Actuelle préciosité

[SShut7pi]

La préciosité ? Mais tu sors d'où, toi ? Tu dormais le 11 septembre 2001 ? T'as entendu parler de la révolution conservatrice, de la chute du Mur, de l'Irak, de Sarkozy, du one-man-show de Royal ? Du post-modernisme ?

Vaguement, oui. Quelle importance ? On traverse tous des idéologies pour nous déprendre des illusions du moi. Il faut de la sociologie, de la psychologie aussi. De la catharsis pour certains, du passage à l'acte pour d'autres, plus sceptiques, de la rétention enfin, pour les plus timides.


Comme tout le monde, j'ai connu ça. La période bolchévique, l'anarchisme, la contre-révolution, le centre, la droite, la gauche. Volatilité ? Non, écoute de soi et projection des conflits psychiques sur le monde, ou plutôt la société. Matérialisme, Idéalisme, Scientisme, Positivisme, Romantisme. Tout, tu dois tout penser pour déconstruire. Fais des exercices, pose des axiomes : demande au dalaï-lama ce qu'il a à dire sur le kharma des juifs, fais toi avocat du pire des serial killers, envoie la poésie du créationnisme à la face des évolutionnistes obtus, puis crache ta haine de l'obscurantisme à la face des croyants, joue le feu contre le feu, le fou contre l'encore plus fou.

Au final, si final il y a, il ne restera qu'un mot : refoulement. Il s'agit de ré-apprendre à refouler. Oui, en chacun de nous, il y a un raciste, un misogyne, un dictateur. Nous sommes certes faits des mêmes atomes que Gandhi, mais aussi de ceux d'Hitler. On n'éprouve pas son racisme dans les bibliothèques, on le sent dans sa chair en milieux extrêmes (extrêmement exotiques). C'est le message de Haneke dans son Caché. Ce n'est pas une question biologique, mais culturelle. On est éduqué à ça, malgré nous. La lutte pour retrouver la subjectivité est longue et pénible.

Les Précieux l'avaient déjà compris, jouant le langage contre le mythe d'une infra-vérité. La déconstruction nous hante. Si un physicien dit que l'humanité est un détail de l'univers, on s'agenouille face à tant d'intelligence. Si Le Pen déclare que la Shoah est un détail de l'histoire, on lynche. C'est là totue l'ambiguité de la déconstruction : il faut savoir assumer le chaos absurde qu'elle nous offre. L'exercice ressemble parfois à la rhétorique d'extrême droite. C'est une erreur de jugement. Les fascistes pensent qu'il existe une vérité derrière la doxa. Or il n'y a rien, si ce n'est une vérité subjective, une image de ton père qui te permettra d'assumer une place convenable dans le monde.

Les Précieux proposaient cette forme assez inédite de morale, en proposant une logique du rythme relationnel. Elle lui plaît, il lui plaît. Mais le passage à l'acte n'est pas dans l'agenda immédiat. Faisons des déplacements, des hyperboles, des métaphores, prenons le temps de jouer. Oublions la blietzkrieg séductrice des boîtes de nuit ( s'il n'y pas d'allusions sexuelles dans ta 3ème réplique, tu rentres bredouille). Il y aura des fuites, de temps à autre, une petite allusion, bien comprise par l'interlocuteur, mais sans suite immédiate. Sublime tes instincts.

[Bergame]

Mais pourquoi "actuelle" ? La préciosité n'est-elle pas nécessairement inactuelle ? Un amour de la chute, de l'extinction, de la lente décomposition des choses, un intérêt particulier pour l'organique et ce qui advient. Il me semble que le précieux est celui qui chante d'autant plus la surface qu'il sait le lent travail de décomposition qui habite les profondeurs. Des Esseintes répétait son amour pour les poètes latins du Bas-Empire, ceux qui disaient la décadence. Le précieux est celui qui proclame sa propre valeur à la face du monde, d'autant plus qu'il sait bien que si l'on pouvait voir en lui, on découvrirait un fruit trop mûr. Le précieux aime les choses belles, mais comme on aime des choses mortes, comme les derniers vestiges d'une époque révolue, et qui était déjà révolue pour les premiers hommes. Le précieux n'est-il pas dans l'attente ?

[SShut7pi]

Il me semble que le précieux est celui qui chante d'autant plus la surface qu'il sait le lent travail de décomposition qui habite les profondeurs.

Oui, c'est juste. C'est à mes yeux ce que Nietzsche voulait dire par sa fantastique formule "il faut être superficiel par profondeur", c'est-à-dire atteindre une "discipline" (sans connotation autoritaire) du jugement qui permette une sensibilité esthétique apparemment spontanée. C'est peut-être évident, mais dans ma trajectoire intellectuelle, qui est faite d'adhésions totales, mais fugaces, à toutes les idéologies disponibles, ça apparaît comme une fin. Un fin inespérée, autorisant enfin l'action dans le réel, l' "engagement léger", l'initiative, une certaine sérénité enfin.

Le précieux n'est-il pas dans l'attente ?

Ah ! Voilà qui est plus délicat. Forçons le trait : dans l'attente d'un messie ? d'un prophéte, d'un leader politique de génie ? Inversons le trait : son obsession d'ordre esthétique le condamne t'il à l'aveuglement face à ce qui pourrait être une "oeuvre d'art totale" ? C'est à discuter, c'est casuistique de toute façon, pas de lois là non plus. Et puis non, ne tervigersons pas : il attend toujours au-delà. Une "oeuvre d'art totale" ne peut justement pas être précieuse.

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