie, les confessions proprement dites, et une seconde partie, ses réflexions. Citation de Pétrarque dans l'avant propos. Je cite, pagination de Le Francq : " Ensevelie dans une retraite profonde, versant chaque jour des larmes amères sur les débordements de ma jeunesse, je crois ne pouvoir mieux expier mes fautes, qu'en les avouant avec cette candeur et cette franchise qui naissent d'un repentir sincère (page 1) ", " ..., si je parviens à en sauver un seul de l'abime ouvert sous ses pas, à le ramener à son épouse, à ses enfants, qui lui tendent les bras : je m'applaudirai de mon ouvrage ... (page 2) ", " Il y aurait moins de corruption, si l'on avait plus d'indulgence pour les premières faiblesses ... Cette grande vérité, que je n'avais fait que pressentir, m'a été confirmé par mon exemple : j'étais née pour aimer et pratiquer la vertu; et si, après avoir fait le premier pas dans le vice, j'avais trouvé des parents consolateurs qui m'eussent plainte autant qu'ils m'ont condamnée, je me serais arrêtée. Avec le langage et l'expression de l'amitié, on m'eut ramené facilement (page 3) dans l'ordre moral, tandis que le soin de m'avilir à mes propres yeux, en me présentant le tableau affligeant d'un déshonneur et d'un mépris éternels, m'a fait rompre tous les liens qui pouvaient me contenir, et m'a livrée toute entière au torrent impétueux des passions (page 4) ", " O temps heureux ! que ne puis-je vous voir renaître ! Vous avez passé avec la rapidité d'un éclair : je n'ai connu votre perte que lorsqu'elle a été irréparable, et tous mes regrets ont été superflus (page 5) ", " ... ayant une âme de feu (page 6) ", " Lorsque l'âme est dégradée par un crime réel ou de convention, il faut fuir tous les regards; on rencontre par-tout des juges sévères, qui vous condamnent; et l'arrêt dicté par l'opinion publique, est le supplice le plus redoutable (page 16). J'aimais la lecture passionnément : ... (page 17) ", " On mit une barrière insurmontable entre le genre humain et moi, et pendant longtemps un triste et sévère geôlier fut le seul être qui vint s'offrir à mes yeux (page 86) ", etc. Carrément autobiographique, mais on a beaucoup de mal à accorder le statut, qu'il réclame, de victime, surtout quant à la mansuétude des familles (la sienne et sa belle-famille) dont il a usé, abusé, et ce jusqu'à extinction et qu'on ne voit plus d'autre solution que le mettre hors d'état de nuire, c'est à dire le mettre sous les verrous, ce qui fut fait (mais donc, pas uniquement pour raisons relatives aux moeurs comme on le croit encore, le plumitif compulsif est déjà bien connu et pourchassé en tant que tel). La querelle des gluckistes et des piccinistes est évoquée, et ici, classiquement, Sade ne prend pas parti et nous dit ce qu'il apprécie dans les deux cas. Idem pour son sentiment sur le " Théâtre français " (cette troupe). Un des personnages est incarcéré par lettre de cachet à la demande la famille. L'un des personnages est un très bel exemplaire des scélérats typiquement sadiens et bien connus : " A mesure que j'approfondissais le caractère de Dorville, que je développais les replis de son âme, je crus m'apercevoir qu'il était extrêmement vicieux et capable de scélératesse. Cette découverte me fit une véritable peine. J'ai toujours détesté la méchanceté réelle, celle qui tend à faire du mal à l'humanité, et surtout lorsqu'elle (page 82) n'est point un effet momentané des circonstances, et qu'elle est une suite combinée de l'esprit ... Dorville portait l'amour de lui-même à un degré si excessif, que si, pour assurer son bonheur, il eut fallu sacrifier celui du monde entier, en égorger même une partie, il l'aurait fait, s'il l'eut pu, sans inconvénient. Il se préférait à tout, et n'était jamais contenu que par le calcul des risques mis en opposition avec celui des avantages. D'après ce système, on voit qu'il était un monstre (page 83) ". Page 110, on lit : " Il est impossible d'anéantir les passions; mais on peut leur faire changer d'objet, et en les mettant en opposition les unes avec les autres, on parvient à en tirer le parti que l'on désire, et on peut les porter au bien ", propos déjà vu dans les " Conseils d'un militaire à son fils (1781) ". Page 115, sans les nommer, il revient sur les méfaits des Jésuites au collège et la séduction de sa belle-soeur. L'ouvrage se termine par un projet de société d'émulation nommée, je cite : " Ordre des bonnes moeurs ", rien de moins ! C'est un connaisseur qui parle, il va faire preuve de réalisme, il songe aux " incurables ", je souligne : " Si, avec de tels moyens, on ne parvenait pas à réformer entièrement les moeurs; si, parmi les grands personnages des deux sexes qui composeraient ces assemblées, il s'en trouvait qui n'eussent pas renoncé à leurs gouts dépravés, on doit croire qu'ils y mettraient tant de décence et de mystère, qu'on aurait au moins garanti la société du danger de l'exemple et des effets de la contagion, et je trouve qu'on aurait beaucoup gagné ". Si Sade avait précisément suivi ce conseil, il ne serait pas là où il se trouve quand il écrit ces lignes. Il a appris, mais un peu tard.

(à suivre)

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Message par neopilina Mar 22 Juin 2021 - 1:37

- Page de titre de l'édition originale, 1784, pas de réédition trouvée, ce qui n'étonne pas, de cette brochure de 68 pages : " Les adieux de soeur Rose à son cloître. " Nos larmes sont à nous ... [sic] nous pouvons [à la ligne] les répandre ". Héloise à Abeilard [sic]. A VIENNE; Chez Noble de Trattner, Imprimeur de S.M. l'Empereur Joseph II. M DCC LXXXIV. "

- Remarques. Si Sade décide de nommer " Rose " le personnage principal d'un de ses textes, forcément et immédiatement, l'amateur va penser à Rose Keller, à l'affaire d'Arcueil, et il a bien raison. Mais c'est bien connu, avec Sade, la provocation, l'outrance, etc., est toujours une compétition, un toujours plus, et ce jusqu'au malaise déstabilisant. Alors oui, tout au long de ce monologue, c'est bien une religieuse prénommée Rose qui s'exprime. Mais elle n'a de commun avec Rose Keller que le prénom, et c'est déjà beaucoup, beaucoup, trop, surtout pour ses contemporains, ceux qui en 1784 se souviennent encore de ce fait divers de l'année 1768, et il y en a encore énormément. Comme les critiques littéraires qui n'hésitent pas à régulièrement lui renvoyer cette affaire à la figure, on en verra encore un superbe exemple en 1788. Mais Sade adore dépasser les bornes, il va donc, si j'ose dire, en rajouter une couche. Le prénom de cette religieuse en constitue un consternant exemple. Si cette religieuse se prénomme " Rose ", c'est bien Anne-Prospère de Launay (ou de Montreuil, mais dès l'époque, d'abord sa famille, dit " Mademoiselle de Launay ", l'usage est resté), son Grand Amour, une cadette de sa femme, que Sade fait parler ici. Et là, c'est un second scandale, retentissant, qui est ravivé aussi allusivement que malicieusement : en 1772, après une orgie à Marseille, trois des cinq prostituées impliquées tombent malades à cause des pastilles à la cantharide, manifestement surdosées (les risques liés à un abus sont aussi bien connus que ses " vertus ", des spasmes et des hypersécrétions urogénitaux, rectaux et anaux), se croient empoisonnées, et Sade fuit en Italie avec sa belle-soeur. Rappels : qu'il soit question de l'Amour fou et de la jalousie, Sade n'a rien à apprendre. Anne-Prospère, née le 27 décembre 1751, meurt, l'année de ses trente ans, de la variole et d'une complication abdominale (que nous n'identifions pas) le 13 mai 1781. Elle ne verra donc pas son souvenir associé à celui de Rose Keller, et je suis bien certain qu'il n'aurait pas commis cette " infamie ", ça dépend pour qui, si la jeune femme avait été en vie. Mais tous les autres, notamment sa belle-famille, si. Il ose le faire, justement parce qu'elle est morte. Cette provocation est destinée à blesser uniquement ceux que ça blessera, tous éminents détracteurs de Sade, c'est fait exprès. Mais pour lui, il est bien question en premier lieu d'un hommage sincère à la défunte et à leur amour impossible, condamné d'avance. Le monologue de la Soeur Rose / Anne-Prospère s'inscrit explicitement dans un contexte historique très précis. L'Empereur Joseph II (fils et successeur de Marie Thérèse) pendant son règne fermera manu militari, brutalement, un grand nombre d'établissements religieux, notamment contemplatifs, jugés inutiles. Du jour au lendemain, même dotés d'une petite pension, ces hommes et ces femmes doivent se débrouiller pour, au mieux, trouver une place dans un autre établissement, ou rentrer où ils peuvent (parents, familles, proches, amis, etc.). Bien sûr, tous les esprits éclairés, subversifs, les Lumières, applaudissent bruyamment à cette mesure et la réclame chacun dans son pays, même si c'est sans espoir. Le cadre de ce texte est une telle situation : au début de l'ouvrage, Soeur Rose / Anne-Prospère en sortant de son couvent fait une syncope en attendant l'arrivée de la voiture qui la ramènera chez ses parents, et on la retrouve reprenant ses esprits chez eux. Et on renoue avec ce contexte très précis à la fin de l'ouvrage qui se termine par une prière pour l'Empereur. Mais entre ces deux figures de style, on a bien une double complainte, une complainte dans une complainte. La première qui sert de cadre, de contexte, à la seconde, consiste à se désoler de la fermeture du couvent et surtout de ses conséquences, notamment le retour dans le Monde, et à tous ses dangers, dont, par exemple, le libertin !! Et cette catastrophe ravive chez cette Soeur une autre catastrophe, antérieure : son grand amour. Qu'elle a sacrifié, l'appel de Dieu s'étant montré plus fort, c'est du moins ce que dit ce texte. C'est grinçant. Toute sa vie, Anne-Prospère a été la créature de ses parents : c'est la famille qui décide du sort des filles. Toutes les tantes paternelles de Sade ont été placées dans des couvents, sauf une, que la famille a marié. Elle s'en trouvera fort satisfaite, une fois veuve. Une foule d'hommes et de femmes, surtout dans l'aristocratie, n'accède jamais à la majorité légale. Depuis des siècles, le grand acte émancipateur, c'est le mariage. Après le scandale de l'orgie marseillaise (Sade et son valet sont tout de même condamnés à mort pour tentatives d'assassinats et sodomie) qui culmine en juillet 1772 avec la fuite de Sade avec sa belle soeur en Italie, les familles récupèrent Anne-Prospère, la réexpédie dans son couvent et font enfermer Sade, qui s'évadera. Dans cette brochure, Sade romance les faits, la future Soeur, avant d'entrer au couvent, était la proie d'un dilemme cornélien : grand amour versus vocation religieuse. Sauf que ça n'a jamais été le cas : Sade fait connaissance de Mademoiselle de Launay parce qu'il s'est marié avec l'aînée. Cet amour est immédiatement impossible, que la jeune femme soit placée dans un couvent ou pas, ça ne change absolument rien. Par contre, a posteriori, directement (les rares lettres qu'on a d'elle, notamment via Maurice Lever, " Je jure au marquis de Sade, mon amant, de n'être jamais qu'à lui ...", Fayard, 2005) ou indirectement, on connaît très bien la position, invariable, d'Anne-Prospère qu'on peut résumer ainsi : " puisque cet amour est impossible, j'opte pour le couvent ". Par exemple (dans Lever, 2005), en septembre 1772, la jeune femme écrit à Sade : " ... , voici Monsieur, ma dernière résolution, [...] un projet réfléchi, quoique formé aussitôt, et le seul qui puisse me faire supporter la vie, n'ayant plus rien dans le monde qui puisse m'y attacher. Je l'abandonne pour jamais. Ayant été élevée dans l'ordre des Bénédictines, c'est celui que je choisis ... j'écrirai à ma mère pour me tenir une place prête dans celui où j'ai été élevée, afin qu'en arrivant à Paris, je me retire sans avoir vu personne auparavant ... Là, je passerai en paix le reste de mes jours, ignorée du monde. Je travaillerai sans cesse à effacer de mon coeur ce qui y fut trop cher. Une vie austère me rapprochera du terme de mes désirs. Je tendrai mes bras vers la mort, elle volera s'y reposer et je serai heureuse. Secondez ma résolution : vous vous devez à vous-même d'adoucir ma situation. Je vous pardonne. J'oublie tout à ce prix. Sinon, vous n'êtes à mes yeux qu'un monstre abominable que je ne puis fuir avec trop d'ardeur ". Quand Sade écrit cette brochure, il est prisonnier, n'a pas cette correspondance sous la main (et on sait que sa belle famille recherche très activement ces lettres), mais on voit que sa mémoire est excellente. De plus, dans ce recueil, Maurice Lever publie une lettre de Sade à Anne-Prospère qui confirme un vieux soupçon : juste avant l'arrestation et l'incarcération à la forteresse de Miolans, Sade est à bout, il se sent acculé, l'horizon est bouché de toute part, Anne-Prospère a disparu de sa vie (pour toujours), il fera une tentative de suicide, on n'en sait pas plus, mais il faudra poursuivre les soins en prison : " J'ai été assez malheureux pour ne faire que me blesser. Une autre fois, je serais plus heureux. C'est une épreuve que j'ai faite de mes forces. Mais reprenons notre histoire : je fus très certainement dix jours entre la vie et la mort ... Le commandant de Chambéry [alors terre italienne] reçut ordre de sa Cour, le 30 [décembre] de me faire conduire en prison mort ou vif ". Et décidément, la jeune femme ne décidera jamais de quoi que ce soit. On connait au moins un projet de mariage par la famille, et rien de moins qu'à un neveu de l'archevêque de Paris (Christophe de Beaumont). Ce mariage ne se fera pas, on ne sait pas pourquoi. Mais on connait une des exigences de la famille de l'archevêque : que Sade ne sorte jamais de prison. Comme on sait, il faudra attendre 1781, la jalousie jusqu'à la démence, pour revoir Sade perdre pied une seconde et dernière fois dans sa vie. Page 3/4, " Rose " : " Que de combats à donner contre le monde, cet ennemi si séduisant et si fort ! je l'avais vaincu; j'en avais chanté la victoire à l'Autel de l'Être Suprême; mais hélas ! quelle main funeste vient me relancer dans ce lieu, où ... [sic] le dirai-je ? ... [sic] Pourquoi le taire ? cet aveu n'est point un crime : qui me ramène dans ce lieu, où j'avais triomphé de mon vainqueur ? ... [sic] Malheureuse ! qu'ai-je prononcé ? ... [sic] Ah ! laissons ce souvenir enveloppé pour toujours sous le voile épais de l'oubli : il réveillerait en mon âme des feux mal éteints. Non, je n'y veux plus penser ". Bien sûr, il n'en sera rien, la finalité de cette brochure c'est d'évoquer le souvenir d'Anne-Prospère, et, pour reprendre " ses " termes, ces " feux mal éteints ". Page 21 : " Oserai-je pourtant écrire cette confession de mon crime ou de ma vertu ? l'oserai-je ? ... [sic] Eh ! pourquoi non ? Honni soit qui mal y pense ! L'amour n'est pas un crime, ... Oui, ce que l'on a fait sans péché, on peut le dire sans rougir ". En bas de la page 50, on trouve cette note : " Mademoiselle de Montreuil, en se retirant dans les Ursulines, avait envoyé ce sonnet à un de ses amants : ... " Ce sonnet est-il de Mademoiselle de Launay ? Je ne pense pas, a minima il a été modifié, il reprend en vers le cadre fictif de la brochure : grand amour versus vocation religieuse. Page 52 : " Oui, je le jure encore à la face du ciel, oui, je n'aurai jamais été à d'autre qu'à vous, ... ".

(à suivre)

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Message par neopilina Sam 26 Juin 2021 - 18:34

- 1785, année homérique. Nuitamment, silencieusement, Sade colle bord à bord, verticalement, 35 lés de papier de 11,5 centimètres de large, le rouleau de papier ainsi obtenu fait 12 mètres 10 de long. Que trouve t-on sur ce rouleau ? La mise au propre du brouillon d'un roman inachevé (et ce caractère inachevé vaut même pour la première partie qui est la plus aboutie, les trois autres sont des ébauches à développer) intitulé " Les 120 Journées de Sodome, ou l'École du libertinage ". Il ne s'agit que d'un premier jet incomplet comme l'indiquent l'état et les nombreuses notes et recommandations que Sade ajoute dans son texte pour la version complète et définitive. Une de ces mentions sur le rouleau indique : " Toute cette grande bande a été commencée le 22 octobre 1785 et finie en trente-sept jours [soit le 28 novembre] ". Cette mise au propre du brouillon sur un unique rouleau de papier est à la fois une étape de travail (on sait qu'il ne pourra pas le reprendre) et elle répond à une considération on ne peut plus pratique : mieux dissimuler ce manuscrit dans sa cellule. Etat d'achèvement, indications, il ne fait aucun doute qu'au moment de ce travail, Sade escompte bien le reprendre un jour. La prise et le pillage de la Bastille privent Sade de ce manuscrit qu'il ne reverra jamais. Mais de novembre 1785 à juillet 1789, Sade n'y retouchera pas. A t-il lui-même compris, par la suite, que cette entreprise (1) était inachevable ? On verra plus tard dans le cadre de ces notices qu'il y a lieu de le penser et qu'il le compris rapidement. Il n'est pas tant question ici de parler des " 120 Journées " en elles-mêmes, mais des conséquences de cette expérience limite et de ce texte sur Sade auteur, sa plume, l'écrivain. Je vais essayé d'être aussi bref que possible. Ces conséquences sont profondes, définitives, inaugurales. Si les 120 Journées sont inachevées, et inachevables (je l'ai toujours pensé), elles sont fondatrices. Notre époque aime encore bien parler de " performance ", beaucoup d'entre elles sont un " peu " surfaites, pas celle-là. Ici, on a un exploit surhumain. Sade va loin, très très loin, aussi loin qu'il a pu, là où Homère esquisse, évoque allusivement, effleure les Fondations les plus radicales, infernales (Charybde et Skylla, les Planktes, les Vaches du Soleil, etc.), et s'empresse de s'éloigner, Sade laboure ces Abîmes nauséabonds inlassablement. L'Odyssée, on la pose sur l'Iliade elle-même posée sur les 120 Journées, n'en déplaise, forcément, mais c'est raccord. On fait tous ce " Parcours ", " Je " n'est que Ma (cogito) façon de le faire. En attendant un Triptyque (sic), on a un Diptyque. Les " Fondations " sont les plus épouvantables Marécages, c'est comme ça, il faudra faire avec. Il manque un volet, le volet métaphysique, c'est on ne peut plus clair, mais ce n'est pas le lieu. Tout individu normalement constitué ne peut terminer sa première lecture des 120 Journées qu'exténué, c'est tout aussi normal, c'est fait exprès. Rire avec Sade se mérite. Plus on le fréquente, plus on s'aperçoit que Sade rit, et beaucoup, Sade m'a secoué comme un Gotlib peut le faire, ce n'est pas rien, chez moi en tous cas. En gros, il faut passer de victime fraiche, d'Agneau pascal, sacrificiel, à vieux complice, Vieux Loup de Mer ! Et il n'y a pas de Vieux Loup de Mer sans passage par l'Enfer, et à chacun le Sien. Ici, faut-il le dire, tricher est impossible. Mais on peut se faire aider, via nos choix intellectuels, les Grands Voyageurs ne manquent pas. Sade a 45 ans, ça fait longtemps que ce fétichiste du livre, ce boulimique de lecture, graphomane (sens maniaque donc, qu'a très bien vu Maurice Blanchot : " La folie propre de Sade c'est d'écrire ".), plumitif, polygraphe, chroniques (à la fin de sa vie, enfermé à Charenton, il écrit : " l'incroyable penchant que j'avais pour écrire ", etc.), obsédé par l'impression (il fait ce reproche à Restif de la Bretonne, sur ce point précis, c'est donc un " peu " gonflé !), cet homme qui veut absolument être un écrivain, cherche sa voie, et il l'a trouvé : rien de moins que l'encre la plus noire possible. " Il l'a trouvé ", mais il ne pourra plus s'en défaire. Même son théâtre, à première vue raté et insipide, à l'examen, dérange, trouble : on voit bien qu'Oxtiern sort du même tonneau que l'ogre Minski. La conséquence la plus intéressante pour le limier qui piste Sade, c'est qu'à partir de ce texte, Sade auteur ne peut plus ce cacher, ses talents de caméléon en ont pris un coup, en prenant forme, il se fige, maintenant, inexorablement, chronologiquement, un texte de Sade est de plus en plus identifiable en tant que tel et ce malgré ses efforts. On voit la rengaine des lecteurs et des critiques notamment à propos de " personnages atroces " apparaître, elle ne disparaîtra plus jamais, à bon droit ! Sade est de plus en plus Sade, et ça se voit. On va le voir à la suite, les attributions seront de moins en moins problématiques. En même temps, rien de moins naturel, courant, dans la vie d'un homme !

(1) " C'est maintenant, ami lecteur, qu'il faut disposer ton coeur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe ".

(à suivre)

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Message par neopilina Mar 27 Juil 2021 - 0:22

- Page de titre de l'édition originale, 1785, pas de réédition trouvée, ce qui n'étonne pas, de ce roman médiocre : " L'amitié fraternelle ou le Triomphe des vertus. " Si j'avais un fils, j'effacerais, je changerais les noms de pareilles Lettres et je les conserverais toutes soigneusement pour les lui faire lire et pour en raisonner avec lui lorsqu'il serait en âge d'entrer dans le monde ". M. de Salny. Lettre LXVIII [se trouve page 179 de la deuxième partie]. Première partie. 1785 [sans adresse donc] ".

- Remarques. Début et fin de l'Avertissement de l'éditeur : " En imprimant ces Lettres, on se propose bien moins d'offrir au lecteur des anecdotes qui l'amusent, des portraits de personnes qui aient réellement existé ou existent encore, que de mettre sous ses yeux la vertu et le vice en action, comme un cours particulier de morale expérimentale, dans un tableau vivant, animé, de peu d'étendue [236 + 222 pages !] où l'intérêt va en augmentant, où la vertu est dans tous ses avantages que le sort ne peut lui disputer, que la méchanceté ne peut lui ravir, où le vice et le crime sont confondus et punis non seulement par la justice humaine, mais aussi par ce juge intérieur auquel l'âme corrompue ne saurait se soustraire sans retour ... La raison, l'honnêteté sentimentale, d'absurdes travers et l'immoralité y ont leur expression propre, ne s'y peignent pas, ne s'y dessinent pas, mais s'y montrent et agissent de manière à être plus cordialement chéris ou détestés qu'ils ne le seraient sur parole ". Roman épistolaire, il n'a pas renoncé au happy end, c'est à dire au triomphe de la vertu (mais ça viendra !), laborieux, interminable : la première lettre d'un méchant de service réveille, brutalement, le lecteur endormi. Ici, il y en a trois, et c'est une méchante, la Comtesse de Closmarre (on apprend plus tard dans le texte qu'elle se prénomme " Sophie ", 1) qui mène la danse : l'ouvrage raconte sa vengeance, ratée. Elle a deux complices : le Marquis d'Hernancé, il fait froid dans le dos, sadien en diable, et le Comte de Perganne. Ce dernier duo, et ce roman, font penser à " Aline et Valcour, ou le roman philosophique ", le texte le plus abouti de Sade, qu'il commence à l'automne 1786 (comme le dit très bien Michel Delon dans sa notice de ce texte pour la Pléiade, Sade y donne la parole à toutes les Lumières, sans trancher). Dans " Aline et Valcour ", Blamont (comté de Blamont en Lorraine, très ancienne et très grande Maison au Moyen Age, alliée à des familles royales européennes, et peut être que Sade y est passé, il le dit souvent pour la Lorraine, probablement lors de la Guerre de Sept Ans) blâme son complice, Dolbourg, c'est un faible dans la méchanceté. Dans " L'amitié fraternelle ", d'Hernancé écrit noir sur blanc à la Comtesse de Closmarre qu'il ne faudra pas compter sur le Comte de Perganne pour aller jusqu'au bout des horreurs projetées : il n'est pas de la même trempe qu'eux, d'Hernancé à la Comtesse, page 148, deuxième partie : " Né pour ramper [Perganne] ... Il n'a été parmi nous, que ce que parmi les dévots on appelle un hypocrite ... Votre élève ne vous échappe point, vous ne l'avez jamais tenu ... ". Page 112, la Comtesse de Closmarre écrit à d'Hernancé, je souligne : " Mais, en y réfléchissant depuis, j'ai vu que notre doctrine, notre morale aisée, notre exemple ont plus de succès que nous n'imaginions, il est vrai qu'elles ont pour base la nature rendue à elle-même ". Ce sont le socle et le ressort fondamentaux de la fiction sadienne qui lui permettent de déployer pleinement sa subversion radicale, de relativiser absolument toute position (dans une lettre, en privé donc, à propos de la morale, il dit tout simplement " comme si la nature se mêlait de tout cela ", il est l'un des premiers à utiliser la formule " sciences humaines "). Dans  la Lettre LIV, page 78 de la deuxième partie, on lit " Marivaux donna un louis à un gueux qui ne lui allégua que cette raison [être paresseux !] de sa misère; ... " Il est question d'une des deux soi-disant lettres inédites de Marivaux publiées par Lesbros de la Versane en 1769 dans une compilation à succès de textes de Marivaux (" Esprit de Marivaux, ou Analectes de ses ouvrages, précédés de la Vie historique de l'auteur "), je pense que ces deux lettres sont des canulars de Sade. On n'évite pas, pour la énième fois, une mention de Prétarque, de Turenne, etc.

(1) Cette " Sophie ", j'y reviendrais en son temps, accompagne toute l'oeuvre de Sade. Dans " Vie et amours d'un pauvre diable ", 1788, il nous dit que c'est son premier amour, il avait 16 ans, qu'il était platonique, il se qualifie lui-même de Céladon. Se nommait-elle effectivement Sophie ? Je ne sais pas. Un auteur de l'époque, j'ai oublié son nom, dans une des innombrables " drouilles " du XVIII° siècle que j'ai lu à la recherche de Sade, on peut lire " qu'il y a autant de Sophie dans la littérature française que de pavés dans les rues parisiennes " !! Si elle ne s'appelait pas " Sophie ", ce qui est le plus probable pour qu'elle ne soit pas identifiée, je pense alors que ce choix vient de la Sophie du " Père de famille " de Diderot, 1758, lecture qui a profondément marqué le jeune Sade, il a 18 ans.

(à suivre)

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Message par neopilina Mer 11 Aoû 2021 - 18:59

- Page de titre de l'édition originale, 1785 : " L'exemple et les passions, ou aventures d'un jeune homme de qualité, Par M. de M ...... Off. d'Inf. " Dans ce cahos d'un monde enchanteur, / Tout est spectacle, et chacun est acteur ". Bernard, Art d'aimer. PREMIERE PARTIE. A LONDRES, Et se trouve à Paris, Chez Delalain le jeune, Libraire, rue Saint-Jacques, N°. 13. M. DCC. LXXXV. "
- Réédition partielle en 1789 : " Anecdotes amoureuses d'un jeune homme de condition, ou l'exemple et les passions. Divisé en seize [sic] Contes. Par M. le Chevalier de BOUFFLERS. [sic] " Dans ce cahos d'un monde enchanteur, / Tout est spectacle, et chacun est acteur ". Bernard, Art d'aimer. PREMIERE PARTIE. A PARIS, Chez Delalain le jeune, Libraire, rue Saint-Jacques. M. DCC. LXXXIX. "

- Remarques bibliographiques sur la réédition partielle de 1789. L'édition originale compte 16 contes, dans cette réédition, il n'y en a que 11. C'est typiquement un “ coup de libraire ”, un coup commercial, et malhonnête. Auquel Sade (et a fortiori Boufflers, dont la notoriété est ainsi mise à contribution pour les besoins de la “ cause ”, c'est à dire vendre) n'a aucune part. Il a lui-même tout lieu de s'en plaindre, d'abord l'irrémédiable mutilation du texte. On lit bien page 142, à la fin du onzième conte dans cette réédition : “ Fin de la seconde partie ”. C'est donc à dessein que Delalain mutile gravement ce texte. Le “ seize ” qui figure en page de titre ne peut être qu'une coquille, un oubli, une maladresse. L'année 1789 est un peu agitée en France, mais Sade est toujours sous les verrous. Après l'esclandre du 2 juillet 1789 à la Bastille, il harangue les émeutiers du faubourg Saint Antoine, la nuit même, il est extrait de son lit, ligoté, bâillonné et expédié chez les fous à Charenton (établissement qu'il retrouvera en 1801, jusqu'à la fin de ses jours en 1814). C'est la fin légale de la justice extraordinaire du Roi, et donc des lettres de cachet, qui le libère le 2 avril 1790. Ces contes peuvent être lus indépendamment les uns des autres, soit, mais le tout n'en forme pas moins un ouvrage achevé, abouti. On fait la connaissance de Felix, le héros, alors qu'il est adolescent, et à la fin du seizième conte, on prend congé d'un homme d'âge mûr, expérimenté et assagi, le mot “ Fin ” vient heureusement, le plus naturellement du monde. Mais peut être que Delalain avait des raisons d'amputer le texte, on verra. Et donc, ce coup commercial, opportuniste, a de quoi faire bondir doublement Sade. Aussi loin qu'il s'en souvienne, il se sait en marge du Monde (i.e. des Hommes, sens grec, qui convient très bien ici), impossible pour lui de s'exprimer pleinement sans être un auteur anonyme, plus, clandestin (pour se protéger de la Loi, cette distinction est très très importante, légalement explicite, à l'époque), et au cas échéant de s'amuser avec des pseudonymes fantaisistes. Il n'empêche qu'il y a aussi l'orgueil de Sade : il ne souffrirait pas de voir cet ouvrage ainsi amputé et un autre nom que le sien sous le titre d'un de ses textes.

- Remarques. Un " Supplément au N°365 du journal de Paris. Samedi 31 décembre 1785. " (page 1515, pagination courant sur l'année) annonce cette publication dans la rubrique " Livres divers ". Edition originale de 16 contes, première partie de 250 pages, seconde partie de 246 pages, pouvant être lus indépendamment les uns des autres. A contrario, le tout forme une histoire aboutie, qu'altère complétement la réédition partielle de Delalain en 1789. L'ouvrage commence par une " Lettre à madame la marquise de ***; Pour servir de préface, d'introduction, d'avis au lecteur, d'avant propos, d'épitre dédicatoire, etc., etc., etc. [sic] ". On peut y lire : " Comme à mon age on n'a guère d'autre rhétorique  que l'enthousiasme des passions, j'écrirai donc avec sensibilité, quelques fois avec feu, peut être même avec exagération; ... Ne vous étonnez pas, Madame, si, dans cet ouvrage, il est question de plaisir et d'amour; cela ne peut être autrement, puisque j'entreprends de faire l'histoire du coeur d'un jeune homme, et celle de ses passions et de ses égarements ... , j'ai préféré supposer que l'ordre des progrès des passions dirige toujours celui des faits de la vie; ... alors que ce n'est point la vie complète d'un homme que je donne, mais seulement celle d'un jeune étourdi, qui est né avec un bon naturel, et dont l'éducation n'a pas été soignée, qui crut souvent que l'exemple était toujours une règle d'équité, et dont l'imagination fut facile à exalter. Les passions sont le sujet d'un problème sur lequel cent mille écrivains ont peut être déjà travaillé, sans qu'aucun l'ait résolu de manière à ce que tout le monde s'y reconnaisse ". Au début du conte premier on peut lire : " L'homme a besoin de s'occuper sans cesse; il lui faut quelque chose qui distrait son esprit et intéresse son coeur. Le goût du travail rempli à merveille ces deux objets ". Et effectivement, on n'a pas fini de se rendre compte à quel point Sade a été une bête de travail, un stakhanoviste (en forteresse, il parle lui-même de deux séances de travail de six heures par jour). Plus loin, toujours dans le conte premier : " Felix venait d'antrer au service, il fallut partir. Né avec un caractère très vif, il saisit avec l'emportement ordinaire de son age le prestige de la gloire; il ne voit, il ne respire donc plus qu'après le moment de se distinguer; et, quoiqu'il n'aille que pirouetter dans une garnison, son imagination exaltée lui fait croire qu'il va marcher à l'égal des Saxe, des Turenne ". C'est parfaitement auto-biographique sur Donatien s'en va en guerre. Dont l'expérience, comme à tout le monde, lui mettra un peu de plomb dans la tête. Toujours dans le premier conte, portrait d'un marquis qu'on reconnaît sans peine : " Ce marquis était une tête folle, qui n'aimait que les évènements singuliers. Amis, parents, lui-même, il aurait tout sacrifié pour une folie qui du faire du bruit. Sans fortune, parce qu'il avait été sans conduite, il ne se soutenait que par les ressources de l'industrie. Pour des moeurs, il n'en avait jamais eu, et tout ce qui lui restait de commun avec les honnêtes gens, c'était la bravoure, si toutefois c'était en avoir que de ne pas craindre la mort, parce qu'il s'ennuyait souvent de la vie ... Pour moi [le dit marquis], je suis de bonne foi, j'avoue que je ne suis pas bon à imiter, ni peut être même imitable dans mes folies, c'est à dire ...... [sic] ". Début du second conte : " Aimer plus la gloire que le plaisir, est l'effet d'un grand courage; prévoir le malheur ou le supporter patiemment, est l'ouvrage de la philosophie; résister à l'attrait de la volupté, est l'effort de la raison : mais tant de force et d'énergie ne naissent point avec nous; l'éducation nous y prépare, et le temps nous les donne ". Conte second : " ..., dont la société est le grand théâtre, ... " Sade est fou de théâtre et cette métaphore l'accompagnera toute sa vie, c'est une récurrence forte.

Sur le manuscrit des 120 Journées on lit donc : " Toute cette grande bande a été commencée le 22 octobre 1785 et finie en trente-sept jours [soit le 28 novembre] ". L'ouvrage dont il est présentement question sort en librairie en décembre 1785. Dans le cinquième conte, je relève cette intéressante digression : " L'imagination est mère de quantité d'enfans, tous différens entr'eux, et dont quelqu'uns sont même un peu difformes. Depuis les goûts simples de l'enfance jusqu'aux dépravations de l'homme fait, combien n'y a t-il pas d'idées et de fantaisies différentes ! Mais l'homme le plus extraordinaire dans ses projets, quoique le plus raisonnable dans son attente, c'est, sans contredire, celui qui se livre aux plaisirs. Bientôt l'illusion l'élève au dessus de la réalité, et le fait flotter dans un tourbillon de lumière dont aucun nuage n'approcha jamais; alors le cercle qui le circonscrit devient trop étroit pour loger toutes les formes de plaisirs que sa vive et tendre imagination donne aux mondes nouveaux qu'elle peuple de jeux, de ris, et où les délices et les voluptés se varient et se multiplient à l'infini : elle exagère encore ce que peut pour son bonheur les dehors brillants du faste et de l'éclat; aussi les amans et les voluptueux donnent à leurs projets un caractère de magnificence et de grandeur qui tient du prodige ... " Ensuite, chez la Belvard, courtisane notoire : " Chaque délice ayant ses partisans différens, on avait réuni tout ce qui pouvait procurer des sensations, afin qu'il n'y eut pas une seule personne qui n'y trouvât ce qui pouvait l'enchanter. Environné des chef-d'oeuvres des arts et des merveilles de la nature; Felix se crut transporté dans un temple du plaisir, où les adorateurs, conduits par l'amour et la folie, respiraient la volupté par tous les sens ". Plus loin : " Prenez-y garde, dit le berger, l'imagination une fois allumée, elle ne s'éteint qu'en se consumant [et c'est bien ce qu'on voit dans les 120 Journées]; mais elle s'éteint bien vite ". Le cinquième conte se termine ainsi : " Hélas ! qui pourrait compter les chimères que j'eusse enfantées, et les fautes que j'eus commises, si je n'avais plus consulté que la volupté; car, je le vois, les passions livrées à elles-mêmes, n'ont jamais un moindre but que l'infini ". Sade a déjà compris que les 120 Journées habitent une " Région " qu'elles ne peuvent pas quitter. Ici, il faut même sans doute se féliciter de la prise et du pillage de la Bastille qui le privent de ce manuscrit : s'il avait pu le reprendre, le retravailler, comme il se promet de le faire pendant la rédaction, c'eut été le détruire, nous faire " Juliette " avant l'heure, et qui est autre chose. Même si donc, sans l'expérience inaugurale, fondatrice, des 120 Journées (c'est une expérience avant d'être un texte), pas de " Justine ", etc.

Le sixième conte s'intitule " Le jaloux ". Et donc grâce à la correspondance, ce jaloux là on le connait déjà. Et Sade, rétrospectivement, analyse lucidement un de ses pires égarements.

Et donc le libraire Delalain décide d'interrompre sa réédition à la fin du onzième conte ! Voilà ce qui s'appelle tirer sur une fusée alors qu'elle va toucher au but !! Ici, le douzième conte, intitulé " Le séducteur ". Il faut envisager cette hypothèse : c'est peut être justement à cause de cette apothéose de " Felix " que Delalain a fait ce choix. Quoi qu'il en soit, le douzième conte n'oublie personne, d'essentiel en tous cas : c'est à dire son épouse, sa belle-soeur, sa belle-mère et même le beau-père, sous les traits d'un nigaud d'une envergure rare. Mlle de Launay étant décédée, elle ne pourra pas s'offusquer, mais les autres, si.

Dans le quatorzième conte, on lit : " Ah ! répondit le Comte, celui auquel tout le monde pense, sans que personne ose le nommer, est le seul dont j'envie la gloire ... Crois-moi, l'homme qui sait jouir de soi, et faire servir les autres à ses plaisirs, est le vrai sage et le vrai grand. Celui qui se conduit ainsi, est sûr de trouver un partisan dans chacun de nous; on s'en approche avec plaisir; toutes ses actions intéressent, car il pense comme nous, et nous voudrions agir comme lui ".

Felix touche au but, le seizième conte s'intitule " Le temps et l'expérience ". Mais il ne peut pas s'empêcher d'égratigner une dernière fois, ici !, sa belle-famille : " Il chercha à faire revenir la marquise de Blanvel [son épouse] des erreurs où il l'avait jeté, et consola la Présidente [sa belle-mère] qui se désolait d'avoir passé l'age de retomber dans les siennes ". Etc. Et il retrouve " Madame d'Emir ", c'est à dire sa belle-soeur, même si la " révolution " qu'elle éprouve à cause de ces retrouvailles occasionne une maladie mortelle. Il épouse une femme qui n'est même pas nommée, il est enfin sage et heureux.

(à suivre)

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Message par neopilina Sam 13 Nov 2021 - 23:57

- Page de titre de l'édition originale, 1785 : " Lettres de Madame la comtesse de L*** à Monsieur le Comte de R*** A PARIS Chez Barrois l'aîné, Libraire, quai des Augustins M. DCC. LXXXV. Avec approbation, et privilège du roi ". 360 pages. Cette publication est également annoncée avec le titre précédent, " L'exemple et les passions, ou aventures d'un jeune homme de qualité ", dans le " Supplément au N° 365 du journal de Paris ", page 1515 (pagination courant sur l'année), du 31 décembre 1785.

- Remarques. Recueil de lettres fictives, on imite clairement madame de Sévigné, il ne se passe rien, on voit un projet de mariage aboutir, très manifestement, on écrit des lettres pour écrire des lettres. Classiquement attribué à une spirituelle demoiselle Fontette de Sommery, dont le plus grand succès, constamment augmenté et réimprimé depuis l'édition originale en 1782, est publié pour la dernière fois en 1785. A lecture, de Fontette, effectivement, cette attribution peut s'entendre. Comme d'habitude, Sade joue au petit Poucet. Le prénom du comte de R*** est Adolphe, à cause d'une erreur, son acte de mariage dit " Donatien Aldof [sic] François (les tabellions parisiens ont un mal fou avec le " Aldonse " provençal initialement choisi qu'ils n'entendent pas, et qui finira par disparaître au profit d'Alphonse), page 51, il écrit " marquis de Sim .... ", on pense à " Simiane ", grande maison de Provence qui possédait le château de Lacoste avant les Sade, par la suite on verra Sade utilisé " Simiane " en entier, page 153, on lit " M .... ", on pense à " Mazan ", Sade est seigneur de Lacoste, Saumane et co-seigneur de Mazan, etc., etc. Ici, pour retrouver Sade, en plus de quelques petites mentions mordantes, visant pour la énième fois sa belle-famille via une anecdote rapportée par un personnage qui servent de signature, en toute fin d'ouvrage, ce n'est pas tant à ses textes qu'il faut se référer, mais à sa biographie. Dans la dite anecdote, une certaine Pélagie, fille d'un négociant, est engrossée par un marquis, le mariage est donc impossible, malgré les promesses du scélérat, la malheureuse accouche d'une fille qui est baptisée Justine, etc. A partir de 10 ans, Donatien est à Paris pour faire sa rentrée au collège, Louis le Grand, tenu par les jésuites, où il sera initié à quelques " pratiques " (sodomie et fustigation) des " bons " pères (pratiques qui commencent très sérieusement à exaspérer le haut du panier de la noblesse française qui place ses héritiers en titre dans cet établissement), puis son entrée, à 14 ans, à la très prestigieuse École des chevau-légers de la garde royale (cavalerie légère), où il sera cueilli par la Guerre de Sept ans, dont il fera les six campagnes (cette pause hivernale lors des conflits qui remonte à la nuit des temps à certaines latitudes, " on prend ses quartiers d'hiver ", n'a rien à voir avec le bien être des soldats, c'est un impératif logistique lié à la disponibilité de fourrages pour les chevaux). Sade qui prétend tout dire, ne nous parle jamais de la guerre, pourtant on peut le situer de façon certaine sur certains champs de bataille où sa bravoure est remarquée. C'est tout ce qu'on savait sur cette période. Et puis Maurice Lever en étudiant et en publiant une partie des correspondances de Sade père, Jean-Baptiste, nous révèle qu'adolescent Donatien passe une bonne partie de ses vacances scolaires chez deux amies de son père, madame de Raimond, Dame (veuve, elle exerce les fonctions de seigneur de son mari défunt) de Longeville, et madame de Saint Germain. Mères de substitution bien manifestes, pour Sade en premier, il les appelaient " Maman ", et celles-ci dans leurs lettres au père ne parlent jamais que de leur " fils " (" Sade ", chapitre IV, Maurice Lever). Après la mort de son père, en 1767, Sade, jusqu'à sa mort, ne cessera jamais de relire les correspondances de son père, il les annote, etc. Et dans cet ouvrage, il revisite celles-ci, et surtout, la période de sa vie la plus paisible et heureuse. L'exercice littéraire est au moins tout autant une évasion.

Et puis. On sait que la saignée médicale est alors très très pratiquée. Même ceci rappelé, on saigne tout de même beaucoup dans cet ouvrage : 23 fois. A tour de bras, si j'ose dire. Une malade, il est vrai mal en point, après 3 saignées, se voit saigner " des quatre membres en huit heures ". A titre personnel, pour les événements de l'hiver 1774/5, outre les viols par ascendant, des pratiques fustigatoires non consenties (celles et ceux qui consentent ne se plaignent pas, et cet hiver là, il y a un monde fou au château), la présence, pour un certain décorum d'ossements humains, qui jette un trouble immense (en fait ils ont été fournis par des prostituées de Marseille à la demande de Sade), je pense que Sade a détourné la pratique médicale de la saignée à des fins sexuelles. C'est la plus grave et la moins bien documentée des affaires, les familles ont fait tout ce qu'elles ont pu pour qu'il en soit ainsi. Jusqu'à l'obtention d'une lettre de cachet pour faire enfermer une jeune maquerelle de Lyon, un peu trop bavarde, qui a participé au recrutement, aux alentours de Lyon et de Vienne (assez loin de Lacoste, la réputation du marquis est déjà plus que notoire) des jeunes domestiques puis aux orgies dont elle sortira enceinte. Elle est libérée en février 1778, sur sa promesse de ne jamais ouvrir la bouche sur cette affaire. La marquise écrit qu'on est tout à fait disposé à rendre, je cite, " tout cela ", elle parle des jeunes domestiques, masculins et féminins, de ceux qui se plaignent (a contrario, il faudra chasser un jeune " secrétaire " qui se trouve très bien au château, mais le marquis ayant fui, sa présence n'est plus requise), mais surtout, surtout, " pas tout de suite ", on dit oui à toutes les requêtes, réclamations, mais pas question de laisser partir les plus véhémentes et abimées, placées chez des proches, dont l'oncle paternel de Sade, ou encore un couvent, tous très très embarrassés de cette commission, et qui finiront par les laisser partir. Pourquoi ? On le voit dans les différentes correspondances : pour que les traces sur les corps disparaissent. Et Paul Bourdin dans son ouvrage de référence parle de " boutonnières aux bras ", ce genre de précision est rarissime dans tout ce qui concerne cette affaire où tout est abordé le plus allusivement possible. D'un point de vue littéraire, cette déviance donnera par amplification naissance au personnage du comte de Gernande dans les " Justine ", et quelques autres maniaques de la saignée dans l'oeuvre. Bourdin considère, à tort, que c'est cette affaire qui vaudra à Sade la longue détention qui commence en 1777. Avant même l'hiver 74/5, le sort de Sade est scellé, la lettre de cachet est déjà émise, tous les ordres émanant de la Maison du Roi, justice extraordinaire, ordonnant son arrestation insistent sur la saisie de tous ses " papiers ". A crimes égaux (et même plus graves, des homicides), des grands seigneurs n'ont pas fait un jour de prison, mais ils rentraient dans le rang. Sur la seule base de la délinquance sexuelle, sans exonérer Sade de quoi que ce soit, sous l'Ancien Régime, une telle détention d'un marquis ne se comprend pas. Et une fois en détention, on voit bien que c'est le marginal à sa propre caste et la plume qu'on maintient entre quatre murs.

- Situation du prisonnier Sade au premier janvier 1786. Sade depuis le 29 février 1784 est à la Bastille (la prison royale du fort de Vincennes a été fermée). Et puis, par arrêt du Conseil d'Etat, le 30 juillet 1785, Thiroux de Crosne remplace Jean Charles Pierre Lenoir à la lieutenance générale de Paris. Thiroux devient par là, entre autres, personnellement responsable des prisonniers du Roi, de la justice extraordinaire, d'exception. Les conditions de détention d'un prisonnier du roi sont totalement individualisées en fonction des faits reprochés et du statut social du prisonnier. Pour les affaires d'état, c'est le roi lui-même qui les fixent, et ainsi de suite de façon graduelle et décroissante dans la hiérarchie, par le ministre, le lieutenant général et enfin le gouverneur de la forteresse. Les conditions de détention changent, parfois en bien, parfois en mal. Sade le dit, l'écrit, en dehors des fonctions vitales, de son heure de promenade, il lit et écrit au moins 12 heures par jour. On ne sait pas très précisément quand Sade et son épouse peuvent se voir en tête à tête lors des visites de celle-ci (c'est en 1784 ou en 1785). En tous cas, sur ce genre de choses, on peut faire une confiance totale à Sade : s'ensuit une véritable hémorragie de textes, la production imprimée de Sade, déjà régulière, explose (le nombre d'ouvrages, leur volume et leur caractère sadien de plus en plus manifeste). Et, on le sait depuis longtemps, une fois libéré, la première chose qu'il fait c'est de courir chez sa femme (qui a fait une demande officielle de séparation de corps) pour récupérer ses manuscrits sortis officiellement (théâtre, etc.) et ceux sortis clandestinement par la marquise. Jusqu'à 1790, incarcéré par la justice du roi, ses détracteurs, n'ont pas le droit, c'est illégal, de faire imprimer le nom d'un prisonnier du roi, ils le critiquent dans la presse, sans le nommer donc, il leur répond dans ses préfaces, etc., on va le voir. Sade, en très très vieux routier de la clandestinité, conquiert le moindre espace abandonné par ses geôliers. Déjà, la nature des accords entre Lenoir interrogent sérieusement. Lenoir savait que Sade s'exprimait dans les colonnes du " Journal de Paris " : par la même voie, ce qui lui permet d'informer tout le monde efficacement, les colonnes de tous les journaux lui étant forcément largement ouvertes (il a aussi cette police en charge), tantôt il remet Sade à sa place, tantôt il fixe des limites aux détracteurs, etc. La surveillance exercée par Lenoir était beaucoup plus personnelle (pas forcément plus sévère). Sur son ordre exprès, le courrier sortant et entrant de ce prisonnier passe par ses mains, son successeur n'en fera pas autant, il abandonne cette tâche aux censeurs lambda (" infâmes gribouilleurs ", etc., etc. selon Sade et auxquels, selon l'humeur, ils adressent un mot " doux " à l'occasion), des inspecteurs de police. Mais en tout état de cause, il y a un avant le transfert et le changement de lieutenant général, et un après, qu'on peut dûment constater. Tous les grands biographes se sont tout de même interrogés. Sade libéré par la Révolution, dés qu'on lui demande son état civil, dit, pour la profession, " hommes de lettres ". Mais quelles " lettres " ? La " Justine " de 1791 ? Certainement pas, jusqu'à sa mort, officiellement, mais pas en privé et dans sa correspondance avec des intimes, il niera en être l'auteur. Alors quoi ? Les grands biographes du XX° siècle avouent qu'ils ne voient pas. Mais ce n'était pas le cas des contemporains, détracteurs ou sympathisants (" Journal de Paris "), qui connaissent depuis des lustres le plumitif patenté, dont on ne pouvait pas légalement évoquer le nom pour des raisons totalement inhérentes à l'Ancien Régime, avec sa justice parallèle, d'exception, royale. Mais après la Révolution, cette justice, et ses cohortes de conséquences concrètes, disparaissent (dont les lettres de cachet, ce qui libère Sade de facto), et désormais, on ne se prive plus. A cela, il faut ajouter que Sade, un homme qui a voulu, suite à une passion aussi ancienne que radicale pour l'écrit, à force de travail, être un écrivain (il n'a pas de " don naturel ", comme cela s'entend pour un grand écrivain, artiste, et il le sait), était très exigeant à l'endroit de ses propres productions, et n'a donc pas éprouvé le besoin, bien au contraire, de revendiquer des " drouilles " ainsi contraintes qui étaient toutes tombées à plat à leur publication. Que l'une d'entre elles dépasse les bornes, c'était provoquer une enquête approfondie et les rétorsions qui vont avec. Détenu, Sade réussit à publier, mais il sait qu'il est constamment sur le fil du rasoir. Sade, Wikipédia : " [en 1791] Sade annonce à Reinaud, son avocat à Aix : « On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un homme aussi pieux, aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon éditeur me le demandait bien poivré, et je lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle " Justine ou les Malheurs de la vertu ". Brûlez-le et ne le lisez point s’il tombe entre vos mains : je le renie. » Sade a déjà un imprimeur tout trouvé, et si celui-ci lui demande du " poivré ", c'est qu'il sait déjà quelle veine Sade exploite. Avec le changement de régime, Sade, qui a fait et terminé ses classes d'écrivain derrière les barreaux, libre, peut se laisser aller, et les imprimeurs aussi, tout le monde en fait. Sade peut prendre son envol, enfin sans entrave.

- Remarque bibliographique. Problème chronologique. Comme on l'a vu ci-dessus, selon moi, Sade réussit à faire imprimer au moins trois titres en 1785. La parution des deux derniers fait l'objet d'une publicité (étymologie première " rendre publique ") conjointe dans un supplément du " Journal de Paris " du mois de décembre (on y trouve les deux titres l'un au dessus de l'autre). J'ai donc placé le premier titre pour l'année 1785, pour lequel je n'ai trouvé aucune indication dans la presse, avant ces deux là (ça serait étonnant que trois titres soient imprimés en décembre). Dans ce cas précis, ce n'est pas prendre un grand risque. Je vais prendre l'exemple de l'année suivante, 1786. J'ai également trouvé pour cette année plusieurs titres. L'un d'eux est publié au mois de mars, un autre au mois de novembre, pour les autres, je n'ai pas réussi à trouver d'indication précise sur la publication. Je vais rencontrer ce type de problème jusqu'à la fin des deux périodes présentement examinées, un tant soit peu défrichées (" Jusqu'à 1777, libre " et " De 1777 à 1790, prisonnier du roi "). Outre les mentions dans la presse, des indications dans les préfaces de Sade permettent de relier chronologiquement entre eux certains titres, mais d'autres, pour une même année, restent en l'état isolés relativement aux autres. Donc, nota bene, pour ceux-ci, faute de mieux, en attendant des informations supplémentaires, je les évoquerais systématiquement après les ouvrages pour lesquels je dispose d'informations permettant de les situer plus précisément dans l'année et les uns aux autres.

(à suivre)

Edité. Dernière édition le 19 novembre 2021.

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