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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 16:47

Comment comprendre Wittgenstein ?





Commentaire des Recherches Philosophiques






        Wittgenstein était « d’avis, selon von Wright, que ses idées étaient généralement mal comprises et déformées même par ceux qui se prétendaient ses disciples [et qu’il] dout[ait] qu’il [fût] mieux compris à l’avenir »1. Une amie qui réalise son master de philosophie dans une autre université m'a d'ailleurs rapporté que les professeurs (à la différence de ceux de ma fac) leur avaient recommandé de ne pas s'attaquer à Wittgenstein, considérant que les étudiants à ce niveau n'avaient pas la maturité nécessaire pour le comprendre. Nous, donc, en avons-nous la capacité ?
        Le texte cité se poursuit ainsi : « Il a dit une fois qu’il se sentait comme s’il écrivait pour des gens qui penseraient d’une manière quelque peu différente, respireraient un air de vie différent, par rapport aux hommes d’aujourd’hui. Pour des gens d’une culture différente, en d’autres termes. ». Nous sommes bien d’une autre époque et d’une autre culture – mais ce n’est évidemment pas si simple. S’il doutait être mieux compris à l’avenir, c’est sans doute parce qu’il n’attendait pas que là encore, on trouve cette manière quelque peu différente de penser. Du reste, nous sommes encore en train de nous empêtrer dans des commentaires extérieurs.
        Mais précisément, si nous en revenons à W lui-même et à ses Recherches, nous trouverons cette curieuse ligne, au paragraphe 126 : « ce qui est en quelque façon caché ne nous intéresse pas »2 . Voilà qui vient interroger nos perspectives. Ces mots ne suggèrent-ils pas que le propos de W n’est pas tout à fait caché et pas si cryptique ? Puisque l’ouvrage s’intitule « Recherches philosophiques », et que donc ce que W dit de la philosophie (telle qu’elle doit se pratiquer) doit s’y appliquer, il faut dès lors comprendre qu’il « se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire » (même paragraphe). Cela ne retire au texte ni l’évidence de sa difficulté et de son exotisme, ni la nécessité d’un travail patient et attentif de lecture et d’étude, ni enfin celle de rester prudent et de ne pas lire trop rapidement (du reste, cela s’applique à toute lecture sérieuse). En revanche, cela donne l’espoir d’en tirer quelque chose, ainsi qu’un début de piste pour y parvenir. Ce travail est l’occasion de s’essayer à une pensée complexe et originale, et sans doute de « respirer un air de vie différent ».
       Le programme de cette recherche est le suivant. D’abord, il s’agit de considérer l’ouvrage dans sa généralité et dans sa structure globale, et se donner les moyens de pouvoir y pénétrer. À cette fin, il n’est pas dispensable de considérer le TLP, pour comprendre d’où part W, dans quel univers se situent les Recherches, et en quoi elles constituent une nouveauté. Cela n’empêchera pas de le lire avec un œil neuf. Ensuite, nous pourrons parcourir le livre et sa pensée, du §1 au §152, en essayant d’en mettre en évidence le sens, de comprendre le propos. Enfin, nous pourrons nous arrêter sur le paragraphe 153, et l’étudier en détail, en nous appuyant sur le reste du texte, pour comprendre ce que W dit de la compréhension – et nous pourrons retourner cet enseignement rétrospectivement sur le travail effectué ici et la compréhension que nous aurons de W.



1 A biographical sketch, G. H. von Wright, in Ludwig Wittgenstein, A Memoir, p3. Je traduis. Voir également l’avant-dernier paragraphe de la préface aux Recherches.
2 Toutes les citations sont tirées de l’édition Gallimard, 2004, traduction par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud et Élisabeth Rigal.


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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 16:48

Première vue sur les Recherches


       Puisque nous sommes invités par l’auteur à mieux voir ce que nous avons sous les yeux, et à ne pas chercher quelque chose de caché, il faut dire ce qui s’offre à nous quand on offre les Recherches. Celles-ci se présentent comme une série d’aphorismes, à l’instar d’un Nietzsche, manifestement liés entre eux mais d’une manière pas toujours évidente, suivant une progression peu prévisible et ne connaissant pas d’autre structure qu’une division en deux parties (la deuxième contenant des textes plus développés et plus suivis – mais nous nous intéressons ici à la première, et particulièrement aux paragraphes 1-153). Le propos est plus développé et explicité que dans le TLP, et le style employé est beaucoup plus (immédiatement) clair et d’une langue commune, par opposition au style énigmatique et à la langue technique du TLP ; mais quand bien même on comprend à peu près les mots et le sens des phrases du texte, ce sens nous frappe par sa bizarrerie, par l’étrangeté des exemples choisis, et on peine à voir où il veut en venir. Du reste, Wittgenstein reconnaît d’emblée le caractère singulier et chaotique de ses Recherches, disant dans les premières lignes de la préface qu’il les a rédigées sous forme de « remarques », qui « portent sur de nombreux objets », et qui « tantôt constituent des séquences relativement longues sur le même objet, tantôt passent brusquement d’un domaine à un autre ». Toutefois, « ce qui [lui] paraissait essentiel était que les pensées y progressent d’un objet à l’autre en une suite naturelle et sans lacune ».
      Il faudrait donc lire les Recherches comme des remarques, sans chercher un plan d’ensemble et un propos systématique – les lire comme des pensées qu’on pourrait considérer séparément. Mais est-ce parfaitement juste ? Si W n’est pas parvenu à organiser son propos en un traité, et n’offre que des remarques diverses, il n’en reste pas moins que celles-ci se recoupent dans ce qu’elles sont tirées d’un même esprit, d’un même auteur. Et non pas Wittgenstein dans son entièreté, mais même plus particulièrement le second W, se démarquant de sa philosophie antérieure. Il n’a certes pas su traduire son projet, sa pensée nouvelle, sous une forme qui la rendrait claire et unifiée, mais il n’en reste pas moins que cette pensée existe, que ce projet doit se retrouver dans le texte et la direction prise. Le démasquer dans le texte, y réduire tout l’ensemble du texte qui n’aurait seulement pas su s’articuler dans l’ordre (selon la forme extérieure) serait certes interpréter et on risquerait de trahir l’esprit : « si quelqu’un traçait une limite stricte, je ne pourrais pas reconnaître en elle celle que j’avais toujours, moi aussi, voulu tracer, ou bien que j’avais tracée en imagination. Car je ne voulais1 en tracer aucune. » (§76). Mais tant qu’on met seulement en évidence les directions particulières des différents paragraphes, les tendances générales et les « mêmes points, ou presque les mêmes, [sans cesse] abordés à nouveau à partir de directions différentes » (préface §3), sans l’articuler selon une forme idéale, mais en acceptant au contraire que ses contours soient flous, que les règles de ce jeu ne soient pas parfaitement fixées, dans cette mesure on ne risquera pas de trahir l’œuvre.


1 On pourrait arguer que W en avait certes l’intention (« Au départ, mon intention était etc. », préface §1), mais l’intention n’est pas la volonté, et cette dernière, telle qu’elle s’exprime dans le texte qui nous est donné, abdique bien cette prétention, et ce pour des raisons qui paraissent relever de ce que W doit faire, et même veut faire (« mes pensées se paralysaient dès que j’allais contre leur pente naturelle etc. », préface §2)


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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 16:53

Du Tractatus aux Recherches







                Or donc, pour entamer l’étude, et situer la trajectoire de W, il faut saisir d’où il part, et pour cela remonter au TLP. Il sera régulièrement nécessaire d’en revenir à lui, au cours de l’étude des Recherches1. Ce texte pose une difficulté bien distincte. Il est certes court, circonscrit, complètement (peut-être excessivement) structuré, et œuvre à proprement parler plutôt que série de remarques. Cependant, cette œuvre précisément paraît parfaitement idéale, et de ce fait difficile d’accès pour ceux qui n’ont pas été témoin du cheminement de pensée et qui n’ont que ce résultat en langage technique.  L’auteur lui-même nous avertit dès la première phrase de l’avant-propos.
On ne pourra établir un exposé parfait du TLP. Ce qu’on peut faire en revanche, c’est en établir le plus fidèlement possible le principe général, tel qu’il peut se comparer aux Recherches et aider à leur compréhension. Pour cela, on peut s’appuyer sur la structure même du texte, qui consiste en sept propositions, toutes (sauf la septième) développées en des sous-propositions (selon une structure d’arbre). Les propositions sont les suivantes : 1 – Le monde est tout ce qui a lieu ; 2 – Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de chose ; 3 – L’image logique des faits est la pensée ; 4 – La pensée est la proposition pourvue de sens ; 5 – La proposition est une fonction de vérité des propositions élémentaires ; 6 – La forme générale de la fonction de vérité est : ‾p,‾ξ, N(‾ξ). C’est la forme générale de la proposition ; 7 – Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence2. On voit tout de suite (c’est moins évident quand on a face à soi le texte entier avec toutes les propositions intermédiaires) que ces sept propositions se suivent et sont liées logiquement. W analyse le monde3, comme ensemble de faits, et analyse l’image logique de ces faits, qui est la pensée, comme ultimement fonction de vérité de propositions élémentaires : c’est un atomisme logique. Du fait que les pensées reflètent le monde pour autant qu’elles soient logiques, c’est-à-dire qu’elles soient fonction de vérité des propositions élémentaires, et qu’elles soient valides selon le calcul, ultimement, toute leur complexité (le fait que les propositions élémentaires y soient mêlées) se réduit à une tautologie ou à une contradiction (dans ce dernier cas en tant que tel elles ne sont pas une image des faits4), et le reste (le reste après analyse), les propositions élémentaires, on ne peut que les montrer. Ayant ainsi explicité le lien entre la pensée et le monde, et la validité des pensées selon leur structure logique (image de la structure des faits), le livre trace « une frontière à l’acte de penser, – ou plutôt non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées [...] La frontière ne pourra donc être tracée que dans la langue, et ce qui est au-delà de cette frontière sera simplement dépourvu de sens. » (avant-propos §3-4). Ayant en quelque sorte montré ce dont on peut parler, il peut, pour le reste5, inviter au silence, c’est la dernière proposition, après laquelle d’ailleurs W se tait (au lieu de la développer). Ce silence, c’est ce à quoi il invite ceux qui traitent d’éthique, d’esthétique et de philosophie(voir 6.4/-5/), selon le principe que « toutes les propositions ont même valeur » (6.4) (il n’existe que des états de lieu, que la pensée quand elle ne s’emmêle pas ne peut que découvrir et analyser – mettre à nu) et que toute question bien posée possède une réponse (6.5/), et celle-ci se découvre simplement en posant proprement la question et en l’analysant, jusqu’à faire découvrir la tautologie. Quand les philosophes croient trouver un problème sans réponse (c’est en effet souvent comme celle qui pose des questions sans apporter de réponses qu’est présentée la philosophie), ils ne font que mal poser un problème : « il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes » (6.53). C’est en ce sens qu’il peut déclarer dans l’avant-propos que « le livre traite des problèmes philosophiques, et montre – à ce que je crois – que leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue ». Que le livre traite des problèmes philosophiques n’est pas évident à première vue, et on pourrait avoir l’impression que ce n’est le cas qu’à la fin du développement de la 6e proposition, où il évoque en effet le destin, la mort, l’immortalité de l’âme... Mais il faut voir qu’il les traite comme il traite le monde : il ne parle pas de ce monde dans lequel on vit, mais du monde comme monde : il ne résout pas certains problèmes philosophiques, mais les problèmes philosophiques en général (« d’une manière décisive », avant-propos, §huit*). C’est d’ailleurs pourquoi il n’a pas à s’embarrasser de ce qu’ont pensé d’autres philosophes (avant-propos, §5). Pour finir, étant donné que par cette expression « autres philosophes », il prouve bien qu’il s’y inclut, et que donc son propre travail se résout dans le silence (dans le « il n’y a plus rien à dire »), il invite le lecteur à reconnaître ses propres propositions comme dépourvues de sens, et à « jeter l’échelle après être monté » (6.54).
À partir de là, il saute aux yeux que, sur plusieurs aspects, le second W prend l’exact contre-pied de l’auteur du TLP : il ouvre par une citation (de saint Augustin), à partir de là traite de problèmes philosophiques effectifs (pas des problèmes en général), critique la prétention à la généralité (son propos est certes général, portant en général sur le langage, mais c’est pour y restituer le particulier et la réalité différenciée qui résiste à l’analyse parfaite et absolue) et à l’idéalité (celle-ci n’est pas explicitement défendue dans le TLP, mais celui-ci paraît bien y prétendre7), et ainsi parle de ce monde plutôt que du monde comme monde. Et il ne s’en cache pas : il se cite régulièrement (sans toujours le préciser, certes), et généralement de façon ouvertement critique. Autrement dit, les Recherches consistent, pour partie, en un retour critique sur le TLP, et on peut les étudier en tant que telles, par « contraste » avec son « ancienne manière de penser », comme nous y invite W dans son avant-propos. Cette démarche est indéniablement pertinente, toutefois on peut ajouter un point de nuance. Il ne faut pas oublier en effet que la conclusion du TLP doit consister à jeter l’échelle, et qu’on peut considérer qu’en somme c’est ce qu’a fait W lui-même avec son propre travail – non pas le jeter comme s’il n’avait rien écrit, mais le « surmonter » (6.54), « pour voir correctement le monde ». On pourrait dire qu’en quelque sorte, la cohérence de sa propre pensée l’amenait à prédire qu’il devrait surmonter ses pensées, sans qu’au moment du TLP il vît directement comment, voire prît cette nécessité tout à fait au sérieux (le fait qu’il se soit pris au mot en se retirant du monde de la philosophie et en se taisant, le suggèrerait)8.
Il faut voir en effet que la ligne directrice demeure essentiellement identique ou proche. On pourrait l’énoncer ainsi : les problèmes philosophiques sont essentiellement de faux problèmes ; ils naissent d’un manque de clarté ; « leur formulation repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langue » (avant-propos du TLP)  ; cela peut être corrigé par l’application de méthode et de la logique, par une compréhension plus juste de la logique de la langue. Et cette dernière est bien ce que visent les Recherches, et ce à travers l’analyse, mais celle-ci se poursuit et s’affine en abandonnant la prétention à l’idéalité.
                Deux caractéristiques des Recherches font obstacle dans notre lecture, et la perspective que nous avons nous arme pour les surmonter. D’abord, comme nous l’avons évoqué, il y a leur structure aphoristique (ou absence de structure), qui implique que nous nous dirigions en repérant les « mêmes points, ou presque les mêmes, [sans cesse] abordés à nouveau à partir de directions différentes » (avant-propos), les connexions et les sous-entendus (comprendre un peu d’où part W permet de saisir le mouvement qui traverse les paragraphes). Ensuite, il y a un autre point que nous n’avons pas encore relevé, c’est que les Recherches sont un texte, pour ainsi dire, à une ou deux voix. De temps en temps apparaissent des interventions dont il est manifeste, dans les cas les plus extrêmes, qu’elles ne correspondent pas littéralement à ce que pense W, puisque celui-ci y répond. La difficulté est que le texte ne correspond pas pour autant à un dialogue, sinon au sens où la pensée est un dialogue de l’âme avec elle-même comme le dit Socrate, dans le Théétète de Platon, et encore c’est d’une manière plus ambigüe que dans les dialogues de Platon (ou de Berkeley, Descartes etc.), puisque l’interlocuteur n’est pas présenté comme un personnage extérieur (il s’agit littéralement de lui-même), que ses interventions sont introduites par un tiret cadratin qui précède également des remarques de différents types, et qu’au fond, il n’est ni tout à fait lui-même ni tout à fait un autre. En fait, tout le long du texte, on peut douter si ce qu’on lit correspond vraiment à la pensée de W – il n’est de ce fait pas étonnant qu’il se soit prêté à de multiples interprétations. À cette difficulté, avoir situé le parcours de W permet de répondre de deux façons. D’abord, cela permet, en prolongeant ce parcours à travers les Recherches, de retrouver les lignes générales et ce qui se dit et se veut dire. Or, ce faisant, on peut en fin de compte retrouver globalement une certaine cohérence, où on rassemble l’essentiel de ce qui se dit, le reste n’étant pas si présent. Et cela nous amène au second point : en restant dans la perspective que nous nous sommes donnée, il n’y a au fond pas même de remarque et réflexions qu’on exclue à proprement parler, car toutes s’intègrent dans un processus d’analyse et de clarification, qui avec les Recherches, par rapport au TLP, s’affine et prend de nouvelles directions, mais fondamentalement en allant plus loin (quitte à jeter l’échelle). L’essentiel, à bien y réfléchir, n’est pas que nous sachions précisément ce que pense W spécifiquement, mais que nous parvenions à nous guérir de nos problèmes philosophiques, et à nous former une image plus juste et compréhensive de la réalité.




* : j'écris en lettres sinon ça se transforme en smiley
1 Remarquons (outre ce qu’on a déjà dit) que nous suivons là l’exemple de W, qui déclare vouloir « publier ces anciennes pensées en même temps que les nouvelles, car ces dernières ne pourraient être placées sous leur vrai jour que sur le fond de mon ancienne manière de penser et par contraste avec elle » (avant-propos, §5).
2 Les citations du TLP sont toutes tirées de l’édition Gallimard 1993, traduction Gilles-Gaston Granger. Elles sont suivies d’un slash (/) quand elles intègrent le développement de l’article.[/justify]
3 Ici, je m’exprime d’une façon simplifiée, pour éviter d’être trop subtile, et que nous nous égarions.
4 Cependant il faut se rappeler que, comme le dit W (6.1202) : « Il est clair que l’on pourrait, au lieu des tautologies, employer les contradictions. ».
5 Sur ce point, afin d’éviter des considérations trop subtiles, mais me contenter de ce qui est pertinent, ce dont je peux parler, ici, je me limite à cette exposition un peu simplifiée.
6 Cette dernière, lorsqu’elle ne s’égare pas en métaphysique, a bien son utilité, en réglant l’analyse logique ; mais même dans ce cas, il lui faut ultimement se taire, puisque celle-ci ne consiste qu’à mettre à nu, à obtenir un résultat sur lequel il n’y a plus rien à dire.
7 Voir les Recherches, §97, où W suggère que la perspective du TLP consiste à retrouver l’ordre du monde comme le cristal le plus pur et le plus dur.
8 De même, pour prendre cet exemple, que la 3e loi de Newton (action-réaction) prédit que les flux d’air exercent une force sur l’aile d’un avion, sans l’expliquer. Voir Comment les avions volent-ils ?, ScienceEtonnante, YouTube.

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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 17:02

De l’analyse logique aux jeux de langage

                Ceci posé, penchons-nous sur le premier paragraphe. W y ouvre le livre avec une citation de saint Augustin – un passage des Confessions où celui-ci décrit, rétrospectivement, la façon dont il a appris le langage, en observant les adultes montrer (ostendere) des objets en les nommant, ce qui correspond à un « enseignement ostensif des mots », pour reprendre une expression du §61. Ce choix d’ouvrir par cette citation est frappant à deux égards. D’abord, on pourrait juger qu’il n’est plus indifférent de ce que d’autres ont pensé avant lui(il faut nuancer ce point). Ensuite, on peut s’étonner du choix de saint Augustin, auteur de l’antiquité tardive, très loin des perspectives de la philosophie, de la logique et de la science contemporaines (dont vient chacun des quelques noms mentionnés dans le TLP, à l’exception notable de Guillaume d’Occam). D’ailleurs, c’est plus loin sur un passage de Platon que se penchera W avec autant d’attention. Là-dessus, il ne faut toutefois pas s’aveugler. W n’entame pas véritablement un débat avec saint Augustin personnellement, mais relève chez lui une « imagede l’essence du langage humain, qui est la suivante : Les mots du langage dénomment des objets – les phrases sont des combinaisons de telles dénominations ». Or, c’est là une « image » que l’on pourrait retrouver dans de nombreux cas et particulièrement chez des logiciens. L’intérêt d’avoir cité saint Augustin est que cela permet de mettre en évidence plus adéquatement la nature de cette image : ce n’est pas simplement un programme logiciste (ou de philosophie contemporaine), c’est une manière de pensée spontanée : pour reprendre §111, « elle se trouvait dans notre langage qui semblait nous la répéter inexorablement ». Et la critique de W aura pour nous une portée plus étendue : on pourra reconnaître cette image dans plusieurs façons de penser et philosopher. D’ailleurs, à bien considérer le propos de W, plutôt qu’ « une » image, il faut, quand on embrasse tout l’ouvrage, dans toute sa portée, reconnaître des images, des tendances à la généralisation et à l’idéalisation, qui par leur principe même tendent à se fondre dans, à viser un même idéal de perfection4. Ajoutons pour finir que l’avantage de cette citation d’Augustin est que cette analyse du langage (ou de son apprentissage) associe explicitement nommer et montrer, ce qui correspond à celle du TLP, telle que nous l’avons exposée précédemment.
                Dans la suite du paragraphe, W ramasse5 son propos6 et son approche critique vis-à-vis de cette image. D’abord, il souligne qu’il y manque un premier grand point, la « différence entre catégories de mots ». Le « système de compréhension mutuelle » décrit par Augustin (§3), fonctionne normalement comme si le langage n’était constitué que de noms renvoyant chacun à un objet bien défini, et de manière dérivée pour intégrer les autres catégories de mots, « comme quelque chose qui finira bien par s’y retrouver »7 (§1). Le travail de W va précisément consister à faire passer ce système par différents stades d’expérience de la réalité, par ce que ce modèle ne calque pas. Ce dernier est le résultat d’une analyse : il est un retour d’Augustin adulte sur son enfance et sa compréhension de comment il a acquis le langage ; de même, cette image qui le commande, si par exemple un logicien la suit d’une manière ou d’une autre (c’est-à-dire forge une image de la réalité du langage telle qu’une phrase se divise en mots qui chacun renvoie à un objet), lui fait analyser la réalité. L’image analysée ainsi obtenue n’est valide qu’en tant que telle, et étant admis que cette image n’est pas une forme idéale et une image (plus) parfaite (que toute autre), mais ne vaut (et ne peut être considérée comme plus parfaite – relativement) que selon un objectif défini (voir §17, « dépendra du but etc. »). Par rapport à la réalité – qui n’est pas d’elle-même une image8 – et à des images possibles et zoomant moins (pour ainsi dire), l’image analysée ne peut que manquer certains aspects qui seraient restituables selon une autre vue9. La démarche de W consiste ainsi à restituer le cadre dans lequel (seul) cette vue « a sa place » (§2) et à lui adjoindre une série d’extensions tirées de notre pratique réelle et possible10 du langage.
On retrouve l’essentiel de ces extensions dans l’exemple ramassé du §1, où il propose un « usage du langage », où on envoie quelqu’un faire les courses avec un papier où est inscrit « cinq pommes rouges ». On retrouve là un cas simple d’usage (et pas même seulement d’apprentissage) ostensif d’un nom (pommes), un nombre (cinq), dont l’usage n’est pas du même type que celui d’un nom (on ne peut dire que l’usage des nombres se résout dans un apprentissage, une définition et un usage ostensifs), et une couleur, qui implique en particulier l’existence d’échantillons, notion liée à celle d’éléments, qui sont au fond nécessaires dans une version compréhensive et juste d’une image atomiste (pour ainsi la qualifier) du langage. Pour finir, il pose deux derniers points. D’abord, avec « Je suppose qu’il agit etc. »11 (en fait déjà avec « je suppose qu’il la connaît par cœur »12), il relève que ces analyses impliquent toujours de s’appuyer quelque part sur une supposition et non sur des bases absolues13. Ensuite, il dit : « – Mais quelle est la signification du mot “cinq” ? – Ici, il n’était question de rien de tel, mais seulement de la manière dont “cinq” est employé. »14. Cette remarque ne se réduit pas à une extension particulière, mais porte sur la nature même de l’exemple. W pointe du doigt le fait que dans cet exemple, et plus généralement dans la réalité, la pratique du langage ne consiste pas à transmettre des informations (des images-pensées sur le monde). Ici, le but du garçon de course n’est pas (ultimement) d’informer le marchand de ce qu’il souhaite, mais d’obtenir les pommes. Si le marchand de course les donnait sans comprendre un mot spécifique de la demande (il pourrait ne pas comprendre que les pommes dussent être rouges, mais il donnerait néanmoins cinq pommes rouges, par exemple parce qu’il ne lui resterait que des rouges), voire sans la comprendre du tout (même si dans les faits, cet échange passe par cette compréhension), les personnages auraient obtenu ce qu’ils cherchaient. Bien sûr, ce n’est pas parfaitement évident dans cet exemple (plus tard, W montrera des cas plus clairs où la pratique du langage ne consiste pas à transmettre une information), mais l’intérêt de cet exemple du §1 est qu’il paraît simple et ne pas poser de problème pour une analyse logique s’accordant avec cette image du langage. W part de celle-ci, de cette tradition, pour l’amener, à force d’exemples, à reconnaître en quoi elle déforme la réalité (et à la rapprocher de celle-ci, en faisant évoluer sa manière de fonctionner). Comme il l’exprime au §3 (je souligne) : « Nous pourrions dire qu’Augustin décrit un système de compréhension mutuelle, mais que ce système ne recouvre pas tout ce que nous nommons langage ».
Or donc, W va étendre la perspective et montrer tout15 ce qu’en fait on nomme langage, tout ce qu’on fait quand on emploie un langage, à travers des séries d’exemples, commençant à chaque fois sous une forme primitive. Mais nous avons vu précédemment, que ces formes primitives ne sont pas des formes parfaitement analysées (identiques mais présentées sous un angle idéal, dans toute leur vérité), et que dans ces exemples de pratique du langage, celle-ci ne consiste pas, ou pas uniquement, sauf dans certains éventuels cas, à transmettre une information (au sein d’un « système de compréhension mutuelle »), mais plus largement à interagir avec d’autres personnes16. C’est pourquoi il présente ces exemples sous forme de « jeux de langage ». Ceux-ci peuvent être primitifs, et davantage que notre langage courant, mais ils n’en demeurent pas moins complets pour ce qu’ils visent, de même qu’a contrario, notre propre langue peut être vue sous certains abords comme incomplète ou complétable, bien qu’elle soit – en général – suffisante pour ce qu’on en fait (§18).



1« hinweisendes Lehren der Wörter » – hinweisen : montrer, traduction d’ostendere. Augustin n’y est certes pas directement mentionné. Voir aussi §32.
2 Cf avant-propos du TLP. Pour être exact, il dit plutôt qu’il est indifférent de ce d’autres aient pu penser comme lui. Mais il justifie par là l’absence de sources qui est générale, et quand il mentionne des noms de penseurs, ce sont des logiciens, engagés sur ce même parcours qu’il approfondit et corrige à l’occasion.
3 Sur ce terme, rappelons que selon le TLP (3) : « l’image logique des faits est la pensée ». Cette image est pensée pour autant qu’elle est logique (ultimement elle se résout en une tautologie) et qu’elle est image des faits (ultimement elle montre – les propositions élémentaires). Une image parle ou est prétexte à parler pour autant qu’elle n’est pas directement logico-factuelle. La pensée doit viser le silence.
4 Celui-ci peut demeurer unique et général pour autant qu’il reste indéfini. Si l’on détermine précisément un idéal, un objectif, celui-ci ne vaudra que pour une visée particulière déterminée, non pour une perfection générale.
5 Les points que nous allons souligner sont ceux que l’on retrouvera dans la suite du parcours du texte. On renverra parfois explicitement à des paragraphes ultérieurs, mais non systématiquement, car ce serait inutile et même impossible (sinon ce passage étudié, ou bien l’étude elle-même, serait exactement un sommaire, ou une synthèse parfaite, et on voit le problème).
6 Le TLP vise à une certaine idéalité, et de ce fait son ouverture (1 – Le monde est tout ce qui a lieu) ressemble à la seule possible, et a pour sujet rien moins que le monde. Au contraire, W commence ici par une citation et une certaine réflexion. Néanmoins, ce n’est pas à dire qu’il n’a pas ici son propre modèle de perfection, et que cette ouverture est absolument accidentelle. Ce qu’elle vise plutôt, c’est une certaine pertinence. De même, dans ce présent travail, il n’était pas nécessaire de s’attarder particulièrement sur le §1, mais ce choix était possible et pertinent par le fait qu’on peut y rassembler efficacement le propos de W. Et il arrivera que les parties de ce travail s’interpénètrent, qu’on se répète : mais c’est par rapport au but du travail qu’il faut raisonner, et celui-ci est de (mieux) comprendre W.
7 Ici j’ai légèrement adapté la traduction (en m’appuyant sur l’original) pour les besoins du propos.
8 Ce point n’est pas à ma connaissance directement présent ou évident dans les Recherches, mais on peut, au moins selon la lecture proposée ici, le reconnaître. Dans le TLP, la réalité est directement subsistance d’états de chose (voir 2 et 2.06), ou faits, qui ont en commun avec l’image la forme logique de représentation (2.2). Il est à peine incorrect (et d’autant moins si on surmonte le TLP) de dire que la réalité y est d’elle-même une image.
9 Outre les exemples et analyses des Recherches, on peut ici renvoyer au fait bien connu qu’un planisphère ne peut représenter le globe terrestre (du reste, rigoureusement parlant, parler de globe terrestre est déjà idéaliser – on le fait quotidiennement car on ne se soucie pas de rigueur absolue) qu’en laissant de côté certains paramètres.
10 Même les exemples les plus artificiels sont pertinents dans la mesure où ils constituent une possibilité dans l’emploi du langage, or l’image, en particulier celle du TLP, a une prétention à la généralité, i.e. à tout ce qui est possible.
11 Qui renvoie explicitement, me semble-t-il, au §29 en particulier, même si on peut retrouver ce point par exemple dans le §33.
12 En plus des deux paragraphes évoqués, ici on peut se référer au §51, « il était présupposé que etc. »
13 Si l’on propose un point de départ absolu, à moins de se poser dans le cadre d’un jeu où ce point de départ circonscrit vraiment le jeu (et si celui-ci vise d’une manière ou d’une autre la réalité ou la nature, comme d’une certaine manière le font les mathématiques, on doit s’attendre à découvrir des espaces non euclidiens, échappant aux règles qu’on croyait définitives), on pourra questionner ce départ et remonter encore en amont. En fait, dans la réalité, on a toujours commencé et on commence toujours déjà en mouvement.
14 Notons au passage que nous sommes ici typiquement dans un cas d’ambiguïté narrative, car celui qui pose la question paraît être comme un interlocuteur pour W, mais d’un autre côté sa question se pose effectivement, c’est une intervention pertinente qui permet de clarifier le propos : difficile de dire que ce n’est pas W qui parle.
15 Évidemment, il ne montre précisément pas littéralement « tout » ce qu’on fait avec le langage, il pointe du doigt au contraire ce qu’on manque à chaque fois qu’on le tente.
16 De même qu’en précisant juste avant « sauf dans certains éventuels cas », là encore il faudrait nuancer, pour procéder comme W, qui prend soin de toujours éviter les généralisations absolues. Il ne faut pas dire qu’interagir est le rôle exact et complet du langage, au lieu de transmettre une information : il faut seulement dire que la pratique du langage recouvre des réalités plus diverses, qui en gros – dans des situations normales – consistent à interagir avec d’autres personnes (cette présentation est convenable tant qu’on ne s’impose pas de préciser davantage ce qu’on entend par « interagir »). Il existe bien des cas où on communique de façon solitaire. Il faut toutefois remarquer que cette communication est toujours reliée d’une façon ou d’une autre à la vie en interaction avec les autres ; ne serait-ce qu’en tant que le langage est acquis et s’apprend en échangeant avec d’autres.

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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 17:06

Thèmes des Recherches et aspects du langage


      Il y a plusieurs points centraux que W met en évidence à travers ses exemples de jeux de langage, et on peut les évoquer, tant qu’on ne les essentialise pas.
      D’abord, il y a un point fondamental qui rassemble à lui seul l’essentiel du propos de W dans les Recherches : c’est la dissemblance ; la dissemblance entre les différents phénomènes et cas particuliers du langage. D’abord, cela a déjà été mentionné, celle entre les différentes catégories de mots : l’image du langage miroir du monde et celle du langage comme système de compréhension mutuelle s’appuyant ultimement sur la définition ostensive des mots, fonctionnent normalement quand elles ne se préoccupent que des noms propres et une partie des noms communs (et déjà là, en dehors des cas limites), mais perdent de leur finesse à mesure que l’on s’écarte de ce modèle simplifié et qu’on s’attarde sur d’autres catégories de mots. Parmi celles-ci, il mentionne notamment les nombres, les adjectifs de couleur et les mots démonstratifs (là-bas, ceci...) ; il revient également sur certains mots particuliers (notamment le jeu ainsi que les autres concepts invoqués dans ses Recherches), pour montrer la diversité de leur usage effectif. Cette diversité d’usage ne se limite pas aux mots : il y a également divers types de phrases (§23). Celles-ci ne sont pas systématiquement quelque chose qu’on pourrait qualifier de dénomination d’objets (§27), s’inscrivant dans l’image du langage comme miroir du monde.
 
     Plus largement, les modèles cherchant à donner une image totale et parfaite du langage, ou du monde par le langage, supposent que le langage est quelque chose de déterminé, et les mots de même, qu’un mot c’est un mot et que cela a parfaitement un sens de parler d’un mot : or, W met en évidence, à travers les catégories de mot, mais plus largement encore en précisant que même ces catégories dépendent du but de la catégorisation, la diversité qu’il y a entre les mots. Parler d’un mot, ce n’est pas parler d’une seule réalité, selon que l’on a à l’esprit tel ou tel exemple dans un jeu de langage ; et chaque mot même peut avoir des fonctions différentes et des significations différentes. Ce dernier fait est bien connu, mais W le développe. Pour une conception du langage comme image du monde, il faut que les mots, ou les concepts (les mots en étant l’approximation imparfaite employée dans notre pratique du langage quotidienne), aient un sens précis (pour refléter précisément la réalité), et s’ils n’en ont pas un, il faut viser cette perfection, en séparant ces significations rigoureusement, et éventuellement en créant un nouveau langage dans lequel chaque mot aurait un sens spécifique déterminé. Cette conception imagine que chaque mot, en admettant qu’il ne possède pas une seule signification (bien que cela puisse arriver occasionnellement : là encore, aucune généralité n’est parfaite – y compris celles qui montrent une diversité –, il y a toujours une diversité d’usages et de cas particuliers), transporte avec lui (mitbringt) un halo (Dunstkreis) de signification (§117 ; voir également §68). Or, dans notre usage du langage, nous n’avons pas toujours forcément besoin que les mots aient une signification déterminée, même si celle-ci admet une pluralité : il suffit que le mot soit utile et soit de fait employé. La conception idéale du langage voudrait que ce halo soit parfaitement circonscrit, qu’il ait une frontière déterminée, mais si on prend en considération toute la pratique du langage, si on considère la signification d’un mot donné comme un halo, celui-ci a des frontières indéterminées et changeantes. Car non seulement un mot n’est pas employé de la même façon selon la personne et le contexte, mais en plus quand même une seule personne emploie un mot, elle le fait généralement sans avoir à l’esprit l’amplitude sémantique de ce mot, sans avoir besoin de, ni vouloir, lui donner une signification déterminée : et il peut arriver qu’elle emploie un mot sans préciser son sens, puis s’aperçoive après l’avoir dit qu’une partie du sens possible de ce mot ne convenait pas à ce qu’elle voulait dire (voir §70, « Quelqu’un me demande etc. »). Cette signification indéterminée et changeante des concepts, W la caractérise, en §67, comme un « air de famille », partagé entre les diverses occurrences du mot, du concept ou de l’image. On peut retrouver tel point commun ou tel autre, parfois même deux occurrences seront radicalement différentes, mais ce qui compte c’est que dans notre usage quotidien, ces mots soient effectivement utilisés et utiles ainsi.
Un exemple le montre bien, c’est celui des adjectifs de couleur. En fonction du contexte, ils peuvent renvoyer à une famille de nuances plus ou moins large – parfois à une nuance bien déterminée. C’est mis en évidence notamment en §33 et §72. Et si l’on prétend faire du langage une image exacte de la réalité, il faut alors définir les couleurs, à partir d’un échantillon, dans le cadre d’un usage particulier, ou s’il faut expliquer l’ensemble des usages des couleurs et le réguler, d’un étalon, à l’image du mètre étalon de Paris (§50)1. Et W traite longuement cette notion, pour montrer tous les problèmes qu’elle pose. Puisque nous ne disposons pas d’un tel étalon physique (et c’est valable pour les mesures avant que fût mis en place le système métrique), ce qui joue le rôle d’étalon dans les faits relève de la mémoire, qui n’est pas infaillible et ne vaut jamais que pour un individu.  Le jeu de langage que nous jouons avec les couleurs n’est pas parfaitement régulé.
Cet étalon est une nécessité du langage-image, qui veut cataloguer précisément et exhaustivement la réalité : s’il faut que le monde soit autre chose qu’un ensemble flou de relations intriquées, s’il faut pouvoir le mesurer, l’analyser en quelque chose qui ne soit plus soumis au contexte et à la confusion des exemples flous et des cas-limites, il faut retrouver des éléments. Ceux-ci doivent être simples, par opposition aux réalités composées. Le langage peut dès lors se régler selon eux, en associant les noms communs aux éléments (qu’on montre), et en composant les mots du langage tel que la réalité est composée. C’est le phantasme, pour ainsi dire, du TLP, mais cela va bien au-delà de ça. Comme en §1 avec Augustin, W choisit, en §46, de le considérer à travers un extrait d’un texte philosophique daté de l’antiquité, en l’occurrence un extrait du Théétète de Platon. Cet extrait est d’autant bien choisi que Socrate y rapporte une théorie sur la connaissance avant de la corriger à travers des exemples empruntés au langage : la théorie est très proche de ce que vise W (notamment sa propre conception dans le TLP, voir notamment 3.2/), et contre celle de Socrate s’applique toujours la critique de chercher une définition définitive pour chaque mot et chaque idée. Pour cette théorie, donc, les éléments sont simples, et peuvent seulement être nommés et montrés, mais non expliqués et connus, tandis que les composés peuvent être connus et nommés à partir de leurs éléments : on retrouve là l’essence du TLP. W compare ces éléments à ses « objets » du TLP, et aux « individuals » de Russel. C’est d’ailleurs un principe du TLP que « l’objet est simple » (2.02), ce qui est en cause ici. Or, ce que W va souligner, c’est que le simple dépend de la composition qui a analysé le complexe en tels éléments simples ; le simple dépend de la loi de composition, donc du jeu de langage où on pratique celle-ci, et il va le mettre en évidence en donnant divers cas.
Tout est renvoyé donc au jeu de langage (qui constitue le contexte) et au but visé. Mais dès lors, on pourrait rétorquer que vouloir créer un langage parfait est un but possible, et que l’imperfection du langage utilisé dans notre vie courante n’empêche pas qu’on puisse constituer un langage idéal, purgé des ambiguïtés, comme y invite en particulier TLP 3.32/. Mais un tel objectif n’est jamais possible que circonscrit d’une certaine manière : on peut créer un langage qui évite les ambiguïtés déjà repérées, mais on ne peut pas anticiper celles qu’on n’a pas encore repérées, dans toutes les situations de la vie, qui sont autant de jeux de langage et de cas particuliers intriqués et dont beaucoup de combinaisons possibles ne sont pas apparues. Prétendre anticiper toute difficulté et ambiguïté2, c’est prétendre disposer déjà d’un modèle absolu de la réalité – comme pensée3. Or ce dernier ne peut exister qu’à partir d’un langage, ou plus précisément d’un jeu de langage, et en tant que tel ne peut jamais prétendre se subsumer toutes possibilités et tous jeux de langage. Un modèle absolu de la réalité n’est jamais qu’un modèle d’après telle vue particulière – il n’est jamais vraiment absolu. Cependant si nous ne disposons pas d’un modèle idéal parfait de la réalité, celle-ci, telle que vécue à travers nos échanges quotidiens, nos jeux de langage, n’est pas un pur chaos, mais est traversée par certaines régularités qui permettent que nos jeux de langage fonctionnent et aient un sens. Ceux-ci fonctionnent dans des cas normaux (voir en particulier §142).
W renvoie tout aux jeux de langage, mais non pas comme un concept fondamental et parfaitement défini (comme les principes que la philosophie a cherchés depuis les milésiens). W prend bien le temps de montrer que ce renvoi à la diversité et la dissemblance des cas dans des jeux de langage vaut également pour le « jeu » ou « jeu de langage » (ou encore « langage ») lui-même. Un jeu se définit par ses règles, mais il peut y avoir de multiples types de règles, et de manières de les suivre (voir notamment §54), et il peut même y avoir des jeux qui ne consistent pas vraiment à suivre des règles, où l’on « make up the rules as we go along » (§83).




1 On peut dire que l’étalon est un type particulier d’échantillon. Du reste, par principe on ne vise de toute façon pas un lexique parfaitement défini.
2 Perspective que suggère le TLP, voir notamment 5.442, 5.46-47, 5.524, 6.125 ; et dans les Recherches, §219 : « Les passages sont en réalité tous déjà effectués ». Pour être exact, cette idée repose beaucoup sur une limitation de ce qui est anticipable : en particulier, prétendre prédire le futur (y compris scientifiquement) est une superstition.
3 Et cela peut sans doute venir d’une confusion entre pensée et langage. Un tel transfert paraît s’opérer de façon plus ou moins insidieuse dans le TLP entre le 2 et le 3.


Dernière édition par Rêveur le Mer 14 Oct 2020 - 17:10, édité 1 fois

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Message par Rêveur Mer 14 Oct 2020 - 17:07

La compréhension ; comprendre Wittgenstein






     Or, à partir de là, comme suivre une règle s’apparente à la compréhension, W va étudier cette dernière. Il maintient sa méthodologie, et considère donc des exemples de jeux de langage, et particulièrement un où l’enjeu est précisément de suivre la règle du jeu. W le présente d’abord, sous sa forme initiale, à développer et varier ensuite, comme pour le reste, en §143. Il consiste en ce que A écrive une suite de nombres devant B, qui doit retrouver la logique de cette suite et la recopier, dans un niveau initial, et la compléter dans une version supérieure. Cela commence avec la simple suite des entiers naturels (d’abord jusqu’à 9). Or, W met en avant le fait que même pour celle-ci, il demeure toujours possible que l’élève (B) la recopie de travers. Et là encore, il y a une variété (une dissemblance) de types d’erreurs possibles, qu’on ne peut strictement catégoriser : il n’y a pas de différence tranchée entre ce qu’on appellerait des erreurs « fortuites » et ce qu’on appellerait des erreurs « systématiques ». Car il peut se passer de nombreuses situations différentes.
      Quand on considère la suite produite par l’élève, on est tenté d’y déchiffrer une suite alternative, et de systématiser l’erreur de l’élève, pour ensuite le rediriger en corrigeant sa règle personnelle : autrement dit, on projette sur le comportement de l’élève ce qu’on attend de lui, on suppose qu’il a déjà d’une certaine manière « compris » la suite, quoique de travers ; et si l’on ne trouve aucune logique, alors on est perplexe, on répète la suite devant l’élève pour que cette fois-ci il y parvienne. Or, s’il n’a pas déjà des connaissances (un savoir-faire) mathématiques, s’il n’a pas encore été « dressé », pour ainsi dire, à chercher une règle dans une suite, il doit d’abord l’apprendre, et il faut accepter que son comportement puisse être réellement erratique.1
      En fait, on voit là que la compréhension relève davantage de quelque chose de présupposé, qui doit se produire dans certaines conditions (et si l’élève ne comprend pas, on répète l’explication jusqu’à ce que ce soit acquis), sans qu’on puisse expliquer ce que c’est précisément. On a l’intuition de savoir ce qu’est comprendre, mais en fait on sait surtout reconnaître les situations où il y a une compréhension : on ne peut pas en revanche donner la nature de la compréhension. W traite celle-ci comme les autres concepts : il montre son usage effectif dans des jeux de langage, et y renvoie ce dont on voulait connaître l’essence, ce qui est une recherche vaine. Ainsi, il relève que comprendre n’est pas être capable de répéter la suite (ou de suivre toute autre règle de jeu) une fois ni un nombre déterminé de fois (on ne peut pas placer de limite) ; que parfois on dit qu’on comprend dans des situations où on s’est trompé, ou bien où on avait compris quelque chose mais ça ne convient finalement pas à partir d’un certain niveau, pour certains cas ; qu’il y de multiples façons de trouver une règle (à une suite) et de l’appliquer. En essayant de chercher ce qu’il y a de commun à toutes les situations où on « comprend », on obtient des circonstances et états psychiques qui n’ont entre eux qu’un air de famille, et qui ne sont que des phénomènes accompagnateurs de la compréhension : au fond, on pense que comprendre, c’est comprendre.
        Ce qui nous mène au paragraphe 153. W y expose donc ce qu’il a donné l’occasion de faire à travers ses exemples de jeux de langage : tenter « de saisir le processus psychique de la compréhension qui se cache, semble-t-il, derrière ces phénomènes d’accompagnement ». C’est là ce que le philosophe cherche à faire vis-à-vis d’un concept en général, chercher son essence, sa nature, et la méthode de W consiste à le renvoyer aux exemples dans des jeux de langage, pour déceler le commun, le concept – en montrant que celui-ci n’est pas une entité qui se retrouve à l’identique et à l’arrière-plan de tous ces cas, mais quelque chose qui s’y décline à l’intérieur de frontières indéterminées. Le philosophe ne parvient pas à trouver ce commun, cette nature commune qui se retrouve dans tous ces exemples : « nous n’y parvenons pas ». Il précise : « Ou, plutôt, nous ne parvenons même pas à tenter vraiment de le saisir ». Le pli philosophique (ou de l’image du langage miroir du monde) nous habitue à pointer du doigt ce concept que nous cherchons à comprendre, à le montrer physiquement (dans une expérience de pensée) quand il est d’une nature concrète, ou sinon à le projeter dans l’esprit (§36). Au lieu de chercher la signification du nom, nous en cherchons un porteur (§40), qui n’étant pas corporel doit être un état psychique. Or, un tel état psychique ne se manifeste pas immédiatement comme le ferait par exemple la sensation de froid, qui ne pose pas vraiment de problème (si ce n’est que, comme tout état psychique, elle ne peut pas se décrire – sinon en lui donnant une valeur – mais seulement se nommer). Et ce d’autant plus que, comme cela a déjà été dit, on croit parfois comprendre sans vraiment comprendre. Si donc cet état psychique n’est pas évident de lui-même, directement accessible, il doit être caché, et doit se retrouver en cherchant ce que diverses expériences de compréhension ont en commun. Mais on est ici pris au piège par l’hypothèse de départ, ou plutôt le pli, de chercher un porteur du nom au lieu de retrouver une signification : si on le remet en question, alors quand bien même on trouverait quelque chose de commun entre les divers expériences de compréhension, « pourquoi cela devrait-il être la compréhension ? ». Et le problème qu’il y a à chercher un porteur, qui soit caché puisqu’il ne se manifeste pas comme une sensation de froid ou un autre état psychique “évident”, c’est que dès lors, on devine qu’il ne peut pas être ce qui se passe « quand je disais : “Maintenant je comprends”, parce que j’avais compris ». Je ne pourrai pas reconnaître cet état psychique caché comme la compréhension, qui ne m’est pas cachée. Cette recherche d’une essence de la compréhension me plonge « dans la confusion la plus totale ». Ce qu’il faut au contraire reconnaître comme la compréhension, c’est ce que de fait je reconnais comme telle, dans mes jeux de langage quotidiens.
     W ne nous apprend donc pas ce qu’est la compréhension, on ne peut pas obtenir des Recherches une définition ou une exposition du concept. Ce qu’elles nous donnent plutôt, premièrement, c’est de nous libérer de nos aprioris essentialistes : que nous ne recherchions plus quelque chose de caché qui serait la compréhension, mais que nous en revenions à notre pratique du langage et à ce qu’est comprendre dans le cadre de jeux de langage. Mais la démarche suivie n’est cependant pas entièrement négative (bien que ce soit un aspect essentiel, §118). Pour répondre à la question « Qu’est-ce que comprendre ? » (implicitement posée), W met en avant des expériences de jeux de langage, et interroge quand et comment la compréhension s’effectue. Or, ce sont ces questions-là qu’il reste, quand celle d’origine est abandonnée. Il ne s’agit certes pas de scruter scrupuleusement ce qu’il se passe quand quelqu’un comprend et d’analyser le processus par des questions auxquelles on ne peut répondre (quand comprends-tu ? à quel moment de la journée ?), parce qu’elles ne rentrent pas dans le jeu de langage de la compréhension, mais de toujours prendre en compte le contexte, et d’exercer sa faculté de compréhension par des jeux de langage. On n’est pas capable de dire ce qu’est la compréhension, mais on peut appréhender les conditions dans lesquelles on est capables de comprendre, et mettre celles-ci en place quand on veut comprendre quelque chose. À cet égard, on peut mettre en avant, paradoxalement, les Règles pour la direction de l’esprit de Descartes, dans lesquelles ce dernier pose l’existence de l’intuition et de la déduction, et travaille plutôt à savoir bien les employer, et ce, en s’exerçant avec des exemples, notamment des jeux.
      Le 2nd W ne nous enseigne pas ce qu’est la compréhension, ou le monde, ou le langage, il nous apprend à nous servir de ce dernier sans le détourner et surtout sans l’idéaliser. Il nous donne l’habitus de toujours chercher des exemples et des contre-exemples, en nous méfiant des généralités et des perspectives idéales. D’ailleurs, cet habitus même n’est pas livré par une formule générale, mais est pratiqué par W dans un livre, qui n’est pas un traité avec une structure logique, mais un propos décliné en aphorismes, qui ne vise pas un objet mais une façon de traiter les objets. Comprendre Wittgenstein, c’est contracter cet habitus, c’est-à-dire jouer ce jeu.


1 L’idée développée dans ce paragraphe n’est pas absolument explicite dans le texte de W ; mais c’est la façon dont je comprends l’exemple et ce que W cherche à mettre en évidence.

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