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Message par cedric Jeu 21 Mar 2013 - 12:15

Socrate

J'ai donc ouï dire qu'il y avait près de Naucratis en Egypte un des anciens dieux de ce pays à qui les Egyptiens ont dédié l'oiseau qu'ils appellent ibis ; ce démon porte le nom de Theuth ; c'est lui qui inventa la numération et le clacul, la géométrie et l'astronomie, le trictrac et les dés et enfin l'écriture. Thamous régnait alors sur toute la contrée, dans la grande ville de la Haute-Egypte que les Grecs nomment Thèbès l'Egyptienne, comme ils appellent Ammon le dieu-roi Thamous. Theuth vint trouver le roi ; il lui montra les arts qu'il avait inventés et lui dit qu'il fallait les répandre parmi les Egyptiens. Le roi demanda à quel usage chacun pouvait servir ; le dieu le lui expliqua et, selon qu'il lui paraissait avoir tort ou raison, le roi le blâmait ou le louait. On dit que Thamous fit à Theuth beaucoup d'observations pour ou contre chaque art. Il serait trop long de les relever. Mais quand on en vint à l'écriture : « L'enseignement de l'écriture, ô roi, dit Theuth, accroîtra la science et la mémoire des Egyptiens ; car j'ai trouvé là le remède de l'oubli et de l'ignorance. » Le roi répondit : « Ingénieux Theuth, tel est capable de créer les arts, tel autre de juger dans quelle mesure ils porteront tort ou profit à ceux qui doivent les mettre en usage : c'est ainsi que toi, père de l'écriture, tu lui attribues bénévolement une efficacité contraire à celle dont elle est capable ; car elle produira l'oubli dans les âmes en leur faisant négliger la mémoire : confiants dans l'écriture, c'est du dehors, par des caractères étrangers, et non plus du dedans, du fond d'eux-mêmes, qu'ils chercheront à susciter leurs souvenirs ; tu as trouvé le moyen non pas de retenir, mais de renouveler le souvenir, et ce que tu vas procurer à tes disciples, c'est la présomption qu'ils ont la science, non la science elles-même : car, quand ils auront beaucoup lu sans entendre, ils se croiront très savants, et ils ne seront le plus souvent que des ignorants de commerce incommode, parce qu'ils se croiront savants sans l'être ».

( p.190-191 )

Nous sommes ici mis en présence, par ce texte allégorique, avec l'ouverture de la thématique Oral/écrit au sein du Phèdre.

Il y a une référence à l’Égypte, dont on sait par ailleurs que la philosophie pythagoricienne a été influencée, sans doute également celles qui ont suivi en Grèce, et sans doute concernant les conceptions orientales touchant à la « réincarnation » que partage Socrate dans une certaine mesure, avec l'immortalité de l'âme et son retour sous les diverses formes du vivant en fonction de la valeur de la vie vécue.

Cette allégorie égyptienne met en scène un démon, un daïmon, Theuth, et un roi Thamous ( ou Ammon ) qui est plus précisément un dieu-roi, en tant qu'il est possédé par un daïmon, qu'il est un médium – on retrouve ici toute la conception de l'interprète, du daïmon explicitée dans le Banquet. Nous apprenons que c'est le démon Theuth qui a inventé le calcul, la géométrie, l'astronomie, le tric-trac et enfin l'écriture, qui va nous intéresser particulièrement ici.

Donc, en passant, Socrate mentionne que toutes ces « sciences », plutôt que tous ces arts proviennent d' Egypte.

Le daïmon engage un dialogue avec le roi qui le questionne sur l'usage de tous ces arts qu'il a inventés. En passant, l'écriture est ici présentée d'emblée comme une invention.

Le démon pense que l'enseignement de l'écriture accroîtra la science et la mémoire, que l'écriture représente un remède à l'oubli et à l'ignorance.

Et tout le discours du roi, qui incarne ici la position de Socrate, va être de dire que, c'est précisément l'inverse de ce qu'il pense que produira l'écriture qui est vrai : En réalité, l'écriture éloignera de la science et de la mémoire et provoquera l'oubli et l'ignorance.

Dans quel sens faut-il alors comprendre cette position de Socrate ?

Le démon est un inventeur, en ce sens un poète selon la terminologie socratique. A l'inverse, le roi, lui, est capable d'émettre un jugement de vérité à l'encontre des arts. Or, le roi Thamous soutient que l'écriture, cette invention, entraînera une efficacité contraire à l'usage que pense qu'elle apportera aux hommes pour le démon.

1) En effet, au contraire d'accroître la mémoire, l'écriture permettra justement de négliger la mémoire. Ce qui veut dire que, l'écriture permettra à l'âme de se désengager du travail de mémoire qui consiste à ressaisir ce qui est, et ce, en transposant sur le média de l'écrit les choses qu'il faudrait au contraire retenir en mémoire par un travail. Ici, nous avons une critique de l'écriture en tant que transposition, désengagement du travail de mémoire par l'individu et transposition d'une qualité interne sur un média externe. L'écriture produira l'oubli dans les âmes dans l'exacte mesure ou elle donnera la possibilité de ne plus se livrer au travail de mémoire consistant à constamment ressaisir ce qui est mais en se laissant aller à la consignation par l'écrit, qui permet donc de ne plus penser, de ne plus retenir. On passe du travail de mémoire à la consignation, d'un travail actif à une consignation passif, morte, sur des feuilles, dans des livres. Du travail de mémoire à la consignation écrite, il y a un passage de la vie en acte à la consignation morte.

2) C'est pourquoi Socrate précisée que c'est dorénavant, par l'écriture, du dehors et non plus du dedans d'eux-mêmes, et par des caractères étrangers, que les souvenirs seront suscités. Ce qu'il convient de comprendre, c'est le rapport au passé, au temps, que fait varier l'écriture. Dès lors qu'existe l'écriture, le passé n'est plus considéré comme la transmission vécue d'un vécu antérieur, d'une chaîne interne, mais dès lors il peut être considéré comme une histoire étrangère, extérieure, qui ne nous touche pas vraiment, si ce n'est comme histoire. L'écriture est donc ici, implicitement, attachée à l'ouverture de l'histoire, c'est à dire à l'accumulation d'informations externes à l'homme et qui, par conséquent, signe un éloignement de l'homme vis à vis de lui-même en tant que successeur d'une tradition vivante.

3) C'est encore pourquoi Socrate poursuit, toujours par l'intermédiaire du roi, en disant que, par l'écriture, le démon a trouvé le moyen non pas de retenir mais de renouveler le souvenir. Ce qui veut dire que, retenir un souvenir, cela nécessite un travail actif de la mémoire du sujet, de l'individu. A l'inverse, l'écriture permet de renouveler le souvenir, c'est à dire de le représenter à nouveau mais de manière externe, extérieure à l'individu, comme une histoire qui ne le concerne pas, comme une histoire. L'écriture, en ce sens, incarne une dépossession du vécu humain pour le sujet, en tant que, la lecture de ce qui est écrit plonge d'emblée le lecteur dans le fantasme d'une histoire vécue non plus en première, mais en troisième personne. L'individu, par l'écriture, opère un éloignement, un passage à l'abstraction dans son rapport à lui-même. D'une certaine manière, on peut dire qu'avec l'écriture, le « connais-toi toi-même » socratique connaît une distanciation supplémentaire et devient plus laborieux, plus difficile, plus abstrait. Le « soi », par l'écriture, perd son évidence, son immédiateté, son intuition, sa perception, et passe à l'abstraction, au rang d'objet que l'on va contempler, tandis qu'il devrait être un vécu en première personne.

4) Par conséquent, l'écriture, croyant consigner la science, dans la mesure même où elle incarne une consignation et que la science véritable est un vécu, est opposée à la science et s'en éloigne, croyant pourtant l'incarner, à tort. L'écriture ne produira en réalité que des ignorants qui, pire, croiront qu'ils sont savants.


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