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La discipline de la parole et du silence

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Message par Ataraxie Sam 8 Mar 2014 - 16:33

Un prédicateur lyonnais, Guillaume Peyrault, publie vers 1250 la Summa de virtutibus et vitiis, l’une des œuvres théologiques les plus connues et les lues du Moyen-Age. Dans cet ouvrage éminemment prescriptif, Peyrault théorise une nouvelle catégorie de péchés, les « péchés de la langue ». On connaissait bien sûr les 7 péchés capitaux, mais pour cet orateur de profession, qui constatait chaque jour l’emprise de sa parole sur les fidèles, il semblait nécessaire de discipliner les mauvaises langues. Il écrit :
« En dernier, il faut parler du péché de la langue, puisque ce péché reste après les autres péchés. Beaucoup se gardent des autres péchés mais ils ne se gardent pas du péché de la langue. »  

Peyrault invente donc un huitième péché qu’il considère comme aussi nocif que les sept autres. Il explique ce péché par des propriétés anatomiques : la langue nous mène au péché car elle est un organe glissant, labile et sinueux. Il établit ensuite une liste de 24 péchés de langue :
le blasphème, le parjure (le faux serment), la flatterie, le mensonge, la médisance, la malédiction, l’élévation de la voix, la dérision (la moquerie), le mauvais conseil, l’incitation à la discorde, le double langage (la duplicité), la rumeur, la vantardise (l’ostension), la divulgation de secrets, la menace, la parole inutile (la parole oiseuse), le bavardage (multiloquium), l’obscénité, la promesse exagérée (indiscreta promissio), la plaisanterie (la bouffonnerie, la facétie), le silence exagéré (indiscreta taciturnitas), la « messe basse » (murmur), la mauvaise excuse ou le faux prétexte (peccati defensio) et convicium qui signifie « tapage, insulte, dispute, cri ».

Il invite le chrétien à faire preuve de cautèle envers sa parole et à conserver un silence prudent et bien avisé. On a également tenté d’établir des typologies ou familles de péchés de langue. Par exemple, le groupe de péchés contre la vérité (le mensonge, le parjure, le double langage…), le groupe des péchés portant l’utilité/inutilité (parole inutile, bavardage, silence exagéré), celui des péchés motivés par la passion de la colère et de la malveillance (la menace, l’insulte, la médisance, l’incitation à la discorde, la dérision…). En fait, tout est question de définition car nombreux sont les péchés qui peuvent appartenir à plusieurs familles, comme la médisance qui peut combiner la malveillance et la fausseté.  
       
Bien sûr, on n’a pas découvert l’éloge du silence ou la répression de la parole mal placée et oiseuse au Moyen-Age. Ce sont des thèmes anciens et transculturels. Mais ce qui caractérise cette époque est, d’une part, la concentration remarquable de textes sur ce sujet et, d’autre part, la volonté d’unifier tous les actes de langage répréhensibles dans une seule catégorie de péché qui aurait sa place dans des systèmes moraux déjà bien établis. Parvenir à cette unification était théoriquement compliqué : comment unir, par exemple, la menace et la flatterie ? Pour les prédicateurs et les théologiens les solutions étaient les suivantes : « inventer » un huitième péché sur la base de propriétés anatomiques de la langue (Peyrault), rattacher les péchés de langue à celui de la gourmandise car, comme ce dernier, ils sont localisés dans la bouche ou, enfin, faire dériver tous les péchés de langue du huitième commandement du Décalogue portant sur le parjure (« Tu ne commettras pas de faux témoignage »).

Pourquoi cette poussée théorique sur un concept de « péché de langue » et pourquoi cette soudaine prolifération de textes à ce sujet ? Sans doute parce qu’à cette époque émergent des « paroles nouvelles » considérées comme hérétiques. Avec le développement des universités scolastiques d’une part et des métiers juridiques d’autre part, apparaît une professionnalisation et une ingénierie de la parole qui concurrence celle du prédicateur ou du confesseur. Dans son livre, XIIIe siècle. Une parole nouvelle, Jacques Le Goff écrit : « Cette parole professionnelle qui se heurte aux traditionalistes, mais triomphe de leurs résistances, choque encore plus dans des métiers nouveaux où les professionnels deviennent des "marchands de mots" comme les appellent leurs adversaires. C’est vrai de la parole universitaire qui s'organise en scolastique, fondée sur la "question" et la "dispute", et qui crée une nouvelle oralité savante dont le maître tire profit financier, vendant sa parole aux étudiants. C’est vrai pour les nombreux métiers nés du développement du droit et de Ia justice et dont l'outil ici est aussi la parole. Un nouveau personnage de la société est l'avocat. » A cela s’ajoute l’émergence d’une parole distrayante. En effet, le renouveau du théâtre amène des comédiens et des saltimbanques qui divertissent les foules par leurs histoires truculentes, leurs imitations, leur répartie ou leurs devinettes. Cette parole d’amusement agace les prédicateurs car elle est emblématique de toutes les frivolités et de toutes les mondanités de la vie sociale. Ces « nouvelle paroles » sont en fait des paroles laïques. Pour le monde clérical, ces hommes de droit qui se payent de mots, ces polémistes universitaires et ces inventeurs de blagues mettent en péril l’édification morale des âmes.  

Parmi, tous les péchés, il en est deux sur lesquels il faut s’attarder. D’abord, celui de la parole inutile ou oiseuse qui me semble fondamental. Il est en effet considéré comme une antichambre des péchés, un moment de laisser-aller verbal qui autorise tous les autres péchés de la langue. Il est lié à la négligence, à l’incurie, à l’abandon de soi et il apparaît comme la source de beaucoup de travers de la vie séculière mondaine : insignifiance, futilité, caprice, niaiserie, désinvolture, vanité, bavardage, etc. On trouve même un avertissement glaçant dans l’Evangile : « Or je vous le dis : de toute parole oiseuse que les hommes auront proférée, ils rendront compte au jour du jugement » (Matthieu 12.36). A ce rythme, le paradis est déjà dépeuplé… Ceci amène à se poser la question de l’utilité de la parole pour celui qui la reçoit comme pour celui qui la profère. Qu’est-ce qu’une parole utile et qu’est-ce qu’une parole oiseuse ? Si, comme le dit Peyrault, est inutile toute parole qui ne produit aucun « fruit », interrogeons-nous sur les « fruits » que la parole est censée produire en nous et chez autrui. Peyrault dit que ces fruits sont de louer Dieu, prier, avouer ses péchés, parler peu et selon les règles, instruire son prochain et défendre les fidèles. Certes, mais pour un laïc ? C’est là qu’entre en scène le deuxième péché qui m’intéresse : le silence exagéré.

Peyrault définit la indiscreta taciturnitas (ou mala taciturnitas chez d’autres) comme la faute de celui qui se tait alors qu’il est tenu de parler et qui, par son silence, empêche que la parole produise des fruits. Pour comprendre comment le silence exagéré équilibre la parole inutile, il faut passer par la notion d’édification. Dans le jargon religieux, « édifier » signifie mener à la vertu. Pour les théologiens et les prédicateurs, la parole utile édifie les âmes. L’édification comprend bien sûr les paroles du prédicateur mais aussi celles de tout bon chrétien à un autre chrétien. Chaque chrétien est ainsi tenu d’adresser des exhortations, des admonitions, des réprimandes mais aussi des mots de consolation à son prochain. C’est dans ce contexte que le théologien et philosophe scolastique Raoul Ardent définit le silence exagéré ou le mauvais silence comme contraire à l'affabilité. Et cette affabilité est, selon lui, une forme de grâce présente chez certaines personnes capables de dispenser des paroles agréable et bienveillantes. Etre affable signifie trouver des mots de consolation pour celui qui souffre, encourager celui qui doute, rassurer celui qui a peur mais aussi adresser la parole aux compagnons de voyages, aux indigents, à ceux laissés sur le côté. Dans toutes ces circonstances, garder le silence n’est pas seulement un signe d’insensibilité. Il est aussi un péché qu’on peut apparenter à l’avarice. L’idée va ainsi fleurir, en particulier chez les laïcs, qu’en vue de l’édification de tous par tous, il convient de sortir la parole utile du carcan clérical et de considérer qu’en toute occasion de la vie quotidienne et séculière les hommes peuvent tenir des paroles utiles les uns aux autres : lors des discussions à table, des conversations de voyage, des échanges publics, etc. On reconnaît qu’il a y des paroles apparemment inutiles, inconsistantes ou gratuites mais qui, en fait, produisent la récréation de l’esprit et la consolation chez celui qui souffre. Les adresser à autrui est une marque d’affabilité et de générosité, des affects qui ont le pouvoir de racheter l’inutilité apparente. On peut facilement reconnaître ici deux vertus aristotéliciennes : l’amitié (les amis se font progresser l’un à l’autre sur le chemin de la vertu pour accéder au bonheur) et l’eutrapélie (la vertu de la récréation de l’esprit par des plaisanteries et des jeux modérés).            

On observe ainsi une laïcisation de la « bonne parole ». Le droit de conseiller, de consoler, de réprimander n’appartient plus au prédicateur ou au confesseur. Nous avons tous le droit et le devoir les uns envers les autres de nous adresser des bonnes paroles, de conseiller ceux qui sont désorientés, de remonter le morale de ceux qui sont malheureux, d’instruire ceux qui ne savent pas, de réprimander et de corriger ceux qui abusent ou se trompent, d’écouter ceux qui ont l’impression de ne pas être entendus, de réconcilier ceux qui se battent, etc. Mais pour que cette amitié se manifeste dans les paroles et les discussions, il faut comprendre qu’elle n’est pas limitée ici à la sphère de l’intimité, la sphère des amis privés. Non, c’est aussi l’amitié au sens public et politique, celle qui s’établit entre les hommes par affinités citoyennes comme l’avait bien noté Arendt (excusez ce saut chronologique) : « Nous avons coutume aujourd’hui de ne voir dans l’amitié qu’un phénomène de l’intimité, où les amis s’ouvrent leur âme sans tenir compte du monde et de ses exigences. Rousseau, et non Lessing, est le meilleur représentant de cette conception conforme à l’aliénation de l’individu moderne qui ne peut se révéler vraiment qu’à l’écart de toute vie publique, dans l’intimité et le face à face. Ainsi nous est-il difficile de comprendre l’importance politique de l’amitié. Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un “parler-ensemble” constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste “inhumain” en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. »  

Tout ceci se place, évidemment, dans une vaste réflexion sur l’éthique de la communication qui, pour le monde occidental, va de la critique de la sophistique et de l’éristique chez Platon et Aristote jusqu’à l’éthique de la discussion chez Habermas, en passant par toutes les questions sur les conditions et les vertus du dialogue et celles sur la liberté d’expression ou le droit à la parole. La question a largement pénétré la « morale populaire » à travers des proverbes : "tourner sept fois sa langue avant de parler" (français), "la parole est d’argent mais le silence est d’or" (international), "on ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu" (français), "dans une bouche close n’entre pas les mouches" (arabe), "ne t’engage jamais que sur la moitié de ce que tu peux tenir" (touareg), "la parole est comme l’eau, une fois versée elle ne se ramasse pas" (peul), "l’homme est caché sous sa langue" (persan), "rien n’abrège la vie comme les pas perdus, les paroles oiseuses et les pensées inutiles" (chinois), etc. A cela s’ajoute toutes les pratiques rituelles qui régulent la parole : le grin au Mali, la case à palabres des Dogons, les salons de conversation du 18ème en Europe, les concours d’insultes comme les dozens aux Etats-Unis, le serment chevaleresque du Moyen-Age et ses dérivés comme la loi d’omerta chez les mafieux, la distribution de la parole dans les rites maçonniques ou celle entre hommes et femmes dans différentes sociétés, la judiciarisation de la parole avec le faux témoignage, la diffamation, les droits Miranda (Tout ce que vous direz…), les rituels de formulations de vœux comme les toasts, les bénédictions, les formes de désobéissance verbale comme les slogans des manifs ou l’humour noir, les usages thérapeutiques de la parole avec les "groupes de parole" pour verbaliser et mutualiser ses souffrances psychiques, etc. On peut encore ajouter toutes les figures sociales qui détiennent un pouvoir oral : le griot en Afrique, le barde chez les Celtes, le rhapsode et l’oracle chez les Grecs, le rakugoka chez les Japonais, l’orero chez les Tahitiens, ou même le psychologue et le psychanalyste, etc.

Je ne démêlerai rien de tout ceci mais je note que cette éthique de la communication satisfait au moins deux impératifs. D’abord celui de maintenir l’ordre social en imposant des règles de distribution de la parole parmi différentes catégories d’individus (la parole institutionnelle contre les slogans de manifs) ainsi qu’en établissant des sujets tabous et des sujets autorisés. Imposer des interdits et des limites (y compris légales) à l’activité verbale orale ou écrite c’est sauvegarder une certaine idée qu’on se fait de l’harmonie sociale et de la bonne marche de la vie en société. C’est établir des interdits protecteurs pour conserver un idéal contre des comportements estimés nuisibles. Bien sûr, cette coercition finit un jour ou l’autre par être remise en question, a fortiori lorsqu’elle est paranoïaque et excessive. Les expressions sont nombreuses portant sur la désobéissance ou la transgression verbale : « délier les langues », « appeler un chat un chat », « dire le fond de sa pensée », « lâcher le mot », « ne pas mâcher ses mots », « dire tout haut ce que les autres pensent tout bas », où le locuteur se pare de la figure du « franc-parleur » et exhibe son indocilité contre une bienséance hypocrite. Il énonce ces expressions comme pour conjurer à l’avance le scandale qu’il va provoquer contre l’ordre social. Il y a aussi un second impératif qui est celui qu’une éthique de la communication pourra mener les hommes « au-delà de ce qu’ils sont » à un moment de leur histoire : le dialogue pour pacifier des mœurs violents, le débat juridique contre la vengeance privée, les règles de politesse et l’interdiction de l’insulte pour faire reculer l’incivilité, les règles d’une argumentation valide contre la manipulation et la malhonnêteté rhétoriques, etc. Ces deux soucis marquent toutes les sociétés sur lesquelles j’ai pu lire des choses concernant la régulation de la parole : elles se demandent toutes comme maintenir l’ordre et pacifier les comportements. Parler ou se taire ? Et parler comment ? Et se taire jusqu’à quel point ? Qui a le droit d’interpréter les textes sacrés ? Qui pour distribuer le bien et le mal, le vrai et le faux ? La parole du chef ou la parole de la délibération collective ? Les critères sur lesquels il faut statuer et qu’il faut hiérarchiser : la sincérité, la vérité, la liberté, l’ordre, le respect, la bienveillance, la rationalité et l’utilité.


Dernière édition par Ataraxie le Dim 9 Mar 2014 - 22:20, édité 4 fois
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Message par euthyphron Dim 9 Mar 2014 - 11:56

Voici un article intéressant et très riche. Comme il est difficile d'évoquer tous les points que tu abordes, je vais porter mon choix, avec la méchanceté qui me caractérise La discipline de la parole et du silence 4149931130 , sur la confusion de départ.
Il est question de l'invention par un théologien très connu sauf de moi d'un huitième péché. Or, il ne peut s'agir d'un huitième péché, mais d'un nouveau mode de classement.
En effet, pour pratiquer l'examen de conscience en vue de l'aveu de ses fautes, un travail conceptuel est nécessaire, afin de répertorier les différents types de péché. Les Ecritures fournissent un mode de classement avec le décalogue, tu y fais allusion. La liste des péchés capitaux en fournit un autre, qui distingue selon les dispositions vicieuses (et non les actes). Peut-être est-il utile de rappeler que "péché capital" ne veut pas dire péché gravissime" mais "source de péché". Il serait intéressant, sans doute, de faire l'histoire de cette liste et de son usage en la rapprochant d'une histoire du sujet, puisqu'il s'agit de déplacer la question de la moralité du côté des dispositions à agir et du travail sur soi, mais je n'en ai évidemment pas les compétences.
Un troisième mode de classement apparaît ici. J'en ignore l'histoire, mais je doute qu'il ait été inventé par Peyrault, il me paraît plus ancien. On distinguera les péchés par pensées, par paroles, par actions et par omissions, donc non plus selon les dispositions mais selon le mode d'accomplissement. Or, si l'on compare à la façon la plus ordinaire de penser la morale, l'existence de péchés spécifiques à la langue est effectivement l'élément intéressant. Il est en effet classique de réfléchir sur le rapport entre l'intention (la pensée) et l'action (et de distinguer les morales selon leurs priorités). L'omission est plus inattendue, mais elle n'est qu'une façon de formuler l'existence de devoirs positifs (qui obligent et non interdisent). En revanche, chez Kant par exemple, je ne vois aucun distinguo entre les fautes commises en paroles et les autres actions peccamineuses.
Faut-il alors rapprocher cela d'une éthique de la communication? Oui, sans doute, puisqu'il s'agit de mettre l'accent sur le dire et non sur le faire. Mais il me semble que ce n'est pas tout à fait la même chose. C'est l'idée que chacun est responsable de son verbe. Sont condamnés le mensonge évidemment, mais aussi, tu l'as souligné, les paroles oiseuses, celles qui font mal bien sûr (les commérages), mais aussi celles qui manquent de dignité. Le bavardage considéré comme un vice fondamental : peut-être qu'il y a là quelque chose à creuser, pour renouveler justement la question de la communication, le plus souvent centrée sur l'écoute et la prise en compte de l'autre.

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Message par Ataraxie Dim 9 Mar 2014 - 13:12

En fait, ramener ces "péchés de langue" à la tripartition "classique" péchés de pensée, d'action et de parole a aussi été une façon d'aborder ces listes (jusqu'à plus de 50 péchés chez certains). Le problème c'est que je n'ai pas plus d'information que ça sur ce sujet.

J'avais omis un détail mais ton intervention m'amène à le mettre en lumière. Il y a eu, d'après ce que j'ai lu, une différence entre prédicateurs et théologiens dans la façon d'aborder ces péchés. Peyrault est prédicateur, pas théologien, et il pense les choses de façon radicale et immédiatement utile pour son travail. C'est chez les théologiens qu'on a eu tendance à ramener ces "péchés de langue" à la tripartition des péchés tandis que chez les prédicateurs on les rattachait à d'autres péchés ou en les érigeait en huitième péché.
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Message par hks Dim 9 Mar 2014 - 16:15

à Ataraxie

A la même époque  Thomas d 'Aquin parle expressément ( lui aussi ) des péchés de langues.

exemple
'T d'A a écrit:Somme théologique  écrite entre 1266 et 1273,
Nous avons dit que les péchés de langue sont à juger surtout d'après l'intention. Or la diffamation est 
ordonnée par définition à dénigrer la réputation d'autrui. Aussi est­il essentiellement un diffamateur,  celui  qui  déblatère  contre  quelqu'un  en  son  absence  pour  noircir  sa  réputation.  Mais  enlever  à 
quelqu'un  sa  réputation  est  très  grave,  car  la  réputation  est  un  bien  plus  précieux  que  les  trésors 
temporels, et lorsque l'homme en est privé, il se trouve dans l'impossibilité de faire le bien. Aussi le 
livre de l'Ecclésiastique (41, 12) recommande: « Prends soin de ta réputation, car c'est un bien plus sûr  que mille trésors grands et précieux. » Voilà pourquoi, essentiellement, la diffamation est un péché 
mortel.
 

Référence à un livre que je n'ai pas lu mais que tu as peut-être lu Les Péchés de la langue
Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale
Par Carla Casagrande - Silvana Vecchio

"""Dans sa première partie, l'ouvrage retrace l'histoire du péché de la langue en tant que système, depuis les premières codifications établies par les frères prêcheurs, jusqu'aux systèmes raffinés à l'extrême mis sur pied par les théologiens, Jacques de Vitry, Raoul Ardent, Guillaume Peyraut et Thomas d'Aquin, entre autres, font entrer les péchés de langue dans la table des catégories morales, quitte à en forger de nouvelles définitions.""""""
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Message par joseph curwan Dim 9 Mar 2014 - 19:39

on trouve également une éthique de la parole dans les textes fondateurs du bouddhisme.
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Message par Courtial Dim 9 Mar 2014 - 21:29

ataraxie a écrit:Bien sûr, on n’a pas découvert l’éloge du silence ou la répression de la parole mal placée et oiseuse au Moyen-Age. Ce sont des thèmes anciens et transculturels. Mais ce qui caractérise cette époque est, d’une part, la concentration remarquable de textes sur ce sujet et, d’autre part, la volonté d’unifier tous les actes de langage répréhensibles dans une seule catégorie de péché qui aurait sa place dans des systèmes moraux déjà bien établis. Parvenir à cette unification était théoriquement compliqué : comment unir, par exemple, la menace et la flatterie ? Pour les prédicateurs et les théologiens les solutions étaient les suivantes : « inventer » un huitième péché sur la base de propriétés anatomiques de la langue (Peyrault), rattacher les péchés de langue à celui de la gourmandise car, comme ce dernier, ils sont localisés dans la bouche ou, enfin, faire dériver tous les péchés de langue du huitième commandement du Décalogue portant sur le parjure (« Tu ne commettras pas de faux témoignage »).

Juste un point sur ceci (nous reviendrons peut-être sur d'autres aspects de ton texte, que je m'accorde avec Euthyphron pour remarquer l'excellence) : il y a quand même la question du Verbe, malgré tout.
L'idée d'attribuer au langage une peccaminité à part n'est peut-être pas étrangère au fait que le Verbe, Logos, on lui donne une importance et une signification qui a un autre sens que les éléments vétéro-testamentaires (Les 10 commandements, en l'espèce).

Au plan philosophique : il ne semble pas que la langage ait de possibilité propre de conduire une peccamimité. Sans doute, si je prends un rendez-vous avec ma maîtresse, je vais devoir raconter un bobard à ma femme, mais on voit que ce n'est pas une question de langage. Je veux dire que la parole est induite.  

Mais ce que je dis là ne fonctionne pas avec la menace.
On peut donc poursuivre...

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Message par euthyphron Lun 10 Mar 2014 - 11:39

Il me paraît évident en effet qu'une religion qui proclame la divinité du Logos soit attentive aux péchés de langue.
Toutefois nous sommes d'accord pour reconnaître que cette catégorie ne s'impose pas forcément, une parole ne pouvant être fautive, semble-t-il, que si elle est un acte, et pourquoi distinguer cette espèce d'actes des autres? En quoi, par exemple, la violence verbale est-elle spécifiquement différente de la violence physique?
Il me vient à l'esprit une hypothèse peut-être anecdotique. Les péchés de langue sont, pour relever les plus fréquents, la médisance, la calomnie, la parole blessante. Or, je devine que, mis à part les péchés de chair dont on imagine la monotonie en ces lieux, la vie monastique met particulièrement en relief les péchés de langue, qui peuvent mettre en danger la solidarité affective de la communauté. Après tout, la règle du silence n'a pas été inventée pour les chiens! Il serait intéressant de vérifier s'il n'y a pas une corrélation entre l'attention portée aux péchés commis par la parole et la représentation de la vie conventuelle comme idéal de vie.

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Message par joseph curwan Lun 10 Mar 2014 - 19:31

voici un très bon livre sur le bouddhisme :

http://shanga2012.files.wordpress.com/2011/02/walpola-rahula-lenseignement-du-bouddha.pdf

amicalement
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Message par Ataraxie Mar 11 Mar 2014 - 21:02

hks a écrit:Référence à un livre que je n'ai pas lu mais que tu as peut-être lu Les Péchés de la langue
Discipline et éthique de la parole dans la culture médiévale
Par Carla Casagrande - Silvana Vecchio
Non je ne l'ai pas lu. J'ai lu un article de ces deux historiennes sur le même sujet.

Courtial a écrit:il ne semble pas que la langage ait de possibilité propre de conduire une peccamimité.
Je ne le pense pas non plus. Je crois que le langage est indifféremment disponible pour tous les besoins de communication, qu'il s'agisse de mentir ou de dire la vérité, de blesser ou de consoler, de faire de la poésie ou d'écrire un mode d'emploi pour réparer un micro-onde.

En revanche, il est intéressant de voir comment certaines personnes peuvent penser que le langage conduit à la peccaminité et, surtout, comment elles expliquent cette fatalité et pensent pouvoir y remédier. Certains religieux l'ont pensé mais quelques philosophes n'ont pas non plus été en reste pour se désespérer du langage. Mais là il s'agit aussi de faire la différence entre langage et parole, la parole étant la mise en oeuvre du langage qui, autrement, reste un dispositif abstrait de signes. Il faut donc ne pas perdre de vue déjà dans la sphère des usages. Si on s'intéresse au dispositif de signes, au langage donc (ou à la langue), on ne voit pas ce qui pourrait bien corroborer l'idée d'une nature pécheresse du langage. En revanche, lorsque ce dispositif est mis en pratique alors des questions éthiques apparaissent car autrui intervient et il intervient dans le cadre d'une relation particulière qui est la relation langagière. Cette mise en oeuvre, cette parole donc, est forcément motivée par des intentions particulières, elle est forcément adaptée ou pas à une situation contextuelle particulière, elle produit forcément un effet sur autrui et sur l'état de la relation.

euthyphron a écrit:Toutefois nous sommes d'accord pour reconnaître que cette catégorie ne s'impose pas forcément, une parole ne pouvant être fautive, semble-t-il, que si elle est un acte, et pourquoi distinguer cette espèce d'actes des autres? En quoi, par exemple, la violence verbale est-elle spécifiquement différente de la violence physique?
Il faut savoir qu'à la même époque, entre 1230 et 1370 à peu près, a lieu un débat discontinu sur l'incantation magique. Il s'agit de savoir si on peut agir à distance par un pouvoir des mots, si oui s'agit-t-il d'un pouvoir magique ou banal, et, si jamais il est magique, s'agit-il d'une magie démoniaque ou d'une magie naturelle. Donc lorsque Austin publie Quand dire c'est faire en 1962, son idée d'une force illocutoire du discours es déjà dans les esprits, via l'incantation magique, neuf cents ans auparavant. Toute la question est d'expliquer l'action sans contact. Si Thomas d'Aquin est le principal tenant de la tradition sur la question, à savoir qu'il s'agit d'une magie démoniaque, d'autres comme Roger Bacon cherchent des explications naturalistes pour rendre cette magie licite. Tous s'accordent néanmoins à valider l'efficacité de l'incantation sauf Nicolas Oresme qui voit dans cette efficacité une forme de suggestion verbale tout à fait banale. Les médecins écrivent beaucoup sur le sujet car la plupart des incantations sont des formules de guérison ou des formules agricoles. Ils veulent expliquer l'efficacité des formules qu'ils appliquent. On baigne donc dans une époque où la parole, en tant qu'action à distance, est globalement une chose entendue.

euthyphron a écrit:Il serait intéressant de vérifier s'il n'y a pas une corrélation entre l'attention portée aux péchés commis par la parole et la représentation de la vie conventuelle comme idéal de vie.
C'est très possible. Je ne connais pas la liste des règles monastiques mais le clergé catholique est divisé en deux parties : le clergé régulier (abbé et moine) qui concerne les religieux ayant choisi de vivre selon des "règles" et à l'écart de la vie mondaine ; le clergé séculier (prêtre et curé) qui concerne les religieux ayant choisi de vivre au milieu des laïcs pour répandre la parole de Dieu, pour être les bons pasteurs des âmes. Dans les deux cas, la discipline de la parole et du silence est importante. Pour le clergé régulier, il s'agit de préserve les liens de la communauté comme tu dis et pour le clergé séculier il s'agit d'édifier les âmes, notamment à travers un travail pastoral et des actes de paroles comme les prêches, les sermons, les confessions, les oraisons, etc. Mais je n'ai pas envie qu'on s'attarde sur des références théologiques (même si elles m'intéresse). Aussi je voudrais, dans la suite, pointer les aspects psychologiques, sociaux et politiques de la question, quitte ensuite à les relier aux dimensions théologiques.   

Sur la question du silence, je me demande d'abord s'il faut le considérer comme un signe puisqu'on a tendance à le considérer comme un signe de sagesse. Si en conservant le silence, vous faites de signe de quelque chose, je dis qu'il peut être le signe de beaucoup de choses différentes : signe de concentration, de recueillement, d’embarras, d’intimité, de mépris, de doute, de gravité, de stupéfaction, de tristesse, de sang-froid, de remords, d'angoisse, etc. Il faudrait donc distinguer au moins 3 types de silence :
-un silence sémiologique qui est le fait d'une absence de mots ou d'un manque de vocabulaire pour exprimer un état d'âme (généralement sous le coup d'une émotion) ;
-un silence cognitif qui correspond à un temps sans parole nécessaire pour que notre pensée s'élabore en nous-mêmes, pour que nos décisions mûrissent ;
-un silence politique qui correspond, grosso modo, à la censure, à la peur de soulever des sujets tabous.

Le problème est que le rapport entre parole et silence est trop analysé en termes de rétention et de relâchement. Quand je dis "rétention", je veux proprement parler du fait de retenir et de contenir quelque chose, de ne pas le laisser s'extérioriser. Dans une logique de rétention, on trouvera essentiellement un univers d’inhibition : la discipline, la rigueur, la répression de l’instinct, la froideur du calcul, le souci de la mesure, les raisonnements techniques, la formalisation, la soumission à la contrainte, etc. Le souci de la moralité ou l’obéissance aux règles participent bien sûr d’une logique de rétention, voir de répression. Pour ce qui concerne la logique de relâchement, c'est au contraire l'extraversion et l'éruption qui l'emporte : l’exagération, l’euphorie, la passion, le refus des limites, la folie, la désobéissance, l’affirmation de ses opinions, l’audace, l’expressivité, l’extrémisme, la transparence, la "non-domestication" de ses instincts, etc. Je constate que la parole est assimilée au relâchement et le silence à la rétention. Mais est-ce qu'on ne pourrait pas comprendre les choses à travers une autre grille d'analyse ? Pourquoi le silence devrait forcément être une rétention de parole ? "Lâcher le mot" rappelle l’idée de lâcher un animal enragé, un chien par exemple. L’expression renvoie à cette image de rétention, de bridage de nos instincts verbaux. L'opposé de "savoir tenir sa langue". La même idée de la parole débridée qui s'extériorise de façon incontrôlable dans le "lapsus révélateur", "la vérité sort de la bouche des enfants", "je ne pensais pas ce que je disais", "ça m'a échappé", "mes mots ont dépassé ma pensée", etc. Ces expressions sous-entendent, dans l’acte de parler, la présence d’une forme d’instinctivité que notre part policée ne parvient pas toujours à refouler. On s’excuse de s’être comporté comme un animal parlant, d’avoir assouvi une sorte d’injonction primitive à dire. La vigilance à l'égard de sa propre parole, se surveiller quand on parle, est aussi une forme de rétention.

Cette idée de rétention/relâchement (que j'emprunte à la psychanalyse) se retrouve également dans les expressions pour faire taire quelqu'un et celles pour affirmer sa parole. La domination la plus primitive de la parole par la parole prend la forme d’une injonction de fermeture : "ferme ta gueule !", "boucle-la !", "la ferme !", "ferme ta bouche !", "lui fermer son clapet", "clouer le bec" ; d’un rabaissement : "rabaisser/rabattre son caquet", "baisse d’un ton !" ; ou d’une coupure : "couper le sifflet", "couper la chique", "couper la parole". L’ordre de fermeture, pour contenir et emprisonner la parole, porte sur le geste physique qui consiste à ouvrir la bouche, à bouger les lèvres. C’est le corps, dans ses mouvements, que l’on empêcher d’agir en l’immobilisant. Cette domination projette donc une tentative de soumission physique : il s’agit d’entraver l’appareil phonatoire de l’interlocuteur comme il s’agirait d’attacher un condamné pour l’empêcher de bouger. La victime de l’invective se sent atteint dans son intégrité physique et domptée dans son corps. Il est intéressant de noter que, dans les expressions inverses, lorsqu’il s’agit de s’affirmer par la parole ou d’affirmer son opinion, il n’est plus question de corps  (bec, gueule, clapet et bouche) ou de bruitage émis par le corps (sifflet, caquet et ton) mais de mot ou de voix : "avoir son mot à dire", "ne pas avoir dit son dernier mot", "des voix s’élèvent contre", "avoir voix au chapitre", etc. Avec "mot", on évolue vers plus d’intelligence, et avec "voix", vers plus d’humanité. Les deux réunis évoquent un champ autrement plus honorable que celui du corps, celui de la langue et du sens. Plus encore, avec des expressions comme "avoir son mot à dire" ou "avoir le dernier mot" – même si elles impliquent une confrontation ou une domination –, on suppose la précession d’un échange, d’une interaction verbale dans laquelle on a écouté ce que l’adversaire avait à dire. Si je résume : celui qu’on domine apparaît comme un corps turbulent à mater, un animal bruyant à soumettre, alors que celui qui résiste ou qui cherche à s’affirmer est représenté comme un esprit capable de produire du sens et d’entrer dans un rapport dialogique. Cette distribution physique/dialogique distingue le geste de locution, associé à une certaine primitivité du corps-à-corps, et la composition du sens linguistique, symbolisant une forme supérieure d’interaction d’esprit-à-esprit.  On est tout simplement dans l'opposition corps/esprit. Cependant et toujours dans la perspective de la parole résistante ou contestataire, restent "la grande gueule", "le fort en gueule" ou "le coup de gueule". Bourdieu dit que "la gueule", par opposition à "la bouche", apparaît, le plus souvent, dans des expressions qui suggèrent la brutalité, y compris physique ("casser la gueule", "le poing sur la gueule"), et l’absence de domestication du corps – et tout ce que cela implique de débordement instinctif et pulsionnel – censément caractéristique des classes les plus populaires ("se fendre la gueule", "gueuler comme un putois"), toujours selon Bourdieu. Je précise que je ne suis pas sûr de mon analyse sémiologique sur ces expressions, il se peut que des expressions contradictoires existent auxquelles je n'ai pas pensées. C'est une pérégrination un peu aléatoire dans l'imaginaire linguistique.

L'expression qui m'intéresse aussi c'est "droit à la parole", comment est-elle construite et dans quelles situation est-elle utilisée. En quoi la parole serait-elle un droit ? Le "droit à l’erreur", le "droit à l’information", le "droit à l’oubli", "à l’éducation", "à l’amour", "à la santé", "à l’avortement" … : toutes les expressions fabriquées sur le même modèle du "droit à" voudraient attribuer un caractère institutionnalisé et certifié au principe qu’elles défendent. On établit, pour le principe en question, une sorte de statut civil – et même civilisateur – qui l’officialise et le régularise par une autorité juridique réelle ou par une autorité juridique fantasmée qui imite le discours juridique. Si l’on conçoit un "droit à la parole", on intronise officiellement et solennellement celle-ci comme condition fondamentale du contrat social et de la démocratie. On la place sous le contrôle et la protection de tous les citoyens. Dans ce cas, le rapport des hommes à la parole devient purement politique. Autrement dit, par "droit à la parole", on entend le dû incontestable de chacun de participer à la délibération sociale. Il apparaît alors que "parole" est employée en lieu et place d’une série d’activités d’opinion : critiquer, contester, dénoncer, accuser, se défendre, négocier, adhérer, débattre, etc. Le plus souvent, l’expression est utilisée par des énonciateurs qui veulent s’afficher comme opprimés, exclus et à qui il ne reste plus à revendiquer que ce droit à la parole. Elle construit un positionnement contestataire et vulnérable face à des puissances qui abuseraient de leur force. La parole devient l’ultime recours du plus faible, la solution du démuni et le signe d’un état de dénuement. Dans les rapports inégalitaires, contre ceux qui détiennent, entre autres pouvoirs, la puissance financière, militaire, médiatique, politique, administrative, familiale, religieuse, le droit à la parole apparaît comme la première forme de résistance, celle qui ne nécessite aucun autre moyen que la maîtrise de la langue. On sous-entend alors que son seul coût est le courage, et que le courage est toujours la qualité des gens de valeur. Ainsi, on édifie la consécration politique, éthique et morale de la parole. Authentifiée et valorisée, elle devient réglementaire et soumise à des contraintes de conformité démocratique que les citoyens parlant doivent respecter et faire respecter.
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Message par Geo Rum Phil Lun 17 Mar 2014 - 11:46

Ataraxie a écrit:  [...] "la parole est d’argent mais le silence est d’or" (international), [...]
 
…et, la réflexion est de diamant (universelle).
 
Ataraxie a écrit: [...] On s’excuse de s’être comporté comme un animal parlant, [...]  
 
On n’a jamais entendu d’excuses de la part des amoureux du psittacisme, surtout quand ils les emploient sans qu’ils se rendent compte.
 
La discipline de la parole et du silence Th?id=H         La discipline de la parole et du silence Th?id=H
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